(Je reproduis ci-dessous, avec l’aimable autorisation de son auteur, Frédéric Géa, que je remercie, les pages 261 à 267 du bilan 2021 de la négociation collective, publié fin septembre par la Direction générale du Travail. Ces pages, écrites à la demande du DGT, tentent de répondre à la question suivante : « Les accords collectifs sur le CSE : des pratiques innovantes ? ». Je commente ensuite ces pages et pointe quelques heureuses novations dans l’étude des accords collectifs et des pratiques de négociation collective.)
« 1.1. Les accords collectifs sur le Comité social et économique (CSE) : des pratiques innovantes ?
Par M. Frédéric Géa, professeur à la faculté de droit de Nancy, université de Lorraine, directeur de la mention de Master Droit social, Institut François Gény
« Les négociations collectives menées en entreprise au sujet du CSE ont-elles ouvert sur des pratiques innovantes ?
« Voilà, convenons-en, une question difficile dès lors que l’on entend qualifier d’innovant ce qui introduit quelque chose de nouveau. La tentation peut être grande de présenter comme tel ce qui ne l’est pas vraiment. Si de multiples espaces et objets de négociation ont été institués en ce domaine par la réforme de 2017, il n’en résulte pas que les négociations qui les ont investis ou saisis se sont forcément révélées novatrices, sauf à faire perdre leur sens aux mots.
À l’inverse, il ne faudrait point sous-estimer ce qui, dans ces négociations, se révèle singulier, en traduisant plus ou moins discrètement des approches voire des choix propres aux acteurs concernés. C’est, précisément, en prenant en considération cette double exigence que l’on peut tenter, par une approche qualitative des accords collectifs portant sur le CSE, de déceler des démarches par lesquelles les acteurs de la négociation ont entendu s’emparer des libertés que leur reconnaissaient les textes légiférés. Aussi, notre propos s’inscrit-il dans une perspective consistant à prendre au sérieux les usages que les acteurs (de la négociation, ici) font du droit du travail.
À première vue, nous semble-t-il, les pratiques innovantes avaient – au regard de la réforme initiée par les ordonnances du 22 septembre 2017 – vocation à prospérer sur deux terrains, ceux en l’occurrence dans lesquels les textes légaux laissaient une latitude importante aux acteurs de la négociation : la faculté d’instaurer, par transformation du CSE, un conseil d’entreprise, et de mettre en place des représentants de proximité. Du côté des quelques rares conseils d’entreprise qui ont été créés, l’innovation est demeurée limitée, à moins de considérer que cette institution s’avère, en tant que telle, porteuse d’un renouveau en confiant aux représentants élus le pouvoir de négocier et conclure des accords collectifs.
L’on attendait de possibles expérimentations dans le cadre des négociations instituant ce conseil, à travers l’extension des matières donnant lieu à codécision, c’est-à-dire à un avis conforme du conseil. Cette approche n’a été que marginale, sans être pour autant inexistante. En témoigne cet accord collectif majoritaire, signé en juillet 2019, dans lequel les signataires ont ajouté au thème – imposé par la loi – de la formation professionnelle ceux, notamment, du fonctionnement de l’instance de représentation du personnel, de la gestion du temps de travail, du partage de la valeur ajoutée, de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) et du bien-être au travail, de la gestion des parcours professionnels, de la formation, de la revalorisation des salaires, de l’insertion des travailleurs handicapés et des seniors, et de l’égalité professionnelle et de la lutte contre les discriminations.
Ce texte fait cependant figure d’exception. Sans doute le terrain s’avérait-il un peu plus balisé concernant la mise en place de représentants de proximité, et plus particulièrement quant à la détermination de leurs prérogatives. Les accords conclus ont eu tendance à limiter les missions des représentants de proximité au domaine de la santé, de la sécurité et des conditions de travail, souvent en prenant soin de les expliciter, et à se référer aux compétences conférées par la loi au CSE « restreint », à savoir celui mis en place dans les entreprises employant entre 11 et 49 salariés. Certains d’entre eux ont élargi ce champ de compétences, en y intégrant, par exemple, des missions d’accompagnement des salariés lors d’entretiens organisés lors de la rupture du contrat de travail, de liaison avec le CSE notamment au sujet des activités sociales et culturelles, ou de contribution à l’amélioration du bien-être au travail ainsi qu’au renforcement de la performance collective. La figure des anciens délégués du personnel a largement inspiré les stipulations correspondantes, mais les négociateurs ont parfois voulu, semble-t-il, dépasser cette référence et renouveler les pratiques qui préexistaient à la réforme de 2017.
Plus innovantes ont été, à notre sens, les initiatives ayant conduit à instaurer des commissions du CSE non envisagées au titre des dispositions légales supplétives du code du travail. Nous songeons là, avant tout, à des commissions dont les objets sont liés aux grandes transitions de notre temps et auxquelles peuvent être directement confrontées certaines entreprises. C’est ainsi qu’ont été instituées des commissions supplémentaires dont les missions sont avant tout centrées sur les enjeux environnementaux. L’on mentionnera à cet égard, aux côtés de multiples commissions « développement durable » ou « environnement » mises en place ailleurs, un accord daté du 17 février 2020 qui crée, entre autres, une « commission de la transition écologique » chargée de quatre missions :
- préparer et participer aux réunions du CSE liées à la survenance d’un événement grave lié à l’activité des entreprises de l’unité économique et sociale (UES) ayant porté atteinte – ou ayant pu porter atteinte – à la santé publique et/ou à l’environnement ;
- formuler des propositions d’actions permettant d’améliorer la performance énergétique, les modes ou les types d’utilisation de l’énergie et les quantités d’énergie utilisées ;
- proposer des mesures d’amélioration des politiques liées à la préservation de l’environnement ;
- mener des actions de sensibilisation et d’accompagnement du personnel face aux problématiques de mobilité, d’impact environnemental et sociétal.
Un autre défi – une autre transition – a conduit les négociateurs à créer des commissions dont la loi ne définit point les contours, fut-ce à titre supplétif : la transformation numérique. Ainsi, des accords majoritaires, certes rares, ont-ils pu créer des « commissions digitalisation » au sein de CSE, en les dotant, il est vrai, de compétences plus ou moins étendues. Des commissions supplémentaires d’une autre nature ont pu être instituées, le plus souvent en lien avec des missions dont le CSE est investi. Des accords collectifs majoritaires ont, de la sorte, prévu la mise en place de commissions en limitant, par exemple, leur rôle à l’examen des réclamations individuelles et collectives ou au contrôle des comptes du comité, tandis que d’autres se sont attachés à retenir une organisation tendant à regrouper, en réalité, tout ou partie des attributions relevant des commissions prévues par les dispositions légales supplétives.
Si l’on identifie des accords collectifs prévoyant une commission santé, sécurité et conditions de travail ou une commission économique dans des entreprises où leur mise en place n’était pas obligatoire et d’autres instaurant des sous-commissions dites « spécialisées », l’on repère aussi – ce qui était a priori moins prévisible – des textes négociés procédant à une extension des compétences de la première d’entre elles ou l’inscrivant dans une perspective plus large, quitte à la rebaptiser en « commission santé, sécurité, conditions de travail et qualité de vie au travail », en « commission santé – sécurité – conditions de travail – développement durable » ou encore en « commission santé, sécurité, environnement et conditions de travail ». Dans toutes ces hypothèses, les négociateurs semblent avoir cherché à s’emparer de la liberté que leur reconnaît la loi afin de (re)configurer, de façon originale, l’instance de représentation du personnel.
Bien d’autres espaces ont été ouverts à la négociation par la réforme de 2017, qu’il s’agisse de configurer le CSE proprement dit ou, plus largement, le système de représentation du personnel. Ces négociations ont-elles donné lieu à des pratiques innovantes ?
Il est difficile d’en juger s’agissant, par exemple, de la détermination du nombre et du périmètre des établissements distincts. Ce que révèle l’examen des accords conclus en la matière c’est que les négociateurs ont parfois eu le souci d’expliciter les raisons de leurs choix, c’est-à-dire de la cartographie qu’ils ont entendu arrêter. Ils ont alors veillé, même si rien ne les y obligeait, à arrêter le nombre et le périmètre des établissements distincts, et ce, soit en mobilisant le critère tiré de « l’autonomie de gestion du responsable de l’établissement, notamment en matière de gestion du personnel » mentionné par l’article L. 2313-4 du code du travail (texte qui, pourtant, ne vise que la décision unilatérale de l’employeur), soit en convoquant d’autres critères qui peuvent, par exemple, avoir trait à l’existence de sites géographiquement distincts sous réserve qu’ils atteignent un certain seuil d’effectif ou à la caractérisation de communautés de travail.
À défaut d’innover, ces démarches traduisent la volonté de justifier les décisions auxquelles la négociation a abouti ou, au moins, reflètent les considérations qui les ont inspirées. Ces choix ont, à leur tour, lorsque les négociateurs ont choisi d’instaurer des représentants de proximité, pu prédéterminer le périmètre d’implantation de ces derniers, en retenant, selon les entreprises, un établissement non reconnu comme distinct, le cas échéant une antenne, une agence, un site.
Nous sommes certes là dans l’ordre de la co-construction, mais pas nécessairement dans celui de l’innovation par rapport aux dynamiques de négociation que la réforme entendait impulser. Peut-être en va-t-il autrement là où, au contraire, les négociateurs ont investi des espaces que la loi n’a guère orchestrés. L’on songe, à ce titre, à la formation des acteurs du dialogue social, en particulier à celle des membres du CSE. Même si les accords sont rares sur cette question, il est intéressant de relever que, dans certaines entreprises, les négociateurs ont estimé opportun, sinon même nécessaire, de prévoir au bénéfice des élus du personnel des formations au-delà de celles que la loi impose, par exemple en permettant aux suppléants de bénéficier de la formation économique, en augmentant les durées de formation prévues par le code du travail, mais aussi en instaurant des formations supplémentaires, sous forme le cas échéant de « formations communes » au sens de l’article L. 2212-1 du code du travail.
Pour modestes qu’elles soient, ces initiatives retiennent l’attention, en ce qu’elles reflètent sans doute un besoin des acteurs. Allons plus loin : l’innovation, si du moins on l’apprécie à l’aune de la liberté prise par les acteurs de la négociation par rapport au cadre légal, peut aussi résulter de stipulations prenant le contrepied des options consacrées par le législateur.
À cet égard, la place que certains accords réservent aux suppléants au sein du CSE en donne la meilleure illustration – bien qu’elle procède, à l’évidence, d’une ambition de maintenir des pratiques antérieures à la réforme de 2017. Alors que le suppléant, en vertu du second alinéa de l’article L. 2314-1 du code du travail, n’est plus censé assister aux réunions du comité qu’en l’absence du titulaire, nombre d’accords collectifs ont pris le parti d’autoriser ces suppléants à siéger au sein de l’instance aux côtés des titulaires. Des limites ont quelquefois été prévues, en réservant cette faculté à une partie seulement des suppléants ou à certaines réunions, mais, le plus souvent, revêt un caractère général, en ce qu’elle n’est ni circonscrite ni conditionnée. Cette préoccupation, consistant à préserver un certain rôle aux membres suppléants du CSE, explique, en outre, que certains accords collectifs accordent une priorité à ces élus par rapport aux titulaires en matière de désignation des représentants de proximité et y voient une manière de valoriser leurs mandats.
L’on remarquera encore que c’est pour associer les membres suppléants aux réunions du comité que les négociateurs avaient pu, avant que surgisse la crise sanitaire, imaginer leur participation selon une modalité particulière (et, en ce qui les concerne, exclusive), celle de la visioconférence. Cette observation nous amène à souligner que le contexte de la crise sanitaire aura, par la force des choses, favorisé à sa manière des innovations dans les accords collectifs relatifs aux CSE. Nombre d’accords se sont, au cours des années 2020 et 2021, attelés à organiser sous forme digitale les réunions du comité, afin d’assurer la continuité du dialogue social. Leur examen révèle cependant que plusieurs d’entre eux ont introduit des justifications d’ordres divers en se projetant au-delà du contexte sanitaire.
Un accord d’entreprise précise, de la sorte, que l’organisation des réunions en visioconférence permettra aux membres du comité « d’optimiser leurs déplacements sur les sites respectifs » et « de s’inscrire dans la démarche RSE (de la société) en évitant des déplacements routiers ». Un autre accord collectif invoque, quant à lui, des raisons présentées comme écologiques (diminuer les déplacements de chacun, notamment au moyen de véhicules personnels thermiques), sécuritaires (limiter la survenance d’accidents de trajet) et financiers (maîtriser les coûts liés à l’organisation des réunions « en présentiel », compte tenu des contraintes financières de la structure). Un troisième a encore pu faire état de « raisons pratiques liées à l’éloignement des sites de la société » et d’« un souci de préservation de l’environnement » pour autoriser le recours « de façon systématique » (sic) à la visioconférence à l’initiative du président du comité.
À travers de tels accords, ce sont bien des pratiques innovantes qui s’esquissent, consistant, au-delà des contraintes sanitaires, à admettre, parfois de façon illimitée, le recours à la visioconférence pour les réunions, ordinaires comme extraordinaires du CSE, et pour celles des commissions le composant , le but étant de faciliter la participation du plus grand nombre. Les modalités envisagées, qu’elles privilégient l’alternance (de réunions « en présentiel» et en distanciel) ou l’hybridité, sont sans doute inspirées dans certaines entreprises par une volonté de réduire les coûts afférents aux réunions, mais l’on peut y déceler aussi, du côté des représentants des salariés, un intérêt pour des modalités limitant les déplacements, et peut-être favorisant une meilleure conciliation entre l’exercice d’un mandat et la vie familiale (ou personnelle) des intéressés – avec l’espoir de favoriser des candidatures plus jeunes et plus féminines aux élections professionnelles.
Ce rapide tour d’horizon, forcément non exhaustif, révèle que les acteurs de la négociation ont pu, à propos du CSE, frayer des chemins que la loi n’avait pas toujours balisés et se montrer, ici ou là, innovants – même si, globalement, ces démarches restent rares. De telles initiatives signalent, pour ainsi dire, des possibles, parmi d’autres, susceptibles d’être saisis par les négociateurs, en même temps qu’ils traduisent discrètement, la plupart du temps, des besoins, des attentes ou des enjeux. »
***
Ces pages sont roboratives (« roboratif : qui revigore, qui redonne des forces. »). Pour quelles raisons les qualifier de fortifiantes ? Au moins pour ces trois-là – et cela n’épuise pas l’éloge : parce que le questionnement qui traversent ces pages est structurant, tant pour évaluer les politiques publiques qui le suscitent que pour valoriser les pratiques qu’elles souhaitent promouvoir ; parce qu’il est bon de rappeler que les acteurs sociaux savent user des ressources que la loi leur donne pour légiférer à leur tour, au plus près des réalités socio-productives ; parce qu’il est pertinent, pour évaluer ces politiques publiques du travail, de prendre au sérieux les usages que les acteurs font des règles du travail. Commentons ces trois motifs, et déduisons de ces réflexions quelques éléments d’un programme collectif et interdisciplinaire de travail pour ces prochaines années.
Le questionnement, d’abord. Se demander si « certains accords collectifs ouvrent sur des pratiques sociales innovantes », et vouloir « déceler des démarches par lesquelles les acteurs de la négociation ont entendu s’emparer des libertés que leur reconnaissaient les textes légiférés » me semble doublement utile. Sont complétées, d’une part, les compilations statistiques, inhérentes aux productions usuelles de la DGT et de la DARES, par des raisonnements plus complexes, énoncés par des chercheurs, eux-mêmes guidés par des hypothèses, celles-ci issues de problématiques de bonne intensité (e.g la question de l’innovation sociale à la table de négociation…) ; et les personnes qui signent ces accords collectifs, d’autre part, y sont reconnues comme des sujets de leur action, habiles à saisir les opportunités qui s’offrent à elles, faisant ainsi bon usage des normes légales puisque les mobilisant comme des leviers d’actions collectives.
L’innovation de la DGT – donner la parole à un enseignant-chercheur pour éclairer un point sensible d’une démarche d’évaluation d’une politique publique – est ici saluée et encouragée. Peut-être que d’autres experts, issus de différentes disciplines, pourront, dans les chapitres des prochains Bilans annuels de la négociation collective, nous faire part de leurs analyses et questionnements. Les publier en encadré et les faire apparaître en tant que tels et en citant les auteurs dans le sommaire permettrait cependant de différencier le statut des différents locuteurs. Autre option envisageable : accompagner la publication des bilans annuels d’une seconde publication, annexe, regroupant des analyses d’universitaires et des témoignages de praticiens, les uns commentant et interrogeant les données statistiques, les autres décrivant, très concrètement, des pratiques de négociation collective que ne peuvent informer les chiffres bruts et les pourcentages d’évolution d’une année sur l’autre…
De même, pourrait-on envisager – soufflons-le à la DGT et au cabinet de M. Olivier Dussopt, ministre du travail… – que ces bilans annuels de la négociation collective en France soient accompagnés d’une édition « grand public », diffusée lors d’un évènement public adroitement médiatisé, avec un volume de pages n’excédant pas la centaine… Cette édition 2021 du Bilan… compte en effet 501 pages (celle de 2020 comptait 473 pages, loin, certes, des outrances de 2016 et 2017 – respectivement 759 et 830 pages !). Celles-ci peuvent encore sembler (trop) denses, y compris pour des experts ou des praticiens, ces derniers souvent déconcertés par un tel volume d’informations…
Des législateurs privés entreprenants. Je lis en effet le constat de Frédéric Géa – « Les acteurs de la négociation ont pu, à propos du CSE, frayer des chemins que la loi n’avait pas toujours balisés » – comme une confirmation des nombreux atouts d’une joint regulation réfléchie et maîtrisée. Cette régulation sociale conjointe, décrite par Allan Flanders à la fin des années 1960 puis théorisée par Jean-Daniel Reynaud (notamment dans ses articles publiés dans la Revue française de sociologie à la fin des années 1970 et 1980 ; cliquer ici et ici), fruit des efforts conjoints d’acteurs sociaux en concurrence pour déterminer le meilleur chemin socio-productif possible, permet d’inventer des dispositifs appropriés et des procédures adéquates. Syndicalistes et dirigeants d’entreprises parviennent ainsi, ici ou là, à « frayer des chemins que la loi n’avait pas toujours balisés » du fait, rappelons-le, d’une intelligence collective générée à la table des négociations par une confrontation des arguments et le débat contradictoire, et par le souci, arrimé à leurs intérêts, de régler, hic et nunc et in varietate concordia des problèmes devenus communs puisque leur non-résolution empêchent chacun de ces acteurs de réaliser leurs projets respectifs.
Autre constat de bon aloi que nous livre Frédéric Géa, et qui peut nourrir les attendus d’un nécessaire programme collectif de recherche sur l’innovation dans les accords collectifs d’entreprise : ce qu’il nous dit du rapport à la loi quand il campe des partenaires sociaux s’instituant comme législateurs privés. Géa écrit ceci, et nous ne pouvons que confirmer son observation : « Allons plus loin : l’innovation, si du moins on l’apprécie à l’aune de la liberté prise par les acteurs de la négociation par rapport au cadre légal, peut aussi résulter de stipulations prenant le contrepied des options consacrées par le législateur. »
Géa ouvre ainsi un champ d’étude prometteur : celui de la capacité des négociateurs d’entreprise d’explorer des voies originales pour performer l’organisation socio-productive des firmes en se décalant par rapport aux réponses technocratiques usuelles, et en inventant des procédures originales et appropriées aux situations. Une fois confirmée la validité de ces expérimentations, le droit du travail, en retour, pourra alors les intégrer dans ses dispositions…
Enfin, dernier enseignement à tirer de ces pages 261 à 267 : prendre au sérieux les usages. Ce qui suppose, comme le fait ici Frédéric Géa, de saisir l’accord collectif moins comme un contrat que comme un dispositif. Autrement dit : de porter le regard bien au-delà des clauses négociées, et de lire l’accord « dans les prolongements qui l’institutionnalisent ou qui l’objectivent » – comme le recommandait Jean-Daniel Reynaud dans un commentaire publié dans l’ouvrage collectif en hommage à ses travaux (La Théorie de la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud, éd. La Découverte, 2003).
Il ne suffit pas, cependant, d’intégrer leur prolongement à l’étude des accords collectifs – ce qu’ils instituent, ce qu’ils transforment, etc. – et ne plus se limiter au seul énoncé des règles et au moment de la signature de l’accord. Il faut, similairement, intégrer à l’étude de ces accords collectifs leur conception en amont du processus de négociation : comment, par qui et dans quel objectif, ont-ils été imaginés ? Ce qu’indique ici Frédéric Géa à propos des justifications des règles que contiennent certains accords collectifs – « Ce que révèle l’examen des accords conclus en la matière c’est que les négociateurs ont parfois eu le souci d’expliciter les raisons de leurs choix. ( …) À défaut d’innover, ces démarches traduisent la volonté de justifier les décisions auxquelles la négociation a abouti ou, au moins, reflètent les considérations qui les ont inspirées. » – sert d’utile boussole pour densifier le travail collectif de connaissances des pratiques de négociation collective puisque sera intégré à cet effort celui de reconstituer les diverses chaînes causales conduisant à la production de ces accords collectifs.
On ajoutera, pour ces études académiques renouvelées, pour faire bonne mesure, d’autres éléments d’importance que mentionnent la plupart de ces accords collectifs : le nombre de séances de négociation et leurs ordres du jour ; les positions de chacune des parties et leurs évolutions au fil de ces réunions, etc., sans oublier l’étude du vocabulaire et des arguments déployés dans les préambules, le degré de formalisme juridique ou d’écart avec les modèles-types d’accord, etc.
L’étude des processus de négociation collective, hors enquêtes monographiques – celles-ci demeurant impératives ! – peut et doit retrouver une nouvelle vigueur ces prochaines années en articulant ainsi étroitement traitement statistique institutionnel et analyses interdisciplinaires. Nous l’avions déjà relevé et mentionné dans le rapport 2021 du Comité d’évaluation des ordonnances sur le travail de 2017, présidé par Marcel Grignard et Jean-François Pillard. Il y était écrit ceci, en dernière partie, à propos des perspectives en matière d’observations des pratiques de négociation collective et d’étude, à l’aide d’indicateurs, de la qualité du dialogue social dans les entreprises : « L’analyse d’échantillon d’accords selon des grilles codifiées est un exercice qui se répand grâce à la possibilité d’accéder aux accords en version numérique via Légifrance, mais reste à ce jour très qualitative et parcellaire, même si des options plus quantitatives sont envisagées. Ces indicateurs peuvent viser à construire tant des indicateurs de contenu des accords (dispositions prises) que de forme (qualité rédactionnelle par exemple). » S’ensuivait une note de bas de page, ainsi rédigée : « Frédéric Géa suggère ainsi une approche “juridique” visant à analyser finement les textes des accords produits dans les entreprises, en considérant que leur qualité rédactionnelle, leur contenu plus ou moins innovant ou s’émancipant du cadre légal, dit quelque chose de la qualité des processus amont et de leur faculté d’application »…
En répondant favorablement à la demande de la DGT d’écrire quelques lignes sur l’innovation dans les accords collectifs dans le Bilan 2021 de la négociation collective, Frédéric Géa vient assurément d’enclencher un cycle vertueux de libres commentaires académiques intégrés à une publication ministérielle ; cela nous sera fort utile en ces temps d’outrance politicienne…
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