Bilan 2021 de la négociation collective. (II) Quelle pertinence des règles négociées ?

Deux problèmes devraient être inscrits aux agendas politique et académique : le degré de pertinence des règles produites par le jeu de la négociation collective, d’une part, et la promotion de cette « pédagogie de la négociation collective » qu’appelait de ses vœux Jean-Denis Combrexelle dans son rapport de 2015, d’autre part. L’analyse des données fournies dans le bilan 2021 de la négociation collective publié il y a quelques semaines par la DGT et celle de la dernière enquête ACEMO que la DARES a publié en juillet dernier permettent de dessiner quelques pistes d’action à propos de ces deux sujets.

Le premier se déduit d’un constat : la hausse continue du nombre d’accords collectifs signés annuellement depuis 10 ans en France – 47 040 accords d’entreprise en 2021, contre 34 972  en 2010 – n’informe guère sur la qualité de leur contenu. Inciter à négocier sans s’interroger sur ce qui est négocié, comment cela est négocié et ce que produisent ces règles négociées dans les organisations de travail est vite contre-performant. Car si les chiffres sont importants, ils sont en eux-mêmes insuffisants. Produire 10 000 chaussures pour le pied gauche, sans une seule chaussure pour le pied droit, comme à l’époque du Gosplan soviétique, ne fera que 10 000 mal chaussés…

Et l’on sera tous d’accord pour se satisfaire d’un volume annuel moindre d’accords collectifs si la majorité de ceux-ci sont des textes contractuels denses, originaux et efficients, car appropriés aux situations socioproductives qu’ils sont censés performer et produits dans le cadre d’une délibération collective de qualité, même si elle fut rugueuse.

Comment approcher cette qualité des règles négociées ? D’abord en s’informant de leur contenu. Connaître les thématiques de négociation collective et observer leur évolution sur ces quinze dernières années permet de mieux approcher la régulation sociale conjointe en France contemporaine. Le tableau suivant présente ces données sur les huit dernières années :

 20142015201620172018201920202021*
Salaires et primes3338353732323620,5
Temps de travail2124242524202838
Emploi  131110106574
Egalité professionnelle91210121311114
Prévoyance coll., santé, retraite118875552
Droit syndical, IRP, expression salariés8999152282
Conditions de travail23356556
Formation professionnelle1  1111111
Classification1  1121110,5
Participation, épargne salariale1619242120172046
Tableau 1 : % d’accords collectifs abordant les différents thèmes de négociation collective

Quelles leçons tirer de l’observation de l’évolution de ces thématiques de négociation collective ? Premier enseignement, relatif à la structure des objets de régulation sociale conjointe : un peu moins des deux-tiers des accords collectifs signés en France portent sur les rémunérations, directes ou différées (salaires et primes, épargne salariale, prévoyance collective, etc.) ; le gros tiers restant concerne tout le reste : temps de travail, emploi, les IRP, etc. Viennent en queue de peloton, paradoxalement (puisqu’au cœur de l’acte de travail) : les conditions de travail, les classifications et la formation professionnelle…

Deuxième enseignement : cette structure  est variable au fil des années. Apparaissent ainsi, telle année, des objets dominants, que ce soit le droit syndical / les IRP (15 % en 2018, puis 22 % en 2019), le temps de travail (respectivement 18 puis 28 % en 2020 et 2021) et, bien sûr, les salaires (38 et 36 % en 2015 et 2020) – sans pour autant bouleverser la hiérarchie usuelle. Troisième enseignement : des thématiques émergent ou, à l’inverse, déclinent, quand d’autres thématiques demeurent minoritaires ou inexistantes (formation, classification, etc.).

Que cela nous informe sur la qualité de cette régulation conjointe « à la française » ? Qu’il s’agit surtout d’une régulation marchande, portant essentiellement sur le prix du travail (ou sur des dispositifs de gratification différée) et d’une (trop) faible régulation organisationnelle, portant sur les modalités de l’action socio-productive. L’extension du statut de signataire d’accords collectifs à d’autres personnes que les seuls délégués syndicaux – aux élus du CSE, mandatés ou non, et aux salariés eux-mêmes, via les référendums aux deux-tiers – a plutôt accentué que modifié cette orientation. Ainsi, si 51,8 % (en 2018) des accords collectifs portant sur la participation et l’intéressement sont signés par des délégués syndicaux (46,3 % en 2019), 89,5 % d’entre eux font l’objet d’une ratification par les salariés (81,6 % en 2019). Mais ces derniers ne ratifient que 0,7 % des accords collectifs concernant les conditions de travail (6 % en 2019), contre 90,3 % (et 72,9 % en 2019) par des délégués syndicaux…

Existe ainsi une sorte de division sociale du travail de négociation : aux délégués syndicaux certains objets relatifs au contrat de travail, aux autres signataires, légalement autorisés à contracter, la négociation des dispositifs d’épargne et d’intéressement. Sauf que ces thématiques n’exigent pas les mêmes efforts de co-construction

Le nombre d’accords collectifs signés par des délégués syndicaux (voir mon billet précédent) est en hausse continue depuis une quinzaine d’années, beaucoup plus que les procédures de ratification aux deux-tiers et les signatures d’accords par des élus des CSE. Il serait utile d’enquêter sur la manière dont les partenaires sociaux s’emparent des problèmes socio-productifs qui les poussent à en négocier la résolution et leur inventent des solutions originales et pertinentes.

Car l’hypothèse d’une régulation sociale conjointe fragmentée et peu innovante est plausible – au vu des chiffres –, et peut-être les partenaires sociaux se contentent-ils, pour l’essentiel, de quelques formules comptables toute faites (par exemple, en matière d’épargne salariale), recopient-ils des modèles-types d’accords en circulation sur Internet, et ce que nous appelons « négociation » serait plutôt une « concertation », les représentants des salariés signant un texte déjà ficelé et ne pouvant le modifier qu’à la marge ? Seule une étude qualitative d’envergure peut le confirmer ou l’infirmer. Cela devient urgent : nous n’avons en effet qu’une vague idée de la manière dont cheminent la plupart de ces processus de négociation collective en entreprise…

Certains travaux récents (notamment  ceux réalisés dans le cadre du Comité d’évaluation des ordonnances de 2017 ; cliquer ici) vont dans le sens d’une qualité frustre de la régulation conjointe. D’autres travaux ont constaté, dès 2018 avec la réforme des CSE, et en 2020-2021 avec la crise sanitaire, des efforts réels des partenaires sociaux pour approprier les règles productives aux situations locales et, ce faisant, expérimenter des façons nouvelles de procéder. Frédéric Géa (voir un de mes billets récents à ce sujet ; cliquer ici) s’interrogeant sur les pratiques innovantes de négociation collective et de production d’accords, remarquait ainsi, entre autres exemples, « que les acteurs de la négociation ont pu, à propos du CSE, frayer des chemins que la loi n’avait pas toujours balisés et se montrer, ici ou là, innovants »…

Il serait bon que la DGT ou la DARES lance rapidement un vaste programme d’études, à destination d’experts et d’universitaires, à propos de cette qualité des règles négociées et cette pertinence des accords collectifs d’entreprises.  Raisonner seulement sur des grands nombres ne permet pas, en effet, d’affiner les politiques publiques de promotion de la négociation collective…

« Dix questions sur la conduite de la négociation collective ». Publication d’un guide pratique par le réseau ANACT – ARACT…

Saluons l’effort, l’intérêt, l’initiative et l’excellence d’un petit guide pratique de 28 pages, que vient de publier l’ANACT et son réseau, intitulé Dix questions sur la conduite de la négociation collective et co-rédigé par Nadia Rahou, chargée de mission à l’ANACT, et François Jutras, chargé de mission à l’ARACT Auvergne-Rhône-Alpes. Ce guide vient compléter une offre qui commence à s’étoffer, en direction, notamment, des négociateurs à l’hôpital (Guide d’appui à la négociation collective dans la fonction publique hospitalière, cliquer ici) ou dans la fonction publique (cliquer ici).

À la différence d’autres guides, à connotation plus juridique ou réglementaire, ce guide ANACT fait le choix, nécessaire et délibéré, de traiter de la conduite de la négociation collective, « non pas au sens technique ou tactique », comme l’indique Nadia Rahou dans la présentation du guide sur le site de l’ANACT (cliquer ici), « mais au sens du processus : de l’amont de la négociation, à l’aboutissement de l’accord ».

Cela passe, ajoute-elle, « par le fait de s’organiser collectivement entre négociateurs pour définir ensemble les enjeux, accéder aux réalités des situations de travail du côté de l’employeur ou du côté des représentants des salariés, en passant par la production d’un accord de méthode qui définit les différentes étapes du processus, les moyens et les ressources pour traiter le sujet. Nous partageons également des repères en termes de contenu et de méthode – illustrés par des cas d’entreprises – en vue de développer la capacité des acteurs à négocier au plus proche des situations de travail réelles, en écho à l’intention du législateur qui prône la décentralisation de la négociation, en vue de produire des accords proches des réalités de terrain, et donc applicables et effectifs. »

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Je reproduis ci-dessous le sommaire de ce guide pratique et les premières lignes de son introduction.

« La négociation collective en entreprise ne s’improvise pas. C’est un exercice exigeant qui appelle un engagement intense de la part des négociateurs – délégués syndicaux, représentants du personnel au CSE et employeur et/ou représentant de celui-ci –, lesquels sont parfois insuffisamment soutenus, formés et outillés pour le conduire dans de bonnes conditions. Trop souvent, les accords conclus ne tiennent pas compte des situations particulières des entreprises et se résument à un décalque de mesures standards inadaptées à leur contexte. L’effectivité des accords n’est alors pas garantie et le manque de déclinaisons opérationnelles ne permet pas toujours de répondre aux besoins des acteurs. Certaines clauses peuvent être inapplicables ou mal ajustées aux situations concrètes. Il n’est d’ailleurs pas rare que le point de vue d’une des parties s’impose sans véritables échanges autour des réalités
du travail. L’accord peut alors être déséquilibré et ne pas être ancré dans les réalités organisationnelles. L’intention de ce 10 Questions sur consiste à proposer des clés de lecture aux acteurs du dialogue social pour améliorer leur capacité à négocier. Il s’agira d’offrir aux négociateurs des points d’appui pour mieux conduire le processus de négociation, de la préparation à la signature du texte, en passant par le cadre précisant le rôle de chacun, les ressources disponibles, la méthode employée et les contours de l’accord visé, et… »

Pour la suite de la lecture de ce guide, cliquer ici.

Bilan 2021 de la négociation collective. (I) « Tendance toujours à la hausse du nombre d’accords », ou consolidation de l’expérience collective de la négociation ?

Dans un de mes premiers billets de blog, à la rentrée 2020, j’écrivais ceci à propos de la publication du rapport DGT-DARES La  négociation collective en 2019 : « Il faut d’abord saluer l’effort accompli. Et apprécier la richesse des informations que la DGT et la DARES produisent chaque année, l’automne arrivé, sous la forme d’un épais rapport, au titre aussi sobre que rituel : La négociation collective. »

Je poursuivais ainsi, et en cet automne 2022, je pourrais utiliser le même langage : « Saluer l’effort, car les données brassées tous les ans par les équipes de la DGT et de la DARES sont utiles, précises, multiples. Elles ont ainsi traitées, pour la seule négociation d’entreprise, plus  de 100 000 textes conventionnels, qu’il a fallu lire, coder, classer et analyser. Travail conséquent, sisyphéen, mais ô combien précieux : chaque livraison dessine un portrait vivant et documenté de la réalité française de la négociation collective. »

S’ensuivait une proposition, que je réitère deux ans plus tard : « La publication de ce document devrait, chaque automne, faire l’objet d’un buzz conséquent. Elle devrait être l’occasion d’un évènement public, avec discours et champagne, témoignages de négociateurs et analyses d’universitaires. Et se renouveler chaque année, de sorte qu’elle devienne un rendez-vous aussi prisé que le salon de l’agriculture… Une édition “grand public” du bilan annuel, en format papier et numérique, avec une sélection de tableaux et de thèmes, assortie d’analyses rédigées de façon pédagogique, me semble également utile. Prix modique, grand tirage, composition aérée, récits de négociation, conseils aux négociateurs, schémas explicatifs, etc. : au-delà de sa mise en pages, l’idée est de valoriser par ce document les pratiques de dialogue social, en les montrant vivantes, novatrices, dynamiques ».

Je persiste à croire qu’une édition « digest » du bilan annuel serait plus que profitable… Mais les choses bougent : sur le site web du ministère du travail, un questionnaire était proposé aux lecteurs du rapport 2021 de la négociation collective. Il demandait notre avis sur le format et le contenu de ce rapport annuel et sollicitait nos propositions. J’ai pris soin d’argumenter, propositions à l’appui…

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Analyser et commenter le bilan 2022 de la négociation collective, c’est devoir, comme pour chaque édition, souligner au préalable la difficulté de l’exercice. Car les (nombreux) chiffres qui nous sont annuellement donnés et les (utiles) commentaires qui les accompagnent peuvent néanmoins s’interpréter de plusieurs manières, selon la thèse que l’on défend, ou l’objectif que l’on cherche à atteindre.

Dans ce billet et celui qui suit, je me donne deux objectifs… L’un est pratique (inscrire les données 2021 dans des séries statistiques de longue durée, pour saisir ce qui change et ce qui ne change pas trop…), l’autre est politique (questionner, en sociologue, ces séries de données statistiques, pour mieux comprendre les pratiques et les comportements sociaux en matière de négociation collective dans la France contemporaine).

Je l’indiquais déjà dans mon billet commentant le bilan 2019 : la mise en perspective sur une quinzaine d’années de ces données annuelles sur la négociation collective conduit l’analyste à un double constat, paradoxal : la remarquable stabilité, sur longue période, des principaux éléments chiffrés rendant compte des pratiques de négociation collective ; et la non moins remarquable progression, année après année, d’une pratique de plus en plus dynamique de cette négociation collective. Toute autosatisfaction (par les promoteurs de ces deux jugements) est donc risquée, puisque les données fournies par ces bilans confortent l’une et l’autre de ces deux thèses… Et cela est normal – et même logique : car le monde social est pluriel et différencié ! Ce qui se fait encore là ne se fait plus ici ; des pratiques novatrices de dialogue social émergent chaque jour, obtiennent des récompenses lors de forums régionaux (par exemple lors de la soirée de remise des prix de l’évènement « Dialogue social en actions » à Lyon le 6 octobre dernier), et l’on repère, sur la base d’accords Légifrance, des textes d’accords clonés, sans qu’il y ait eu le moindre effort pour adapter le modèle-type aux spécificités de l’entreprise ; tel patron d’une PME dynamique pense que le dialogue social est un actif, et qu’investir dans sa qualité est rentable puisqu’il produira rapidement des avantages économiques (propos entendu dans une table ronde lors de cet évènement du 6 octobre à Lyon ; écouter et voir ici), et tel autre patron d’une grosse firme pétrolière semble avoir une toute autre vision du dialogue social, générant, par ses impairs et ses priorités, les crises sociales qu’il redoute ; ou encore : tel syndicaliste, conscient de ses responsabilités, tente de négocier un accord acceptable / raisonnable malgré l’exposition médiatique, les tonitruances et les calculs opportunistes (voir, par exemple, la vidéo, éclairante, du leader CFDT de Total, Geoffrey Caillon; cliquer ici) et tel autre, aussi sincère que le précédent, mais qui demande à la direction de Total de rouvrir la négociation, malgré l’accord du 14 octobre, et pour cela, en appelle au médiateur de la république (lire ici)… On peut multiplier les exemples et conclure, au vu de cette heureuse diversité des points de vue et des pratiques sociales, que la réalité est multidimensionnelle et que peuvent coexister, « en même temps », le jour et la nuit, la pluie et le soleil, le salé et le sucré, etc., toutes choses qui s’avèrent, comme le désignait jadis le philosophe Gottfried Wilhelm Leibniz, compossibles.

Ajoutons à cela les effets d’agrégation et l’indépendance des actions et des situations, et nous comprenons mieux pour quelles raisons l’étude des chiffres annuels de la négociation collective en France conduit à valider ces thèses respectives de la dynamique et de l’absence de dynamique de négociation…

Les « effets d’agrégation » sont le résultat d’une foultitude d’action individuelles, sans lien les unes avec les autres, mais qui, en se combinant, crée un phénomène social dont la survenue n’a pas plus été programmée que désirée. Pour faire image de ce paradoxe : aucun parisien, le matin du 14 juillet 1789, ne s’est levé, frais et dispos, et s’est dit : « Tiens, ce jour, je vais aller prendre la Bastille avec mes voisins du quartier ! » La Bastille fut prise, certes, ce jour-là, mais la probabilité qu’elle le soit et la date à laquelle elle le fut résulte d’un enchaînement précis de circonstances, peu reproductible.

Par « indépendance des actions et des situations », entendons le fait que très peu de celles-ci ont une influence sur d’autres et qu’il s’agit chaque fois d’évènements aléatoires et indépendants les uns des autres. Un tel, ce même matin du 14 juillet 1789, partait déjeuner au cabaret, tel autre allait finir son ouvrage dans le quartier voisin, tel autre encore rendait visite à sa vieille maman, etc., et tous se retrouvèrent bientôt au coude à coude rue du faubourg St-Antoine à faire manœuvrer un canon et le pointer sur les murailles de la prison parisienne – une situation quasi improbable, que nul d’entre eux n’avaient prévue…

Effets d’agrégation et indépendance des situations se combinent pour produire chaque année des chiffres, compilés et catégorisés (« nombre total d’accords signés par des délégués syndicaux », «nombre de décisions de l’employeur seul », « nombre d’accords au sens strict négocié avec une IRP», etc.), que les analystes comparent aussitôt entre eux et en tirent de savantes gloses. Mais les 76 820 « accords et avenants » recensés en 2021 résultent de 76 820 décisions d’action différentes, prises par des individus ne se connaissant pas et ne s’influençant nullement. Mais nous les agrégeons et les faisons tous entrer dans une même case statistique…

***

Ceci gardé à l’esprit, comparons l’une à l’autre ces années de compilation et de catégorisation des données, et faisons cet exercice sur une décennie, de 2012 à 2021. Voici le tableau (issu des BNC édités par la DGT) :

 20122013201420152016201720182019  20202021  
Nombre accords et textes  65 319  65 138  61 287  61 169  71 028  61 391  75 465  103 700  96 520  97 420
Signés par DS et mandatés31 310 (47,9 %)32 586 (50 %)30 965 (50,5 %)31 461 (51,4 %)35 045 (42,3 %)32 271 (52,5 %)39 783 (52,7 %)50 340 (48,5 %)44 810 (46,4 %)47 040 (48,3 %)
Signés par élus CE/CSE7489 (11,4 %)7777 (11,9 ù)5563 (9 %)5163 (8,4 %)7186 (10 %)5750 (9,3 %)8826 (11,6 %)11 000 (10,6 %)7860 (8,1 %)8680 (8,1 %)  
Négociation sens strict avec IRP38 799 (59,3 %)39 363 (60,4 %)36 528 (59,6 %)36 624 (59,9 %)42 231 (59,4 %)38 021 (61,9 %)48 610 (64,4 %)61 340 (59,1 %)55 700 (57,7 %)55 720 (57,2 %)
Soumis à référendum13 875 (21,2%)  11 317 (17,4 %)11 453 (18,7 %)11 322 (18,5 %)15 431 (21,6 %)12 808 (20,8 %)15 777 (21,1 %)22 370 (22,5)23 240 (24 %)19 950 (20,5 %)
Décisions unilatérales12 319 (18,8 %)14 211 (21,8 %)13 285 (21,7 %)13 223 (21,6 %)13 366 (18,8 %)10 562 (17,2 %)11 079 (14,9 %)19 090 (18,4 %)17 040 (17,6 %)15 520 (15,9 %)

En dix ans, entre 2012 et 2021, nous sommes passés d’un peu plus 65 000 « textes signés et enregistrés » (dans les DREETS) à un peu plus de 97 000, soit une hausse de  49,2 %. Si l’on maintient ce rythme de progression – et il n’y a pas vraiment de raisons que cela ne soit pas le cas… – on peut tabler, dans dix prochaines années, d’ici 2032, un volume total d’accords et de textes voisin de 140 000 ! À cette première aune – le nombre de textes produit par du droit conventionnel – soi l’un des objectifs énoncés dans le projet 1 de loi Travail de mars 2016 (« Compte tenu du champ bien plus large confié à la négociation collective, de profondes réformes destinées à conforter sa légitimité et son efficacité sont nécessaires ») – semble avoir été atteint.

Sur cette même décennie (2012-2021), les équilibres en termes de signataires d’accords et de textes promulgués ont été respectés. Une des craintes syndicales – permettre la signature d’accords collectifs par des élus du CSE  et autoriser l’employeur à légiférer puis faire ratifier sa décision sont des façons de pour minorer le rôle des délégués syndicaux en matière de négociation collective – semble ne pas s’être confirmée : seuls 8,1 % des accords collectifs sont aujourd’hui signés par des élus au CSE non mandatés, et un peu plus de 20 % sont issus de référendums aux 2/3, signés exclusivement dans des TPE.

Une fois lissés sur trois années (pour réduire les effets de conjoncture), les résultats, à 10 ans d’intervalle, sont intéressants. On note d’abord un volume de « textes »  qui a peu progressé (+ 3,8 %) – malgré les lois Rebsamen, El Khomry, les ordonnances de 2017, etc. – mais dont la structure s’est favorablement modifiée.

 200920102011Moyenne 2009-2011Moyenne 2019-2021Variation en %
Accords et textes  115 620  88 252  82966  95 600    99 213  + 4
Signés par DS et mandatés38 798 (33,5 %)34 762 (39,3 %)  39 147 (47,2 %)37 569 (39,2 %)47 396 (47,7 %)  + 26
Signés par élus CE /CSE11 247 (9,7 %)11 538 (13 %)9249 (11 %)10 678 (11,1 %)9180 (9,2 %)  – 14
Négociation sens strict avec IRP50 045 (43,2 %)  46 300 (52,4 %)48 396 (58,3 %)  48 248 (50,5 %)  57 586 (58 %)  + 19
Soumis à référendum22 657 (19,6 %)17 636 (20 %)18 25119 514 (20,4 %21 853 (22 %)  + 12
Décisions unilatérales42 147 (36,4 %)23 736 (26,9 %)15 611 (18,9 %)27 164 (28,4 %)17 216 (17,3 %)  – 37  

Ainsi l’on passe, en début de séquence, d’un ratio de type 50/50 entre le nombre d’« accords », signés ou ratifiés au sein d’une IRP, et  les « textes » enregistrés dans les DREETS (dont les décisions unilatérales de l’employeur et les référendums de salariés), à un ratio de type 60/40 en faveur des « accords », surtout ceux signés par des délégués syndicaux, qui représentent désormais près de 48 % des textes de toute nature déposés dans les DREETS… Dit autrement : la hausse en 10 ans – modique, il est vrai (un peu moins de 4000) – du nombre d’accords collectifs enregistré dans les DREETS ne s’est pas opérée au détriment des délégués syndicaux et des IRP. Le fait est réjouissant.

Cela dit, des insuffisances subsistent, et il faut y remédier. Relevons de nos observations sur longue durée deux problèmes – et un sérieux paradoxe : un, le rôle décisif que joue la puissance publique quant à la variation annuelle du nombre global de textes déposés, et deux, la faible dynamique de négociation collective que celle-ci semble impulser…

Il est en effet manifeste que les années où le nombre total de « textes » atteint son acmé sont des années d’incitation gouvernementale massive. Ainsi de 2009, avec 115 620 textes déposés et 50 045 accords signés, et de 2019, avec 103 700 textes et 61 340 accords. Pour 2009, Antoine Naboulet, auteur de la note DARES Analyse n° 31 d’avril 2011, intitulée Les accords collectifs d’entreprise conclus en 2009 : un dynamisme entretenu par des incitations à négocier notait ceci : « Les accords collectifs d’entreprise et autres textes assimilés signés par des délégués syndicaux sont en hausse de 16 % par rapport à 2008. Cette progression tient principalement à la signature de nombreux accords collectifs d’entreprise portant sur l’emploi des salariés âgés, en application de l’article 87 de la loi de financement de la sécurité sociale du 17 décembre 2008 instituant une pénalité financière au 1er janvier 2010 applicable aux entreprises non couvertes par des accords collectifs ou plans d’action. »

Pour 2019, la synthèse du bilan annuel de la DGT indique : « En 2019, la négociation collective dans l’entreprise a connu une croissance très dynamique, avec une explosion du nombre d’accords conclus. Cette vitalité de la négociation, liée notamment aux dispositions introduites par les ordonnances de 2017, a particulièrement concerné les entreprises de moins de 50 salariés. »

Le cas s’était déjà produit à la fin des années 1990. Le dispositif Aubry 1 avait ainsi conduit à un chiffre record de 35 000 accords collectifs signés en 1999. Olivier Barrat et Catherine Daniel, auteurs du Dares Analyse n° 19 de mai 2001, intituléDynamique de la négociation d’entreprise en 1999 et 2000 : l’effet des lois de réduction du temps de travail, écrivaient alors ceci : « La loi du 13 juin 1998 d’incitation à la réduction de la durée collective du travail a subordonné l’octroi des aides financières à l’existence d’un accord conclu entre l’employeur et les représentants des salariés. L’essor sans précédent de la négociation d’entreprise constaté en 1999 est donc directement lié aux accords relatifs à la Réduction du Temps de Travail (RTT) ».

Relevons cependant un paradoxe : ces incitations gouvernementales, qui génèrent à chaque fois un fort volume d’accords et de textes, ne semblent pas installer pour autant une dynamique pérenne ; et le soufflé retombe souvent dès l’année suivante… Ainsi le nombre d’accords signés « au sens strict par une IRP » a-t-il chuté de 22 % entre 2009 et 2012, puis de 10 % entre 2016 et 2017, et de 9 % entre 2019 et 2020… Les chiffres 2020-2021 sont cependant délicats à manipuler, du fait de la pandémie qui a probablement bousculé les pratiques usuelles de négociation collective dans les entreprises.

Il n’empêche : l’étude de la série longue – ici de 2009 à 2021, soit 13 années – conduit à quelques constats, utiles pour donner consistance à un programme d’appui à la négociation collective en France.

Le premier concerne l’impulsion de la puissance publique : son rôle est indéniable. Chaque fois que cela est possible, il faut donc rendre conditionnelles les aides et subventions accordées aux entreprises et lier leur versement à un accord d’entreprise. Même si l’exercice peut sembler scolaire et si  circuleront inévitablement sur internet des modèles-types dédiés d’accord collectif, une habitude se créera, et des employeurs découvriront, à l’occasion de la rencontre « obligée » avec leur IRP quelques vertus de régulation conjointe dont ils ne se doutaient guère… Le bilan des accords APLD – l’allocation partielle longue durée, mise en place pour aider les entreprises pendant les confinements – est certes assez maigre en termes de nombre – 3078 accords seulement – mais l’épisode est pédagogique puisqu’il a permis aux élus et aux employeurs de discuter, très concrètement, à propos de l’organisation du travail.

Un deuxième constat est relatif au maintien des équilibres en termes de signature d’accords et d’usage raisonné des dispositifs de substitution aux délégués syndicaux quand ceux-ci font défaut (par exemple le référendum aux 2/3). Sous réserve des chiffres qui concerneront 2022, 2023, etc., ceux de 2020 et 2021 montrent qu’ils s’inscrivent dans une tendance ouverte depuis la fin des années 2000, autour de 20 % du nombre total de textes enregistrés dans les DREETS – sans qu’il y ait donc débordement et usage intempestif de cette procédure. Le problème réside surtout dans la mise en œuvre de celle-ci avec une nécessaire réflexion sur la qualité et l’intensité de la délibération collective préalable à la ratification par les salariés du texte de l’employeur. Je reviendrais sur ce point dans le billet suivant…

Légende : Chiffres de 2009, à comparer avec ceux de 2021 ! La négociation collective ne date pas du dernier BNC publié…

Troisième constat : il y a moins une dynamique « irrésistible » de la négociation collective en France – comme la DGT l’écrit parfois dans ses commentaires (« L’évolution des négociations d’entreprise et de branche en 2018 atteste, en tout état de cause, qu’une dynamique positive a d’ores et déjà été enclenchée. », BNC 2018 ; « Autre signe de la vitalité du cru 2019, le volume d’accords conclus en entreprise augmente, particulièrement dans les plus petites d’entre elles. », BNC 2019 ; « Une tendance toujours à la hausse du nombre d’accords », synthèse BNC 2020, etc.) – qu’une consolidation de l’expérience collective de la négociation. Dit autrement : il existe désormais un socle annuel de textes conventionnels, autour de 80 à 100 000 textes, ce qui constitue une base suffisante pour passer à une étape plus qualitative de cette négociation collective enfin pérennisée – notamment  via un appui aux négociateurs et l’accompagnement dédié de ces processus de négociation collective.

Dès lors, compte moins la variation annuelle du total des textes enregistrés dans les DREETS – 96 520 en 2020, 97 420 en 2021 ; ce qui est, somme toute, de niveau inférieur aux 115 620 de 2009 et à peine plus que les 88 252 textes de 2010 ! – que le contenu de ces textes, le nouvel objet, non quantitatif, sur lequel l’effort et l’attention de la puissance publique devrait désormais se tourner… Le prochain billet sera consacré à cette question de la pertinence des règles négociées dans les accords d’entreprise signés ces dernières années. Il reviendra également sur les données complémentaires fournies par la DARES à partir des enquêtes annuelles ACEMO…

Parution de l’ouvrage « L’art de pacifier nos conflits. De la négociation à la médiation »…

Félicitations à Imen Benharda, université Paris Cité, responsable du DU Gestion et résolution des conflits – Négociation et médiation, université Paris Cité, et qui a dirigé l’ouvrage collectif L’art de pacifier nos conflits. De la négociation à la médiation, disponible en librairie dans quelques jours ou à commander directement aux éditions Erès (bon de commande ci-dessous).

Les auteurs interviennent tous au DU Gestion et résolution des conflits – Négociation et médiation. Ce sont : Christophe Baroche, Linda Benrais, Béatrice Blohorn-Brenneur, Jean-Pierre Bonafé-Schmitt, René Boutin, Alban De Joussineau, Jacques Faget, Séverine Godard, Virginie Grand, Jean-Edouard Grésy, Camille Kuyu, Étienne Le Roy, Philippe Loiseau, Marthe Marandola, Farzaneh Pahlavan, Jacques Salzer, Martine Sepieter, Arnaud Stimec, Christian Thuderoz, Hubert Touzard, Mario Varvoglis, Dimitri Vasiljevic.

Pour le sommaire de l’ouvrage, cliquer ici.

J’ai commis trois chapitres dans cet ouvrage : « Les formes contemporaines de la conflictualité dans l’entreprise », « Du conflit à la négociation » et, reproduit ci-dessous avec l’aimable autorisation de l’éditeur et d’Imen Benharda, « Pourquoi est-ce si difficile de négocier ? ».

***

Pourquoi est-ce si difficile de négocier ? Poser la question, formuler des réponses, c’est se donner les moyens de mieux diffuser, en France, une culture du compromis et de la négociation sociale – encore trop balbutiante, comparativement à d’autres pays européens ou nord-américains. La question est donc double : pourquoi est-ce difficile de négocier, et pourquoi l’est-ce à ce point en France ?

De multiples signes témoignent de l’exception française et de l’imparfait recours, dans ce pays, aux techniques compromissoires pour régler litiges et désaccords : propension à la confrontation sociale, niveau élevé de conflictualité, préférence pour négocier « à chaud » et dans l’urgence, usage de rituels et de mises en scène, croyance dans les vertus de la décision unilatérale, etc. Divers motifs expliquent cette difficulté du face-à-face. Les identifier et en comprendre les ressorts est l’objet de ce chapitre.

Une première série de raisons est liée au comportement et aux représentations des négociateurs. Une seconde série est relative aux principes et aux techniques de négociation. Les deux se renforcent et se nourrissent mutuellement.

Lionel Bellenger, dans l’un de ses premiers ouvrages, Stratégies et tactiques de la négociation,  proposait à ses lecteurs de cocher leur accord ou leur désaccord avec vingt phrases – et autant de croyances et de manières de négocier. Parmi elles : « Aboutir à un compromis, c’est perdre, échouer parce qu’on n’a pas pu l’emporter » ; « Négocier, c’est perdre du temps, se perdre en discussions et en paroles » ; « Négocier, c’est démissionner pour une bonne part de son libre arbitre » ; ou encore : « Les gens qui négocient sont des gens qui manquent d’autorité, qui ne savent pas décider seul ». Le titre du test était : « Quelle idée on se fait de la négociation ? ». Autrement dit, et cela désigne une première difficulté : les individus qui s’engagent dans une négociation (ou qui refusent de s’y engager) le font en ayant un certain regard sur cette activité ; ce regard est singulier : il est entaché de croyances, empli de réticences.   

Interrogeons, au cours d’un séminaire sur le dialogue social en entreprise, syndicalistes, RRH et employeurs, et faisons-leur s’exprimer à propos de la négociation collective. La liste de leurs griefs est un bon indicateur : la négociation semble peu appréciée comme un mode décisionnel pertinent auquel il serait judicieux de recourir pour régler les multiples problèmes liés à l’effort productif et à la coopération au travail.

Exemples de verbatim recueillis durant mes stages de formation : « C’est chronophage, et on manque souvent de temps… » ; « Nous manquons de compétences, de connaissances, voire d’assurance et de confiance en nous-mêmes » ; « On a peur de ne pas être “à la hauteur”, pendant la négociation, face à l’employeur, puis après, vis-à-vis des salariés, qui nous reprochent souvent nos concessions. » ; « L’employeur ne veut pas vraiment partager les informations, partager le pouvoir. Dans ces conditions, que voulez-vous négocier avec lui ? » ; « Nous négocions, nous employeur, dans une certaine instabilité, à la fois sociale, politique et juridique. Dès lors, les engagements d’aujourd’hui seront-ils encore valides demain ? »…

Lionel Bellenger, dans la présentation de son test, indiquait que l’exercice avait pour objectif de faire réfléchir le lecteur à propos des idées reçues sur la négociation. Par exemple, les items 6 (« La négociation la plus efficace est celle où l’on réussit à ruser habilement et à convaincre l’autre sans qu’il s’en aperçoive »), 16 (« Avant de négocier, il est dangereux de consulter l’autre sur sa position et sa vision du problème ») ou 20 (« Il ne faut pas avoir peur de demander beaucoup pour avoir un peu moins ») illustrent les nombreuses croyances quant à l’exercice de cette activité. Elle n’est, croit-on, qu’une sorte de match de boxe, où le plus rusé et le plus lourd l’emporte, et où les protagonistes sont plus attentifs à ce qui les oppose qu’à ce qui les réunit.

Bellenger mentionnait deux motifs pour expliquer cette réticence à négocier : un, « l’esprit de compétition, au sens agressif, d’égocentrisme, de manque d’écoute et de mécanismes défensifs », et deux, « la mise à rude épreuve », dans tout processus de négociation, « de la sécurité personnelle et de la confiance ».

L’esprit de coopération, en effet, n’est pas un état d’esprit spontané. Et le principe d’une négociation – concéder, c’est-à-dire abandonner une partie de ses prétentions, ou céder à l’autre une partie de ce qu’il désire, pour obtenir de lui, en retour, un bien ou un droit désiré – est un principe qui heurte, spontanément, nos manières de concevoir notre place dans le monde social.

Pourquoi, en effet, se contenter d’un bien réduit (1 % d’augmentation de salaire, au lieu des 3 % réclamés), d’un droit limité (voir son emploi actuel garanti par accord d’entreprise deux années plutôt que durant toute sa vie professionnelle), ou d’un strict échange de droits (renoncer à cette augmentation de salaire pour bénéficier de cette garantie d’emploi), si l’on estime que nos prétentions sont légitimes et nécessaires ?

Notre sécurité ontologique est ainsi atteinte quand il nous faut renoncer à notre prétention initiale (ainsi formulée car elle nous apparaît être un « droit à… ») ou, plus grave, quand il nous faut abandonner un bien déjà acquis, ou un droit déjà octroyé, dont il faut faire le deuil pour conserver d’autres biens, jugés plus essentiels (par exemple : un syndicaliste acceptant un gel des rémunérations en échange d’une garantie des emplois). Surgissent des doutes (« Le deal proposé est-il un bon deal ? » ; « N’ai-je pas intérêt à rester ferme sur ma position ? ») et des calculs savants (« La valeur de ce à quoi je renonce est-elle vraiment inférieure à la valeur de ce que je veux obtenir ? »).

S’y ajoute – le verbatim des négociateurs durant le test indiqué plus haut le mentionne fréquemment – un jugement négatif sur sa capacité ou son habileté à contracter sans se dépouiller. Car ce qui réduit la probabilité de s’engager spontanément dans un processus de négociation et tenter une recherche conjointe d’accord est la faible expérience des individus du rapport social singulier qu’est le rapport de négociation. Le cercle est tout sauf vertueux : on négocie peu car on n’est pas habitué à le faire ; et moins cette habitude s’acquiert, plus s’accroît la peur d’entrer en négociation

L’apprentissage des techniques de négociation et de résolution de conflit n’est en effet opéré, en France, ni au collège, ni au lycée, ni à l’université (sauf en école de gestion). S’ensuivent, nécessairement, des processus de négociation heurtés, pilotés par des individus peu expérimentés, persuadés que négocier, c’est seulement marchander, et que le gagnant sera celui qui a su combiner force et ruse. Démunis de méthode et oubliant la phase de préparation, ils négocient de façon instinctive et compétitive. Leurs gains sont donc réduits ; ce qui renforce leur réticence et leur préférence pour un mode d’action jugé plus sécurisé ou moins risqué.

Car pèse sur tout négociateur une double incertitude : sur l’action à engager, et sur l’action d’autrui.

Pour la première : faut-il concéder ou maintenir sa prétention en état ? Faut-il concéder d’abord, et de façon significative, pour inviter son partenaire à faire aussitôt de même, ou attendre qu’il en prenne l’initiative, après avoir éprouvé sa patience et testé sa résistance ? 

Ces techniques de concession sont au cœur de l’activité de négociation. Encore faut-il avoir choisi, avant de les déployer,  de coopérer avec cet adversaire et tenter de construire, ensemble, une solution compromissoire. Cette option – négocier – est en concurrence avec d’autres : préférer le statu quo ; déposer une requête en justice ; imposer sa préférence ; se tourner vers un tiers, arbitre ou expert ; attendre des jours meilleurs et un rapport de force plus favorable ; s’en remettre au hasard, etc. Tout négociateur potentiel, chevronné ou débutant, occasionnel ou professionnel, doit ainsi évaluer, avant de s’engager dans un tel processus, le rapport coûts-avantages d’une solution négociée, comparativement à d’autres solutions.

Le problème est qu’au moment où ce choix d’action doit s’opérer, certaines informations sont indisponibles, ou sur/sous-évaluées. L’engagement dans le conflit est de cet ordre : les protagonistes s’estiment mutuellement en droit d’imposer à l’autre leurs préférences, les jugeant légitimes, et se pensent en capacité de le faire. Ils oublient souvent que leurs forces peuvent faiblir, leur volonté s’émousser ou leur objectif se modifier ; que leurs alliés peuvent se retirer de la scène, ou l’adversaire en gagner de nouveaux. Leur conflit va leur échapper ; et son coût croître dangereusement, de sorte que le recours à une solution négociée peut leur apparaître profitable.

Le compromis est donc un second best, rarement l’option première. En découle un processus de négociation médiocre, tant les protagonistes, épuisés par leurs joutes, sont pressés d’en finir et reprendre un cours d’action moins chaotique. Ils laisseront, dit-on, « des gains sur la table », et se contenteront d’adopter les premiers scénarios auxquels ils penseront, sans faire l’effort d’interroger leur pertinence ou de les combiner à d’autres, pour une création de valeur plus importante. Leur rationalité de négociateur est ici fortement limitée…

La seconde incertitude est consubstantielle à la relation de négociation : comment se comportera cet autrui, sachant que tous les protagonistes sont en interdépendance et que tout mouvement de l’un entraînera un mouvement de l’autre ? Thomas Schelling (1960) a produit de brillantes analyses de ce jeu de négociation – qu’il conceptualise sous l’énoncé de « théorie de la décision interdépendante » (puisque la coopération des protagonistes, dans une négociation dont l’origine est pourtant un conflit, est partie intégrante de la structure du jeu). Il montre, d’une plume claire et avec force exemples, que l’issue d’un processus de négociation « dépend en fin de compte de l’idée que chacun des joueurs se fait de la manière dont son adversaire agira, cette attitude étant réciproque et parfaitement perçue de part et d’autre » (p. 139).

Cette connaissance (ou cette anticipation) du comportement d’autrui est problématique puisque pèsent sur chaque protagoniste un biais de perception (envisager l’action et les motivations de l’autre à partir des siennes peut générer des erreurs cognitives et produire des interprétations abusives de son pouvoir) et une propension à recourir à des actions stratégiques (imposer, dissimuler, menacer, bluffer, promettre, etc.) qui peuvent réduire d’autant la zone d’accord possible.

Ce jeu de négociation se distingue d’un jeu de coordination (c’est le cas quand deux individus se perdent dans une foule : ce qui importe est moins le lieu de leur rencontre que le fait qu’ils se retrouvent, dans un lieu ou dans un autre ; la probabilité de cette rencontre est proportionnelle à leur habileté à « se mettre à la place de l’autre ») et d’un jeu de coopération (quand deux individus, pour aboutir à leurs fins, doivent adopter une stratégie identique ; tel le cas dit du « Dilemme du prisonnier » : la seule possibilité pour ces deux brigands d’être libérés est de taire chacun leur forfait et ne pas se dénoncer mutuellement – ce qui peut leur apparaître risqué, compte tenu de l’opportunisme supposé de l’autre ; la probabilité de leur coopération est alors proportionnelle à leur capacité à se défaire de leur méfiance et accepter de coopérer d’abord, pour que l’autre coopère). Le jeu de négociation est, à leur différence, un jeu mixte, basé à la fois sur le singulier (l’habileté de chaque négociateur) et sur le collectif (leur capacité à faire converger des prétentions différentes).

Il y ainsi dans toute négociation – et cela ne peut qu’accroître la difficulté de l’exercice et sa représentation socialement négative : un, une ambivalence et une complexité de la relation (puisqu’elle associe des adversaires conscients qu’ils doivent devenir des partenaires sans pour autant renoncer à leurs exigences tout en devant les aménager…) ; deux, un mélange de dépendance réciproque et de conflictualité (puisque le conflit qui oppose les parties est aussi ce qui les réunit et les contraint à en sortir ensemble) ; trois, la coexistence d’intérêts opposés et d’intérêts communs (la mise en compatibilité des premiers n’étant possible que si sont clairement et mutuellement appréciés les seconds ; ce qui est tout sauf évident : comment, alors qu’on s’est inscrit volontairement dans un conflit avec un autrui, jugé comme étant le problème, reconnaître que cet autrui est, en même temps, la solution à ce problème ?). 

Dernière difficulté, et le cas français en est une belle illustration : négocier, c’est tenter de contracter – de faire accord, donc, puis de coucher par écrit ce que chacun s’est engagé à faire ; ce qu’il a promis, donc. Ce qui suppose de rester fidèle à son engagement, d’honorer sa promesse. Or, la vie sociale n’est pas linéaire ou fluide : des évènements nouveaux surgissent et des opportunités s’offrent ; ce qui a été signé semble devenu contraignant ; grande est alors la tentation de redéfinir les termes du contrat initial. Ce jeu incessant sur les règles définies par négociation est consubstantiel au jeu de négociation lui-même.

D’où cette impression, pour nombre de décideurs, que puisque tout se renégocie et que chacun entend revenir sur sa signature, si le rapport de forces se modifie en sa faveur – l’accord étant perçu plus comme un armistice qu’un contrat  véritablement synallagmatique (c’est-à-dire : quand les contractants qui le signent s’obligent réciproquement les uns envers les autres) – nul besoin ou intérêt de s’asseoir à une table de négociation autour de laquelle il faudra longuement siéger et y faire des concessions. Tous rechercheront alors d’autres voies pour atteindre leurs objectifs : le vote d’une loi, par exemple, ou une décision de justice, ou le maintien du statu quo, etc.

Négocier est un art – mais un art difficile car il met en jeu des mécanismes, cognitifs et symboliques, qui résonnent en nous bien au-delà de sa fonctionnalité (réguler un désaccord, résoudre un problème).

« Les négociations collectives menées en entreprise au sujet du CSE ont-elles ouvert sur des pratiques innovantes ? »

(Je reproduis ci-dessous, avec l’aimable autorisation de son auteur, Frédéric Géa, que je remercie, les pages 261 à 267 du bilan 2021 de la négociation collective, publié fin septembre par la Direction générale du Travail. Ces pages, écrites à la demande du DGT, tentent de répondre à la question suivante : « Les accords collectifs sur le CSE : des pratiques innovantes ? ». Je commente ensuite ces pages et pointe quelques heureuses novations dans l’étude des accords collectifs et des pratiques de négociation collective.)

    « 1.1. Les accords collectifs sur le Comité social et économique (CSE) : des pratiques innovantes ?

Par M. Frédéric Géa, professeur à la faculté de droit de Nancy, université de Lorraine, directeur de la mention de Master Droit social, Institut François Gény

 « Les négociations collectives menées en entreprise au sujet du CSE ont-elles ouvert sur des pratiques innovantes ?

« Voilà, convenons-en, une question difficile dès lors que l’on entend qualifier d’innovant ce qui introduit quelque chose de nouveau. La tentation peut être grande de présenter comme tel ce qui ne l’est pas vraiment. Si de multiples espaces et objets de négociation ont été institués en ce domaine par la réforme de 2017, il n’en résulte pas que les négociations qui les ont investis ou saisis se sont forcément révélées novatrices, sauf à faire perdre leur sens aux mots.

À l’inverse, il ne faudrait point sous-estimer ce qui, dans ces négociations, se révèle singulier, en traduisant plus ou moins discrètement des approches voire des choix propres aux acteurs concernés. C’est, précisément, en prenant en considération cette double exigence que l’on peut tenter, par une approche qualitative des accords collectifs portant sur le CSE, de déceler des démarches par lesquelles les acteurs de la négociation ont entendu s’emparer des libertés que leur reconnaissaient les textes légiférés. Aussi, notre propos  s’inscrit-il dans une perspective consistant à prendre au sérieux les usages que les acteurs (de la négociation, ici) font du droit du travail.

À première vue, nous semble-t-il, les pratiques innovantes avaient – au regard de la réforme initiée par les ordonnances du 22 septembre 2017 – vocation à prospérer sur deux terrains, ceux en l’occurrence dans lesquels les textes légaux laissaient une latitude importante aux acteurs de la négociation : la faculté d’instaurer, par transformation du CSE, un conseil d’entreprise, et de mettre en place des représentants de proximité. Du côté des quelques rares conseils d’entreprise qui ont été créés, l’innovation est demeurée limitée, à moins de considérer que cette institution s’avère, en tant que telle, porteuse d’un renouveau en confiant aux représentants élus le pouvoir de négocier et conclure des accords collectifs.

L’on attendait de possibles expérimentations dans le cadre des négociations instituant ce conseil, à travers l’extension des matières donnant lieu à codécision, c’est-à-dire à un avis conforme du conseil. Cette approche n’a été que marginale, sans être pour autant inexistante. En témoigne cet accord collectif majoritaire, signé en juillet 2019, dans lequel les signataires ont ajouté au thème – imposé par la loi – de la formation professionnelle ceux, notamment, du fonctionnement de l’instance de représentation du personnel, de la gestion du temps de travail, du partage de la valeur ajoutée, de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) et du bien-être au travail, de la gestion des parcours professionnels, de la formation, de la revalorisation des salaires, de l’insertion des travailleurs handicapés et des seniors, et de l’égalité professionnelle et de la lutte contre les discriminations.

Ce texte fait cependant figure d’exception. Sans doute le terrain s’avérait-il un peu plus balisé concernant la mise en place de représentants de proximité, et plus particulièrement quant à la détermination de leurs prérogatives. Les accords conclus ont eu tendance à limiter les missions des représentants de proximité au domaine de la santé, de la sécurité et des conditions de travail, souvent en prenant soin de les expliciter, et à se référer aux compétences conférées par la loi au CSE « restreint », à savoir celui mis en place dans les entreprises employant entre 11 et 49 salariés. Certains d’entre eux ont élargi ce champ de compétences, en y intégrant, par exemple, des missions d’accompagnement des salariés lors d’entretiens organisés lors de la rupture du contrat de travail, de liaison avec le CSE notamment au sujet des activités sociales et culturelles, ou de contribution à l’amélioration du bien-être au travail ainsi qu’au renforcement de la performance collective. La figure des anciens délégués du personnel a largement inspiré les stipulations correspondantes, mais les négociateurs ont parfois voulu, semble-t-il, dépasser cette référence et renouveler les pratiques qui préexistaient à la réforme de 2017.

Plus innovantes ont été, à notre sens, les initiatives ayant conduit à instaurer des commissions du CSE non envisagées au titre des dispositions légales supplétives du code du travail. Nous songeons là, avant tout, à des commissions dont les objets sont liés aux grandes transitions de notre temps et auxquelles peuvent être directement confrontées certaines entreprises. C’est ainsi qu’ont été instituées des commissions supplémentaires dont les missions sont avant tout centrées sur les enjeux environnementaux. L’on mentionnera à cet égard, aux côtés de multiples commissions « développement durable » ou « environnement » mises en place ailleurs, un accord daté du 17 février 2020 qui crée, entre autres, une « commission de la transition écologique » chargée de quatre missions :

  • préparer et participer aux réunions du CSE liées à la survenance d’un événement grave lié à l’activité des entreprises de l’unité économique et sociale (UES) ayant porté atteinte – ou ayant pu porter atteinte – à la santé publique et/ou à l’environnement ;
  •  formuler des propositions d’actions permettant d’améliorer la performance énergétique, les modes ou les types d’utilisation de l’énergie et les quantités d’énergie utilisées ;
  • proposer des mesures d’amélioration des politiques liées à la préservation de l’environnement ;
  • mener des actions de sensibilisation et d’accompagnement du personnel face aux problématiques de mobilité, d’impact environnemental et sociétal.

Un autre défi – une autre transition – a conduit les négociateurs à créer des commissions dont la loi ne définit point les contours, fut-ce à titre supplétif : la transformation numérique. Ainsi, des accords majoritaires, certes rares, ont-ils pu créer des « commissions digitalisation » au sein de CSE, en les dotant, il est vrai, de compétences plus ou moins étendues. Des commissions supplémentaires d’une autre nature ont pu être instituées, le plus souvent en lien avec des missions dont le CSE est investi. Des accords collectifs majoritaires ont, de la sorte, prévu la mise en place de commissions en limitant, par exemple, leur rôle à l’examen des réclamations individuelles et collectives ou au contrôle des comptes du comité, tandis que d’autres se sont attachés à retenir une organisation tendant à regrouper, en réalité, tout ou partie des attributions relevant des commissions prévues par les dispositions légales supplétives.

Si l’on identifie des accords collectifs prévoyant une commission santé, sécurité et conditions de travail ou une commission économique dans des entreprises où leur mise en place n’était pas obligatoire et d’autres instaurant des sous-commissions dites « spécialisées », l’on repère aussi – ce qui était a priori moins prévisible – des textes négociés procédant à une extension des compétences de la première d’entre elles ou l’inscrivant dans une perspective plus large, quitte à la rebaptiser en « commission santé, sécurité, conditions de travail et qualité de vie au travail », en « commission santé – sécurité – conditions de travail – développement durable » ou encore en « commission santé, sécurité, environnement et conditions de travail ». Dans toutes ces hypothèses, les négociateurs semblent avoir cherché à s’emparer de la liberté que leur reconnaît la loi afin de (re)configurer, de façon originale, l’instance de représentation du personnel.

Bien d’autres espaces ont été ouverts à la négociation par la réforme de 2017, qu’il s’agisse de configurer le CSE proprement dit ou, plus largement, le système de représentation du personnel. Ces négociations ont-elles donné lieu à des pratiques innovantes ?

Il est difficile d’en juger s’agissant, par exemple, de la détermination du nombre et du périmètre des établissements distincts. Ce que révèle l’examen des accords conclus en la matière c’est que les négociateurs ont parfois eu le souci d’expliciter les raisons de leurs choix, c’est-à-dire de la cartographie qu’ils ont entendu arrêter. Ils ont alors veillé, même si rien ne les y obligeait, à arrêter le nombre et le périmètre des établissements distincts, et ce, soit en mobilisant le critère tiré de « l’autonomie de gestion du responsable de l’établissement, notamment en matière de gestion du personnel » mentionné par l’article L. 2313-4 du code du travail (texte qui, pourtant, ne vise que la décision unilatérale de l’employeur), soit en convoquant d’autres critères qui peuvent, par exemple, avoir trait à l’existence de sites géographiquement distincts sous réserve qu’ils atteignent un certain seuil d’effectif ou à la caractérisation de communautés de travail.

À défaut d’innover, ces démarches traduisent la volonté de justifier les décisions auxquelles la négociation a abouti ou, au moins, reflètent les considérations qui les ont inspirées. Ces choix ont, à leur tour, lorsque les négociateurs ont choisi d’instaurer des représentants de proximité, pu prédéterminer le périmètre d’implantation de ces derniers, en retenant, selon les entreprises, un établissement non reconnu comme distinct, le cas échéant une antenne, une agence, un site.

Nous sommes certes là dans l’ordre de la co-construction, mais pas nécessairement dans celui de l’innovation par rapport aux dynamiques de négociation que la réforme entendait impulser. Peut-être en va-t-il autrement là où, au contraire, les négociateurs ont investi des espaces que la loi n’a guère orchestrés. L’on songe, à ce titre, à la formation des acteurs du dialogue social, en particulier à celle des membres du CSE. Même si les accords sont rares sur cette question, il est intéressant de relever que, dans certaines entreprises, les négociateurs ont estimé opportun, sinon même nécessaire, de prévoir au bénéfice des élus du personnel des formations au-delà de celles que la loi impose, par exemple en permettant aux suppléants de bénéficier de la formation économique, en augmentant les durées de formation prévues par le code du travail, mais aussi en instaurant des formations supplémentaires, sous forme le cas échéant de « formations communes » au sens de l’article L. 2212-1 du code du travail.

Pour modestes qu’elles soient, ces initiatives retiennent l’attention, en ce qu’elles reflètent sans doute un besoin des acteurs. Allons plus loin : l’innovation, si du moins on l’apprécie à l’aune de la liberté prise par les acteurs de la négociation par rapport au cadre légal, peut aussi résulter de stipulations prenant le contrepied des options consacrées par le législateur.

À cet égard, la place que certains accords réservent aux suppléants au sein du CSE en donne la meilleure illustration – bien qu’elle procède, à l’évidence, d’une ambition de maintenir des pratiques antérieures à la réforme de 2017. Alors que le suppléant, en vertu du second alinéa de l’article L. 2314-1 du code du travail, n’est plus censé assister aux réunions du comité qu’en l’absence du titulaire, nombre d’accords collectifs ont pris le parti d’autoriser ces suppléants à siéger au sein de l’instance aux côtés des titulaires. Des limites ont quelquefois été prévues, en réservant cette faculté à une partie seulement des suppléants ou à certaines réunions, mais, le plus souvent, revêt un caractère général, en ce qu’elle n’est ni circonscrite ni conditionnée. Cette préoccupation, consistant à préserver un certain rôle aux membres suppléants du CSE, explique, en outre, que certains accords collectifs accordent une priorité à ces élus par rapport aux titulaires en matière de désignation des représentants de proximité et y voient une manière de valoriser leurs mandats.

L’on remarquera encore que c’est pour associer les membres suppléants aux réunions du comité que les négociateurs avaient pu, avant que surgisse la crise sanitaire, imaginer leur participation selon une modalité particulière (et, en ce qui les concerne, exclusive), celle de la visioconférence. Cette observation nous amène à souligner que le contexte de la crise sanitaire aura, par la force des choses, favorisé à sa manière des innovations dans les accords collectifs relatifs aux CSE. Nombre d’accords se sont, au cours des années 2020 et 2021, attelés à organiser sous forme digitale les réunions du comité, afin d’assurer la continuité du dialogue social. Leur examen révèle cependant que plusieurs d’entre eux ont introduit des justifications d’ordres divers en se projetant au-delà du contexte sanitaire.

Un accord d’entreprise précise, de la sorte, que l’organisation des réunions en visioconférence permettra aux membres du comité « d’optimiser leurs déplacements sur les sites respectifs » et « de s’inscrire dans la démarche RSE (de la société) en évitant des déplacements routiers ». Un autre accord collectif invoque, quant à lui, des raisons présentées comme écologiques (diminuer les déplacements de chacun, notamment au moyen de véhicules personnels thermiques), sécuritaires (limiter la survenance d’accidents de trajet) et financiers (maîtriser les coûts liés à l’organisation des réunions « en présentiel », compte tenu des contraintes financières de la structure). Un troisième a encore pu faire état de « raisons pratiques liées à l’éloignement des sites de la société » et d’« un souci de préservation de l’environnement » pour autoriser le recours « de façon systématique » (sic) à la visioconférence à l’initiative du président du comité.

À travers de tels accords, ce sont bien des pratiques innovantes qui s’esquissent, consistant, au-delà des contraintes sanitaires, à admettre, parfois de façon illimitée, le recours à la visioconférence pour les réunions, ordinaires comme extraordinaires du CSE, et pour celles des commissions le composant , le but étant de faciliter la participation du plus grand nombre. Les modalités envisagées, qu’elles privilégient l’alternance (de réunions « en présentiel» et en distanciel) ou l’hybridité, sont sans doute inspirées dans certaines entreprises par une volonté de réduire les coûts afférents aux réunions, mais l’on peut y déceler aussi, du côté des représentants des salariés, un intérêt pour des modalités limitant les déplacements, et peut-être favorisant une meilleure conciliation entre l’exercice d’un mandat et la vie familiale (ou personnelle) des intéressés – avec l’espoir de favoriser des candidatures plus jeunes et plus féminines aux élections professionnelles.

Ce rapide tour d’horizon, forcément non exhaustif, révèle que les acteurs de la négociation ont pu, à propos du CSE, frayer des chemins que la loi n’avait pas toujours balisés et se montrer, ici ou là, innovants – même si, globalement, ces démarches restent rares. De telles initiatives signalent, pour ainsi dire, des possibles, parmi d’autres, susceptibles d’être saisis par les négociateurs, en même temps qu’ils traduisent discrètement, la plupart du temps, des besoins, des attentes ou des enjeux. »

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Ces pages sont roboratives (« roboratif : qui revigore, qui redonne des forces. »). Pour quelles raisons les qualifier de fortifiantes ? Au moins pour ces trois-là – et cela n’épuise pas l’éloge : parce que le questionnement qui traversent ces pages est structurant, tant pour évaluer les politiques publiques qui le suscitent que pour valoriser les pratiques qu’elles souhaitent promouvoir ; parce qu’il est bon de rappeler que les acteurs sociaux savent user des ressources que la loi leur donne pour légiférer à leur tour, au plus près des réalités socio-productives ; parce qu’il est pertinent, pour évaluer ces politiques publiques du travail, de prendre au sérieux les usages que les acteurs font des règles du travail. Commentons ces trois motifs, et déduisons de ces réflexions quelques éléments d’un programme collectif et interdisciplinaire de travail pour ces prochaines années.

Le questionnement, d’abord. Se demander si « certains accords collectifs ouvrent sur des pratiques sociales innovantes », et vouloir « déceler des démarches par lesquelles les acteurs de la négociation ont entendu s’emparer des libertés que leur reconnaissaient les textes légiférés » me semble doublement utile. Sont complétées, d’une part, les compilations statistiques, inhérentes aux productions usuelles de la DGT et de la DARES,  par des raisonnements plus complexes, énoncés par des chercheurs, eux-mêmes guidés par des hypothèses, celles-ci issues de problématiques de bonne intensité (e.g la question de l’innovation sociale à la table de négociation…) ; et les personnes qui signent ces accords collectifs, d’autre part, y sont reconnues comme des sujets de leur action, habiles à saisir les opportunités qui s’offrent à elles, faisant ainsi bon usage des normes légales puisque les mobilisant comme des leviers d’actions collectives.

L’innovation de la DGT – donner la parole à un enseignant-chercheur pour éclairer un point sensible d’une démarche d’évaluation d’une politique publique – est ici saluée et encouragée. Peut-être que d’autres experts, issus de différentes disciplines, pourront, dans les chapitres des prochains Bilans annuels de la négociation collective, nous faire part de leurs analyses et questionnements. Les publier en encadré et les faire apparaître en tant que tels et en citant les auteurs dans le sommaire permettrait cependant de différencier le statut des différents locuteurs. Autre option envisageable : accompagner la publication des bilans annuels d’une seconde publication, annexe, regroupant des analyses d’universitaires et des témoignages de praticiens, les uns commentant et interrogeant les données statistiques, les autres décrivant,  très concrètement, des pratiques de négociation collective que ne peuvent informer les chiffres bruts et les pourcentages d’évolution d’une année sur l’autre…

De même, pourrait-on envisager –  soufflons-le à la DGT et au cabinet de M. Olivier Dussopt, ministre du travail… – que ces bilans annuels de la négociation collective en France soient accompagnés d’une édition « grand public »,  diffusée lors d’un évènement public adroitement médiatisé, avec un volume de pages n’excédant pas la centaine… Cette édition 2021 du Bilan… compte en effet 501 pages (celle de 2020 comptait 473 pages, loin, certes, des outrances de 2016 et 2017 – respectivement 759 et 830 pages !). Celles-ci peuvent encore sembler (trop) denses, y compris pour des experts ou des praticiens, ces derniers souvent déconcertés par un tel volume d’informations…

Des législateurs privés entreprenants. Je lis en effet le constat de Frédéric Géa – « Les acteurs de la négociation ont pu, à propos du CSE, frayer des chemins que la loi n’avait pas toujours balisés » – comme  une confirmation des nombreux atouts d’une joint regulation réfléchie et maîtrisée. Cette régulation sociale conjointe, décrite par Allan Flanders à la fin des années 1960 puis théorisée par Jean-Daniel Reynaud (notamment dans ses articles publiés dans la Revue française de sociologie à la fin des années 1970 et 1980 ; cliquer ici et ici), fruit des efforts conjoints d’acteurs sociaux en concurrence pour déterminer le meilleur chemin socio-productif possible, permet d’inventer des dispositifs appropriés et des procédures adéquates. Syndicalistes et dirigeants d’entreprises parviennent ainsi, ici ou là, à « frayer des chemins que la loi n’avait pas toujours balisés »  du fait, rappelons-le, d’une intelligence collective générée à la table des négociations par une confrontation des arguments et le débat contradictoire, et par le souci, arrimé à leurs intérêts, de régler, hic et nunc et in varietate concordia des problèmes devenus communs puisque leur non-résolution empêchent chacun de ces acteurs de réaliser leurs projets respectifs.

Autre constat de bon aloi que nous livre Frédéric Géa, et qui peut nourrir les attendus d’un nécessaire programme collectif de recherche sur l’innovation dans les accords collectifs d’entreprise : ce qu’il nous dit du rapport à la loi quand il campe des partenaires sociaux s’instituant comme législateurs privés. Géa écrit ceci, et nous ne pouvons que confirmer son observation : « Allons plus loin : l’innovation, si du moins on l’apprécie à l’aune de la liberté prise par les acteurs de la négociation par rapport au cadre légal, peut aussi résulter de stipulations prenant le contrepied des options consacrées par le législateur. »

Géa ouvre ainsi un champ d’étude prometteur : celui de la capacité des négociateurs d’entreprise d’explorer des voies originales pour performer l’organisation socio-productive des firmes en se décalant par rapport aux réponses technocratiques usuelles, et en inventant des procédures originales et appropriées aux situations. Une fois confirmée la validité de ces expérimentations, le droit du travail, en retour, pourra alors  les intégrer dans ses dispositions…

Enfin, dernier enseignement à tirer de ces pages 261 à 267 : prendre au sérieux les usages. Ce qui suppose, comme le fait ici Frédéric Géa, de saisir l’accord collectif moins comme un contrat que comme un dispositif. Autrement dit : de porter le regard bien au-delà des clauses négociées, et de lire l’accord « dans les prolongements qui l’institutionnalisent ou qui l’objectivent » – comme le recommandait Jean-Daniel Reynaud dans un commentaire publié dans l’ouvrage collectif en hommage à ses travaux (La Théorie de la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud, éd. La Découverte, 2003). 

Il ne suffit pas, cependant, d’intégrer leur prolongement à l’étude des accords collectifs – ce qu’ils instituent, ce qu’ils transforment, etc. – et ne plus se limiter au seul énoncé des règles et au moment de la signature de l’accord. Il faut, similairement, intégrer à l’étude de ces accords collectifs leur conception en amont du processus de négociation : comment, par qui et dans quel objectif, ont-ils été imaginés ? Ce qu’indique ici Frédéric Géa à propos des justifications des règles que contiennent certains accords collectifs – « Ce que révèle l’examen des accords conclus en la matière c’est que les négociateurs ont parfois eu le souci d’expliciter les raisons de leurs choix. ( …) À défaut d’innover, ces démarches traduisent la volonté de justifier les décisions auxquelles la négociation a abouti ou, au moins, reflètent les considérations qui les ont inspirées. » – sert d’utile boussole pour densifier le travail collectif de connaissances des pratiques de négociation collective puisque sera intégré à cet effort celui de reconstituer les diverses chaînes causales conduisant à la production de ces accords collectifs.

On ajoutera, pour ces études académiques renouvelées, pour faire bonne mesure, d’autres éléments d’importance que mentionnent la plupart de ces accords collectifs : le nombre de séances de négociation et leurs ordres du jour ; les positions de chacune des parties et leurs évolutions au fil de ces réunions, etc., sans oublier l’étude du vocabulaire et des arguments déployés dans les préambules, le degré de formalisme juridique ou d’écart avec les modèles-types d’accord, etc.

L’étude des processus de négociation collective, hors enquêtes monographiques – celles-ci demeurant impératives ! – peut et doit retrouver une nouvelle vigueur ces prochaines années en articulant ainsi étroitement traitement statistique institutionnel et analyses interdisciplinaires. Nous l’avions déjà relevé et mentionné dans le rapport 2021 du Comité d’évaluation des ordonnances sur le travail de 2017, présidé par Marcel Grignard et Jean-François Pillard. Il y était écrit ceci, en dernière partie, à propos des perspectives en matière d’observations des pratiques de négociation collective et d’étude, à l’aide d’indicateurs, de la qualité du dialogue social dans les entreprises : « L’analyse d’échantillon d’accords selon des grilles codifiées est un exercice qui se répand grâce à la possibilité d’accéder aux accords en version numérique via Légifrance, mais reste à ce jour très qualitative et parcellaire, même si des options plus quantitatives sont envisagées. Ces indicateurs peuvent viser à construire tant des indicateurs de contenu des accords (dispositions prises) que de forme (qualité rédactionnelle par exemple). » S’ensuivait une note de bas de page, ainsi rédigée : « Frédéric Géa suggère ainsi une approche “juridique” visant à analyser finement les textes des accords produits dans les entreprises, en considérant que leur qualité rédactionnelle, leur contenu plus ou moins innovant ou s’émancipant du cadre légal, dit quelque chose de la qualité des processus amont et de leur faculté d’application »…

En répondant favorablement à la demande de la DGT d’écrire quelques lignes sur l’innovation dans les accords collectifs dans le Bilan 2021 de la négociation collective, Frédéric Géa vient assurément d’enclencher un cycle vertueux de libres commentaires académiques intégrés à une publication ministérielle ; cela nous sera fort utile en ces temps d’outrance politicienne…

2ème édition du « Dialogue social en action », Lyon, octobre 2022.

J’ai participé ce jeudi 6 octobre 2022 à l’une des nombreuses tables-rondes organisées dans le cadre d’un évènement co-organisé  à Lyon par le pôle Travail de la DDEETS du Rhône, l’ODDS du Rhône et le journal Le Progrès, intitulé Dialogue social en action, et dont l’objectif, rappelé par Dominique Vandroz, co-organisateur et directeur-adjoint du travail du Rhône en introduction à cette journée, de permettre aux acteurs du dialogue social de « bénéficier d’un lieu d’échanges pour mettre en valeur leurs accords, comparer leurs pratiques, identifier des champs nouveaux pour la négociation collective ».  Je reproduis ci-dessous le texte de mon intervention orale ce jour-là.

Pour les vidéos des tables rondes suivies de témoignages de praticiens « Dialogue Social et Qualité de vie et conditions de travail », cliquer ici ; « Dialogue Social et Pouvoir d’Achat », cliquer ici ; « Dialogue Social et RSE », cliquer ici ; « Dialogue Social et Egalité Professionnelle », cliquer ici.

Trophées décernés : « Prix de l’égalité Femme/Homme et de la diversité au travail », cliquer ici ; « Prix du Dialogue social dans les TPE-PME », cliquer ici ; «  Prix du Travail de demain », cliquer ici ; « Prix de la Formation et de l’emploi », cliquer ici ; «  Coup de cœur du Jury », cliquer ici.

Interventions des parrains de l’évènement, Anousheh Karvar et et Jean-Dominique SIMONPOLI, cliquer ici.

La loi du 16 août 2022 a changé la dénomination de la « prime Macron » : elle est passée de PEPA, « prime exceptionnelle de pouvoir d’achat », à PPV, « prime de partage de la valeur ». Ce qui est une très bonne chose car cet intitulé met en lumière deux évidences, toujours un peu oubliées : un, une entreprise est un lieu de création de richesses et de valeur ; et deux, cette valeur ajoutée créée par le travail salarié doit être partagée entre actionnaires, l’État et les salariés.

Le meilleur mécanisme qui opère ce partage de valeur s’appelle une négociation collective. Le mot a été inventé en 1891 par une économiste du Labour Party anglais, Beatrice Webb, puis conceptualisé dans un ouvrage écrit avec son mari Sidney Webb, Industrial Democracy, publié en 1897.

Ce mécanisme a donc 125 ans ; et c’est un mécanisme d’une puissance extraordinaire : des individus, représentants les intérêts de deux parties, salariés et employeurs, se mettent d’accord, plus ou moins facilement et pour les raisons qui sont les leurs, sur un taux de salaire ou sur une règle de travail, ou sur une manière de décider ensemble à propos de certains problèmes socio-productifs.

Problème : ce mécanisme qu’est une négociation collective est encore trop peu utilisé en France, surtout dans les TPE et PME, alors que de nombreuses dispositions juridiques la facilitent…

Deux chiffres pour illustrer cela, puisque viennent d’être publiés en juillet dernier les résultats de la dernière enquête ACEMO par la DARES et, il y a quelques jours, le Bilan 2021 de la négociation collective par la DGT. Premier chiffre : 8 % seulement des PME de 10 à 50 salariés déclarent avoir négocié en 2020 (et 7 % en 2019). Second chiffre : 44 000 accords collectifs ont été signés en France en 2021, tous types de signataires confondus, soit un quart – seulement ! – des 160 à 180 000 entreprises potentiellement concernées en France…

Pour qu’il soit efficient et satisfaisant pour toutes les parties, ce mécanisme de partage de valeur doit être précédé, à la table de négociation, par un mécanisme de « création de valeur ». Autrement dit : générer de la valeur avant de pouvoir la partager

Comment y parvenir : en raisonnant en problème à résoudre ensemble. La seule question à se poser, dans toutes les entreprises  et par toutes les parties prenantes, devrait donc être aujourd’hui celle-ci : comment maintenir, par de multiples façons, le pouvoir d’achat des salariés, compte tenu de la crise énergétique, de l’inflation croissante et des ressources disponibles dans l’entreprise ? Réponse : en étant créatif, imaginatif, d’une part, et en n’oubliant pas, d’autre part, que la préférence de l’un peut s’inscrire dans une équivalence pour l’autre.  Avec ceci à l’esprit, les deux parties peuvent alors dresser l’inventaire des différents moyens de partager cette valeur ajoutée créée par le travail de tous. Cela peut être des augmentations salariales individuelles avec une part collective, ou que du collectif mais ciblé sur les petits salaires, ou un  dispositif d’épargne salariale, la prime de partage de valeur, un dispositif de protection sociale, des tickets restaurants, la mise à disposition de matériels de l’entreprise, etc. selon le principe dit de l’optimum de Pareto : je peux donner à l’un tout ce qu’il veut jusqu’au moment où cela commence à dépouiller l’autre… Ou encore, pour prendre l’exemple des automates bancaires, pour un même montant de retrait d’argent, on peut, selon notre préférence, obtenir cette somme en petites coupures, ou en grosses coupures, ou un mélange des deux… Cette créativité en matière de pouvoir d’achat devrait rythmer vos négociations…

Je disais à l’instant que le mot « négociation collective » avait été inventé en 1891. Ce mécanisme s’est généralisé après la Seconde guerre mondiale partout dans le monde occidental. Aujourd’hui, négocier les rémunérations et débattre du thème « Dialogue social et pouvoir d’achat » semble normal pour nous tous. Je rappelle d’ailleurs que le thème « Salaires et primes, intéressement, épargne collective » c’est plus de 60 % des accords collectifs signés en 2021 –  et que le thème « Conditions de travail » n’a concerné, malheureusement, que 5 % des accords…

Rappelons-nous cependant, ou imaginons ce que fut la réaction des employeurs dans les années 1920-1930, ou les années 1950-1960, quand on leur parlait de négocier avec les syndicalistes les rémunérations des salariés : ils n’en voyaient guère la nécessité et beaucoup pensaient qu’avec cette négociation salariale le communisme était déjà à leur porte de leur entreprise…

Aujourd’hui, les questions d’organisation du travail sont cruciales ; car c’est de la qualité de cette organisation que dépendent  le succès et le bon fonctionnement de l’entreprise – donc la création de valeur, via la performance économique de l’entreprise. Il nous faut accepter le fait que cette organisation du travail doit devenir, le plus rapidement possible, un objet de négociation aussi évident et nécessaire que le sont les salaires aujourd’hui…

La prochaine édition de « Dialogue social en actions » devrait ainsi prévoir une table ronde intitulée « Dialogue social et organisation négociée du travail »…

Publication du rapport « La négociation collective en 2021 »

La Direction générale du travail a publié le 27 septembre dernier le bilan 2021 de la négociation collective en France. Je reproduis ci-dessous :

  • L’avant-propos de Pierre Ramain, directeur général du travail ;
  • Quelques schémas issus de la synthèse de ce rapport ;
  • Et les pages liminaires du rapport présentant les grandes lignes du bilan chiffré de la  négociation collective en 2021.

Pour accéder à l’intégralité du rapport, cliquer ici. Pour accéder à la synthèse de ce rapport 2021, cliquer ici.

Je commenterais dans quelques jours, en différents billets de blog, les principaux résultats de ce bilan 2021 de la négociation collective en France contemporaine.

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Avant- propos. « Après une année de recul lié à l’épidémie de la Covid-19 pendant laquelle l’agenda social a été perturbé et s’est concentré sur la négociation d’accords visant à faire face aux conséquences de la crise sanitaire, l’année 2021 est marquée par une reprise des négociations.
Le bilan de la négociation collective de 2021 revient en détail sur cette reprise. Le nombre d’accords collectifs de branche est repassé au-dessus de la barre symbolique du millier, avec 1 063 accords conclus en 2021, dont six nouvelles conventions collectives nationales. Le volume d’accords d’entreprise connait, quant à lui, un léger regain, qui devrait être confirmé en données consolidées, mais demeure en-dessous du record de 2019, signe que les effets de la crise sanitaire continuent à se faire sentir. En 2021, comme en 2020, le dialogue social a été un levier essentiel pour permettre aux partenaires sociaux de faire face à la crise sanitaire et à ses conséquences économiques, sociales et organisationnelles.
La vitalité de la négociation collective a été encouragée et accompagnée par les pouvoirs publics. On pense évidemment à l’accompagnement des négociations salariales de branche au second semestre 2021, mais également à l’accompagnement de la transposition de l’accord national interprofessionnel du 10 décembre 2020 dans la loi du 2 août 2021 pour renforcer la prévention en santé au travail, qui consacre d’ailleurs une place centrale de la négociation collective sur les sujets de santé et sécurité au travail.
L’État a encouragé cette dynamique en élargissant le champ de la négociation collective à de nouveaux sujets comme l’environnement ou en confortant des politiques de soutien aux entreprises et aux salariés par le biais d’accords collectifs comme le dispositif Transitions collectives pour la  formation professionnelle ou en matière d’épargne salariale.

Il l’a également fait en faisant reposer la régulation des relations entre les plateformes et les travailleurs qui y recourent sur le dialogue social. Cette confiance a motivé la construction d’un cadre de représentation collective des travailleurs indépendants des plateformes de la mobilité permettant d’associer ces travailleurs à la détermination collective de leurs conditions de travail et des garanties dont ils bénéficient dans l’exercice de leur activité professionnelle. L’État est resté mobilisé pour encourager la conclusion d’accords collectifs :
• En poursuivant le travail d’appropriation des dispositions législatives en matière de droit conventionnel par les acteurs locaux et nationaux, avec l’appui des services déconcentrés du ministère, des observatoires départementaux du dialogue social, de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) ou de l’Institut national du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle (Intefp).
• En accompagnant, lorsque cela s’avérait nécessaire, les partenaires sociaux dans le cadre des commissions mixtes paritaires de branche, qui ont été particulièrement sollicitées en 2021 sur la négociation salariale.
• En accentuant encore ses efforts dans l’instruction des demandes d’extension des accords de branche pour en sécuriser juridiquement la mise en œuvre, tout en poursuivant avec succès les efforts engagés au second semestre 2020 pour réduire les délais d’extension.
Au-delà de la dynamique quantitative, l’analyse qualitative du contenu des accords qui figure dans ce bilan confirme également que la négociation collective est un levier essentiel pour permettre aux entreprises, employeurs et salariés de s’adapter face aux grands défis auxquels nous sommes confrontés : crise conjoncturelle, mutations économiques et démographiques, transition écologique, transformation des métiers, etc.
Nous constatons ainsi, en 2021, un regain de l’activité conventionnelle en matière de salaires dans l’ensemble des branches professionnelles : après avoir accusé un fort ralentissement en 2020, cette thématique de négociation, la plus abordée par les partenaires sociaux, est repartie à la hausse du fait de la reprise économique, avec 377 accords et avenants conclus. L’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, au second rang des thématiques les plus abordées, progresse également.

Au niveau des accords d’entreprise, c’est la percée significative de la thématique des conditions de travail, y compris dans les plus petites d’entre elles, liée au développement du télétravail, qui témoigne de cette réactivité de la négociation. Et l’année 2021 reste évidemment marquée par la poursuite des négociations de branche et d’entreprise liées à la crise sanitaire et à ses conséquences économiques et sociales.
Suspendu du fait de la crise sanitaire, le chantier de la restructuration des branches a été relancé en 2021 pour achever notamment la fusion des branches couvrant moins de 5 000 salariés inscrite à l’agenda de la sous-commission de la restructuration des branches de la Commission nationale de la négociation collective, de l’emploi et de la formation professionnelle (CNNCEFP). Les travaux conventionnels de rapprochement et d’harmonisation des conventions collectives fusionnées se sont également poursuivis, avec la conclusion d’un accord de fusion et de trois nouvelles conventions collectives couvrant chacune plusieurs branches existantes.
Enfin, pour l’ensemble des branches professionnelles, ainsi que pour le secteur national interprofessionnel, des organisations syndicales et professionnelles candidates et pour les services de la direction générale du travail mobilisés dans l’instruction de ces candidatures, l’année 2021 a vu l’aboutissement du précédent cycle de représentativité et l’ouverture du cycle 2021-2024 avec l’édiction des arrêtés de représentativité syndicale et patronale. Ils fonderont, pendant les 4 années qui viennent, la légitimité des accords collectifs négociés.

Avant de vous laisser vous plonger dans ce bilan, une fois de plus particulièrement riche, et vous permettre de mesurer directement le dynamisme du dialogue social dans notre pays, je souhaite remercier toutes celles et ceux qui, par leur mobilisation au quotidien et leur énergie, y ont contribué. »

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(Pages liminaires du rapport 2021)

1. L’activité conventionnelle de branche et d’entreprise reste dynamique malgré le contexte sanitaire
1.1. Une reprise générale de la négociation collective au niveau interprofessionnel et de branche, avec 1 070 accords conclus en 2021
Après un fort ralentissement lié à la crise sanitaire, l’activité conventionnelle de branche repart à la hausse (+ 5 %) tandis que la négociation collective interprofessionnelle est en retrait par rapport à 2020.
Au niveau interprofessionnel, sept accords et avenants ont été conclus en 2021, pour 14 en 2020. Ainsi, un accord interprofessionnel infranational a été signé, pour trois en 2020 et quatre en 2019. Le nombre d’accords nationaux interprofessionnels (ANI) recule également par rapport à l’année précédente avec six accords et avenants conclus, contre 11 en 2020. L’année 2021 a cependant été marquée par la signature de l’ANI du 14 octobre 2021 relatif à la formation professionnelle « pour adapter à de nouveaux enjeux la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel ».
Au niveau de la branche, après un net recul en 2020 suite à la pandémie de la Covid-19, le volume d’accords conclus est en hausse, avec 1 063 accords en 2021 contre 1 013 en 2020. Il retrouve ainsi un niveau proche des années 2015 et 2016, respectivement de 1 098 et de 1 033 accords, malgré le contexte de crise sanitaire qui s’est poursuivi en 2021. Parmi ces accords de branche, le nombre de nouvelles conventions collectives nationales (CCN) signées est le plus élevé de ces 4 dernières années avec six CCN signées en 2021, contre deux en 2020, une en 2019 et quatre en 2018. Par ailleurs, trois avenants de mise à jour d’une convention collective ont été conclus, contre deux en 2020.

1.2. La négociation d’entreprise est stable avec 76 820 accords collectifs conclus en 2021
Le nombre de textes conclus et enregistrés en 2021 augmente légèrement de 0,9 % par rapport à 2020 (97 420 en 2021 pour 96 520 en 2020). Parmi ces textes, 76 820 accords collectifs ont été signés et enregistrés, soit un résultat stable par rapport à 2020 (76 650 accords), en données provisoires à concept constant. Cette activité reste néanmoins inférieure à celle de 2019, avant la crise sanitaire, où 80 700 accords avaient été enregistrés.

La nature des textes signés en 2021 se répartit comme suit :
• 74 % sont des accords ou avenants conclus par des délégués syndicaux, des élus ou des salariés mandatés – la part de ces textes progresse de près de trois points par rapport à 2020 ;
• 26 % ont été approuvés par consultation des salariés, cette proportion recule de trois points.

Le nombre d’accords et d’avenants déposés par les entreprises de moins de 50 salariés en 2021 est en retrait de 6 % par rapport à 2020, après une hausse continue depuis 2017. Ce sont 28 260 accords et avenants qui ont été conclus en 2021 pour 30 200 accords et avenants en 2020. Ils portent principalement sur l’épargne salariale (65 %) et, comme en 2020, concernent pour près de la moitié d’entre eux les secteurs du commerce, du transport, de l’hébergement-restauration et des activités de services aux entreprises.
L’approbation à la majorité des deux tiers (46 %) et la signature par l’employeur seul (26 %) constituent les modes de conclusion dominants. Si les délégués syndicaux sont plus représentés que l’année précédente avec une augmentation de trois points (9 % des textes signés), ils restent un mode de conclusion minoritaire.
Le nombre d’accords et avenants dans les entreprises de 11 à 20 salariés est en légère progression avec 5 670 accords et avenants conclus en 2021 (contre 5 370 en 2020) dont 2 060 accords et avenants hors épargne salariale (contre 1 990 en 2020). Parmi ces 2 060 accords et avenants, 40 % ont été ratifiés par référendum.
Concernant les entreprises de moins de 11 salariés, ce sont 13 410 accords et avenants qui ont été déposés en 2021, soit une baisse de 18 % sur un an et 4 % sur 2 ans. Hors épargne salariale, le volume d’accords et avenants signés est relativement stable (3 530 accords et avenants en 2021 pour 3 920 en 2020). 83 % d’entre eux ont fait l’objet d’une approbation aux deux tiers, un taux en forte hausse depuis 5 ans : + 78 points.

2. La hiérarchie des thèmes les plus abordés reste relativement inchangée
Au niveau des branches, la hiérarchie des thèmes les plus abordés dans les accords est, dans son ensemble, similaire aux années précédentes.
L’année 2021 est notamment marquée par un regain de l’activité conventionnelle en matière de salaires dans l’ensemble des branches. En effet, après avoir accusé un fort ralentissement en 2020 suite à la crise sanitaire (290 avenants), le thème des salaires repart à la hausse avec 377 avenants conclus en 2021, restant le thème le plus abordé par les partenaires sociaux. Cette progression de 30 % par rapport à 2020 s’explique par un contexte spécifique : confinements et ralentissement de la croissance économique en 2020 liés à la crise sanitaire, hausse de l’inflation en 2021.
Le thème de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes progresse d’une place, passant devant celui de la formation professionnelle, le nombre d’accords conclus dans ce domaine étant en légère augmentation avec 231 textes signés en 2021 contre 204 en 2020. Le nombre d’accords spécifiques – c’est-à-dire traitant exclusivement ou à titre principal de l’égalité professionnelle et salariale – a lui aussi progressé, passant de 11 en 2020 à 15 en 2021.
La thématique de la formation professionnelle et de l’apprentissage recule, quant à elle, d’une place avec 185 accords de branche conclus en 2021 contre 201 en 2020. Toutefois, comme l’année dernière, cette thématique de négociation reste plus souvent abordée qu’en 2017 (153 accords), du fait notamment de la prise en compte par les partenaires sociaux des diverses évolutions intervenues suite à la loi du 5 septembre 2018 relative à la liberté de choisir son avenir professionnel et aux mesures règlementaires qui l’ont accompagnée. Dans la continuité de 2020, outre les accords portant sur les différents dispositifs et outils de formation professionnelle, une grande partie des accords portent sur l’activité réduite, l’activité partielle de longue durée (APLD) et sur le dispositif Pro-A en 2021.
Par rapport à l’année dernière, l’activité de la négociation collective en matière de protection sociale complémentaire est, elle aussi, en retrait puisqu’elle enregistre une baisse de 31 % par rapport à 2020, passant de 139 à 96 textes. Cette diminution du nombre d’accords s’explique notamment par l’aboutissement de la mise en conformité des accords de frais de santé à la réforme « 100 % santé » (sept accords examinés en 2021 contre 62 accords en 2020).
Pour la troisième année consécutive, le thème des conditions de conclusion est moins abordé, avec 140 mentions en 2021, contre 179 en 2020 et 345 en 2019. Cette baisse significative résulte de l’appropriation progressive par les partenaires sociaux des nouvelles obligations introduites par les ordonnances de 2017 en matière de prise en compte des spécificités liées aux entreprises de moins de 50 salariés (dites « clauses TPE »). De nombreux avenants avaient, en effet, été signés en 2019 afin de compléter les accords conclus sans cette clause obligatoire. Ces derniers sont aujourd’hui moins nombreux, entrainant une baisse globale du thème des conditions de conclusion des accords. Si elles étaient en progression en 2020, les thématiques du contrat de travail et du temps de travail reculent en 2021, passant de 77 textes en 2020 à 53 en 2021 pour la première et de 113 textes à 78 pour la seconde. S’agissant du temps de travail, le nombre de textes conclus reste toutefois supérieur à celui de 2019 (39 accords) et 2018 (50 accords).
Le thème des conditions de travail reste, quant à lui, stable par rapport à l’année précédente avec 26 textes en 2021 contre 25 en 2020.
Enfin, l’année 2021 marque aussi la fin de la baisse continue de la thématique des classifications observée depuis 2016. Avec 27 accords ou avenants conclus sur ce thème, il retrouve un niveau supérieur à 2020 (neuf accords) et 2019 (20 accords

Au niveau de l’entreprise, parmi les 76 820 accords et avenants conclus en 2020, plus de 44 % sont relatifs à l’épargne salariale, 22 % à la durée du temps de travail, 20 % aux salaires et 8 % aux conditions de travail.

L’épargne salariale reste le premier thème abordé dans les accords conclus avec 34 120 textes : ce volume est stable par rapport à 2020 (- 1 point), légèrement au-dessus de celui de 2019 (+ 3 points).
Comme en 2020, le temps de travail est en seconde position devant les salaires en 2021 avec 16 800 accords enregistrés (18 140 en 2020). Même si sa part diminue de deux points par rapport à 2020, l’ensemble des dispositifs d’aménagement du temps de travail mis en place pendant la crise sanitaire suscite un surcroît d’accords sur ces thématiques. La proportion d’accords portant sur la fixation des congés est, elle, en recul (- 15 points) après un pic en 2020, dû à la mesure exceptionnelle de crise permettant à l’employeur d’imposer la prise de congés payés, de les fractionner ou de les suspendre temporairement.
À l’inverse, l’année 2021 est marquée par une part croissante des conventions de forfaits avec 2 570 accords conclus, soit 740 de plus par rapport à 2020 (+ 40 %). Si la thématique des salaires et primes est stable en 2021 avec 15 320 accords enregistrés (contre 15 240 en 2020), elle diminue sur deux ans (- 2 points). Cette tendance à la baisse s’explique notamment par le conditionnement du versement de la prime exceptionnelle de pouvoir d’achat à la conclusion d’accords d’intéressement.
Avec 6 070 accords conclus en 2021, le thème des conditions de travail passe devant celui du droit syndical et des instances représentatives du personnel (IRP), 3 810 accords en 2020. Impulsés par les conséquences de la crise sanitaire, deux tiers de ces accords (67 %) portent sur le télétravail avec 4 070 accords, contre 2 760 accords en 2020.
Pour les entreprises de moins de 50 salariés, le thème de l’épargne salariale reste également le plus abordé, dans 65 % des textes. Hors épargne salariale, les mentions les plus fréquentes sont le temps de travail (57 %) et les salaires et primes (plus de 23 %). Si la thématique du temps de travail est pratiquement stable (- 0,5 point) par rapport à l’année précédente, celle des salaires et primes est en
retrait de près de trois points.
Enfin, le thème des conditions de travail enregistre une percée significative en 2021 en augmentant de six points par rapport à 2020. Cela s’explique par une croissance continue du nombre d’accords télétravail signés dans les entreprises de moins de 50 salariés avec 850 accords conclus en 2021 contre 530 en 2020 (230 en 2019, 140 en 2018 et 30 en 2017). »

Négocier la santé et la sécurité au travail. Quoi ? Pourquoi ? Comment ?

 (Je reproduis ci-dessous le texte de ma conférence vendredi dernier, le 16 septembre 2022, lors du Premier Forum régional sur la santé au travail, tenu à l’université d’Orléans, à l’initiative de la DREETS Centre-Val de Loire. Plus de 500 personnes présentes toute la journée, de multiples ateliers en parallèle, tous passionnants, des débats riches entre préventeurs, consultants, syndicalistes, employeurs et médecins du travail… : félicitations aux équipes de la DREETS Centre-Val de Loire pour cet excellent travail de préparation et d’organisation !)

***

Quelle place est réservée au thème « Santé et sécurité au travail » dans les négociations collectives dans la France contemporaine ? En 2020, sur 76 650  « textes » déposés dans les DREETS, 34 150 concernaient « l’intéressement, la participation, l’épargne salariale » (soit 44,6 %) ; 18 140 le « temps de travail » (soit 23,7 %), et 15 240 les « salaires et primes » (soit 19,9 %). Loin derrière, très loin, figurait le thème « Conditions de travail », avec (seulement) 3810 textes (soit 5 %) où sont comptabilisés par la DGT les (rares) accords collectifs consacrés à la commission Santé et sécurité du CSE, au télétravail, à la médecine du travail et aux politiques de prévention. Ici, en Centre-Val de Loire, d’après les chiffres du 4ème Plan Régional de Santé au Travail 2021-2025, seuls 4 % des textes concernent les conditions de travail, 0.2 % la pénibilité du travail, et 2,1 % le télétravail, sur un total de 303 textes déposés durant le premier semestre 2021. Pas d’exception, donc, en Val de Loire : la situation y est identique que n’importe où en France… Disons-le franchement : la santé et la sécurité au travail n’est pas en France un thème de négociation collective ; 2 à 3 % d’accords collectifs sur ce thème, c’est peu, trop peu, et c’est dommage !

Je vais donc ici plaider une cause – une noble cause ! –  celle de la négociation collective. Mon propos, en quatre affirmations, est le suivant : un, la négociation collective devrait être au cœur de ces thématiques de santé et sécurité au travail. Deux, elle devrait nourrir, enrichir le traitement de ces thématiques. Trois, elle devrait permettre de traiter ces thématiques avec une plus grande efficacité. Et quatre, elle devrait permettre de rendre les salariés, les managers, les experts et les préventeurs, des acteurs majeurs de ces questions de santé et de sécurité au travail, et faciliter la coordination de leurs efforts. Voilà, c’est dit ; je vais maintenant argumenter en ce sens…

Rappelons tout d’abord les enjeux, sociaux et politiques, de ces questions de santé et de sécurité au travail. Tout commence par un rapport : le rapport de Charlotte Lecoq, députée de La République en Marche, assisté de Bruno Dupuis, consultant en relations sociales, et de Henri Forest, ancien secrétaire confédéral de la CFDT en charge de la santé au travail. Après la remise du rapport au Premier ministre Edouard Philippe fin août 2018, Mme Lecoq souhaite aussitôt déposer un projet de loi d’origine parlementaire. Devant les protestations syndicales, le gouvernement accepte que les partenaires sociaux (re)prennent la main mais leur enjoint de le faire avant fin décembre 2020, faute de quoi il se ressaisira du dossier…

L’accord national interprofessionnel est signé le 9 décembre 2020, après 14 réunions de négociation. Un projet de loi est aussitôt déposé à l’Assemblée nationale le 23 décembre, signé par Mme Lecoq et les députés En Marche. La loi est promulguée le 2 août 2021. Voilà pour l’histoire du processus, à gros traits. Tirons rapidement quelques leçons.

Il s’agit d’un  jeu à trois – patronats, syndicats et État –, classique en France, où chacun joue, alternativement ou simultanément, avec l’un puis avec l’autre partenaire (c’est donc toujours deux contre un…), selon ses intérêts du moment. Quand ce n’est pas l’un, c’est l’autre qui mise sur la réglementation pour faire avancer tel dossier, plutôt que sur la négociation, de sorte que les rendez-vous manqués sont légion… Ici, face au risque d’être dépossédé du dossier, patronats et syndicats ont jugé bon de se mobiliser. Ce matin, lors de la seconde table ronde, Catherine Pinchaut, qui pilota l’équipe CFDT de négociation de l’ANI de 2020, a fort bien décrit les raisons qui ont permis d’aboutir, somme toute assez rapidement, à cet accord. Ce fut, entre autres choses, la volonté des partenaires sociaux, je cite ici un communiqué de Force Ouvrière à l’automne 2020, « de ne pas faire table rase du passé et laisser étatiser le système », ou dans les mots du Medef, « éviter que les pouvoirs publics ne se saisissent d’un sujet qui relève avant tout des relations entre les employeurs et les salariés et décident d’une nationalisation d’un dispositif qui est financé en grande partie par les employeurs »…  Il y eut aussi le large consensus autour de la promotion d’une « culture de la prévention » dans les entreprises et une meilleure coordination des différents acteurs du système de santé au travail…

C’est dans ce cadre de mixte entre « démocratie sociale » et « démocratie parlementaire », comme cela fut dit ce matin à cette même table ronde par Bruno Dupuis, que je passe à la deuxième partie de mon propos – le pourquoi. Autrement dit : pourquoi négocier, en général, dans l’entreprise, et en particulier y négocier la santé et la sécurité au travail ? Je présente ici au moins dix bonnes raisons. Il y en a d’autres mais celles-ci me semblent déjà bien répondre à la question…

Motif 1 : parce que c’est la loi, et que « nul n’est censé ignorer la loi »… L’article L.2242-19-1 du code du travail, suite à la loi du 2 août 2021 stipule ainsi : « La négociation prévue à l’article L. 2242-17 peut également porter sur la qualité des conditions de travail, notamment sur la santé et la sécurité au travail et la prévention des risques professionnels. Elle peut s’appuyer sur les acteurs régionaux et locaux de la prévention des risques professionnels. » Notons que c’est une possibilité (« peut également porter sur… »), à la différence d’autres obligations, qui pèsent sur les directions d’entreprises, selon l’effectif salarié, selon les thèmes, etc. Mais la loi institue désormais clairement le thème de la santé au travail comme un thème de négociation collective ; c’est un puissant levier ainsi offert aux partenaires sociaux…

Motif 2 : parce que la norme négociée est adaptée aux situations singulières. La loi, dit-on, est abstraite, générale et impersonnelle (c’est ce qui fait sa force et sa légitimité…). La norme négociée, elle, est concrète et particulière : elle émane des acteurs de l’entreprise, qui deviennent ainsi des « législateurs privés » –  selon le mot du sociologue anglais des années 1960-1970, Allan Flanders. Et  cette « législation paritaire » est valable hic et nunc, pour une entreprise donnée, pour une durée précise et au regard de contraintes et d’opportunités singulières…

Motif 3 : parce que la norme négociée est plus stable que la règle légale. La production de la règle légale est un processus politisé. Son contenu est différent selon la couleur politique de la majorité parlementaire. Dans l’entreprise, la stabilité des partenaires sociaux est le garant d’un certain pragmatisme des échanges

Motif 4 : parce que la norme négociée est facilement révisable. Conçue pour répondre à une situation socio-productive précise, cette norme peut être révisée, par voie d’avenant à l’accord collectif initial, ou en négociant un nouvel accord collectif,  dès lors que cette situation productive s’est modifiée. Le droit conventionnel est un droit modelable ; sa plasticité en fait son utilité…

Motif 5 : parce que la norme négociée est novatrice. Sa concrétude, son particularisme et son pragmatisme l’autorisent à innover dans sa forme et dans son contenu. Elle peut s’expérimenter ; un ajustement est toujours possible…

Motif 6 : parce que la norme négociée, du fait de la confrontation des idées de tous, peut s’avérer plus pertinente que la règle légale. La confrontation (parfois vive !) des idées, des arguments et des solutions est souvent gage d’efficience des solutions. Chaque équipe de négociation doit convaincre l’autre de la justesse de son point de vue et de l’appropriation au problème à régler de la solution qu’elle propose. De cet un effort argumentatif découle une meilleure pertinence de la solution adoptée…

Motif 7 : parce que les questions de santé et de sécurité au travail sont au cœur de l’organisation du travail productif, que certaines organisations de travail sont productrices de risques psychosociaux, et que de la qualité de cette organisation du travail – à la fois innovante, performante et respectueuse du  bien-être au travail des salariés – dépend le succès de l’entreprise sur ses marchés. Le lien est désormais avéré entre qualité du dialogue social et performance de l’entreprise. Je cite ci-après quelques phrases de conclusion de Aguibou Tall, auteur de l’étude publiée en 2021 par la DARES, Dialogue Social et performance : une étude sur données d’entreprises françaises: « Nos résultats montrent qu’un dialogue social “constructif” affecte de manière significative et positive la productivité des entreprises françaises. En outre, le dialogue social “très actif” affecte plus la productivité de l’entreprise que les autres types, suivi par celui dit “formel sans conflits”. Ces résultats mettent en lumière que la négociation collective (formelle) combinée à la consultation des salariés (informelle) constitue un facteur favorable à la productivité des entreprises françaises. Dans cette étude, nous mettons aussi en évidence le lien entre le dialogue social et une mesure subjective de la performance. Nos résultats suggèrent que, pour les employeurs ou pour les représentants de direction en France, le dialogue social, quel qu’en soit le type, contribue parmi d’autres facteurs plus classiquement considérés dans la littérature à améliorer la croissance du volume de l’activité de l’entreprise. »

Motif 8 : parce que la santé et la sécurité au travail est un thème à la fois consensuel et conflictuel. Ce thème relève, selon l’expression nord-américaine, du mixed bargaining. Il comprend à la fois des aspects distributifs et intégratifs (les issues et les problems, dans les termes de Richard Walton et Robert McKersie – autrement dit : les revendications et les problèmes). Et la meilleure manière de traiter les premières est de les penser comme des problèmes à résoudre…

Motif 9 : parce que ce sont des enjeux publics majeurs et qu’il est donc nécessaire d’associer toutes les parties à la re-conception du système de santé au travail en France et le faire à partir de situations concrètes, et assis à la table de négociation, en utilisant les ressources du dialogue social territorial et en mobilisant les acteurs régionaux de la prévention…

Motif 10 : parce qu’il existe de nombreux acteurs et outils, pratiques et conceptuels, que tous faciliteront vos négociations, et que vous pouvez vous y engager sans craintes ni réticences…

Reste donc une dernière question : comment s’y prendre ? Je ne vais pas ici, rassurez-vous, faire un cours de techniques de négociation collective ; je vais me contenter de lister dix conseils ou recommandations… À la question : « Comment faire ? », je réponds ainsi :

Un. En n’oubliant pas ce qu’est une négociation collective. Ce n’est ni un match de boxe, ni la descente du Chassezac par gros temps, pas plus qu’une comédie de boulevard… C’est un processus de co-détermination des règles du travail et de la qualité de vie au travail – tout simplement. C’est donc, simultanément : un processus de résolution conjointe de problèmes socio-productifs, et un processus de prise de décision conjointe.

Résoudre ensemble un problème socio-productif et prendre une décision à plusieurs sont les deux faces d’une même activité de régulation sociale conjointe. Pourquoi ? Pa    rce que les conflits sont courants dans nos organisations de travail, surgissant du fait des difficultés de la coopération au travail, des aléas de la coordination entre les tâches à effectuer, de la volonté, farouche, d’autonomie des personnes, de leur capacité à défendre leurs intérêts et points de vue, etc. Qu’est-ce qu’un conflit ? Réponse : le blocage momentané de la prise usuelle de décision… 99 % des désaccords quotidiens se règlent néanmoins par des arrangements, des ajustements, des renoncements et des compromis de toutes sortes. Mais pour 1 % d’entre eux, les individus refusent de s’ajuster et en font une question d’honneur et de justice. Ils s’installent dans la dispute ; une dynamique conflictuelle s’instaure. Pendant ce temps, les problèmes socio-productifs continuent de peser ; certains peuvent être réglés de façon subsidiaire, par les salariés eux-mêmes, plus souvent par leurs managers ou entre eux deux. Qu’est-ce qu’un problème ? C’est l’écart entre un résultat attendu et le résultat constaté. Et cet écart empêche les deux parties d’atteindre leurs propres objectifs (une bonne qualité de vie au travail ; le succès de l’entreprise sur ses marchés, etc.) et les buts qu’ils se sont donnés en commun (par exemple : satisfaire le client, lui offrir un produit ou un service de qualité ; un climat social motivant, etc.). Qu’est-ce « négocier » ? C’est donc « débloquer ce blocage », et se mettre d’accord ensemble sur une formule de résolution des problèmes qu’ils doivent résoudre en commun…

Deux. En pilotant ce processus de négociation collective… comme un processus de résolution de problème ! Un schéma de principe d’une « négociation collective fondée sur une démarche de résolution de problème » a été  proposé par Richard Walton et Robert McKersie dans leur ouvrage paru il y a plus de 50 ans, en 1965, intitulé : A Behavioral Theory in Labor Negotiations… Le modèle différencie quatre étapes, avec des rétroactions possibles : d’abord l’identification du problème à résoudre, où les deux parties négocient sa définition. Puis la recherche de scénarios de résolution de ce ou ces problèmes, que dressent conjointement les parties, notamment au cours de séances de créativité. Ensuite une séquence d’examen de ces scénarios, du point de vue de leur appropriation au problème, de leur faisabilité et de leurs éventuelles conséquences. Enfin, dernière étape : la négociation d’une liste de critères pour procéder au choix d’un ou d’une combinaison de scénarios de résolution du problème.

Cette démarche, méthodique, et qui correspond à un processus classique de prise de décision, est pour moi le mode normal d’un processus de négociation collective. Je le disais à l’instant : négocier n’est pas monter sur le ring et cogner l’adversaire ; ni se mouvoir dans les eaux tumultueuses d’une rivière sauvage, où tous les coups sont permis ; encore moins jouer sur une scène de théâtre l’énième version d’une pièce de boulevard ! Négocier, c’est gérer avec méthode un désaccord…

Trois. En déployant tous les outils, procédures et dispositifs du dialogue social. Dialogue social ? C’est-à-dire, selon la définition de l’OIT : « tous les types de négociation, de consultation ou simplement d’échange d’informations entre les employeurs et les salariés à propos de sujets d’intérêt commun ». Mon conseil est donc d’articuler la composante « négociation collective » avec les autres composantes du dialogue social. Je m’attarde rapidement sur ce point. Croisons deux axes ; le premier est relatif aux dispositifs de décision, gradués du moins décisionnel au plus décisionnel – je les nomme : dispositifs d’expression, d’aide à la décision de l’employeur et de décision conjointe. Le second axe est relatif aux mécanismes par lesquels sont prises ou enrichies ces décisions : l’expression des individus, la délibération collective et la régulation conjointe. Au croisement des ces deux axes, pour chaque dispositif et chaque mécanisme, des « activités de dialogue social » apparaissent. J’en repère sept, du moins au plus co-décisionnel : discussion, expression des salariés ; échange d’informations ; consultation ; concertation ; négociation collective ; paritarisme ; et codétermination. Mon message ici, à ce sujet : n’oubliez pas d’utiliser toutes ces activités de « dialogue social », et faites-le de manière ajustée aux difficultés et aux besoins…

Quatre. En n’oubliant pas que “se hace camino al andar (“Marcheur, il n’y a pas de chemin / Le chemin se construit en marchant”, selon les vers du poète Antonio Machado, 1917). Autrement dit : il vous faut soigner la méthode, porter attention au processus, etc., pour garantir le résultat. Je cite ici, pour éclairer ce point,  le titre d’un article paru il y a peu dans la revue de l’ANACT : « La construction d’un accord QVT est au moins aussi important que l’accord lui-même ». L’assertion est profondément juste ; car de la qualité d’un processus dépend toujours la qualité de son résultat…

Raisonner en « ingénierie de la négociation collective » prend alors tout son sens. N’oubliez pas les diverses modalités sur lesquelles vous pouvez jouer :  des réunions plénières, certes, mais aussi des ateliers, pour creuser un aspect du problème ; des compte rendus intermédiaires, pour nourrir les plénières ; une étude documentaire, en binôme paritaire ; une visite dans une entreprise dont le dispositif de santé / sécurité vous apparaît judicieux ; la participation à un cluster animé par l’ARACT locale ; un entretien téléphonique avec un ou deux préventeurs, un ou deux médecins du travail, etc. Bref : pensez « management de projet » et « mobilisation des ressources disponibles » ! Aveu : je suis toujours aussi effaré que la négociation collective soit à ce point considérée comme hors champ : rien ne vous empêche, pour négocier avec efficacité, d’utiliser les outils – ils ont près de vingt ans désormais ! – du management de projet… Et si vous négociez en vous appuyant sur le diagramme d’Ishikawa ?

Cinq. En étant créatif, imaginatif, innovant, etc. Je ne commente pas plus ce conseil pour vous obliger d’être, justement, innovant dans vos négociations !

Six. En jouant sur les différences de valorisation… L’idée de base est la suivante : rendre compatibles des intérêts divergents, et rendre communs des intérêts différents. Exemple, banal, pour le premier cas. Pierre veut passer ses vacances au pied du Fort de Brégançon car il adore nager. Pierrette veut passer ses vacances dans les hauts de Chamonix car elle adore respirer l’air pur. Solution de compromis : ils louent un gîte au lac de Serre-Ponçon… Pour le second cas : vous voulez que je sois bref pour pouvoir poser des questions et échanger ; je veux ne pas rater mon train de retour en Ardèche ce soir ; nous sommes donc d’accord… pour des raisons différentes !

Sept. En utilisant différents mécanismes de mise en accord. J’en identifie cinq. Il y a : l’échange (« Je te donne une partie de ce que tu veux ; tu me donnes en retour une partie de ce que je veux ») ; la compensation (« Je t’ai donné une part de ce que tu voulais ; donne-moi en retour une compensation, pour équilibrer les dotations finales ») ; la concession (« Puisque tu as réduit ta prétention de x unités, alors je réduis la mienne de n unités ») ; la combinaison (« Tentons de construire un scénario d’accord où chacun ne renonce à aucune de ses prétentions » – cf. le Traité Israélo-égyptien de 1978) ; et la redéfinition (« Nous nous trompons tous les deux ; le problème est mal posé, et nos solutions ne sont pas appropriées ; redéfinissons le problème et recherchons d’autres solutions ! »). Pensons à utiliser tous ces mécanismes dans nos processus de négociation !

Huit. En mutualisant les expériences et en s’inspirant des « bonnes pratiques »…  Inspirez-vous de ce que d’autres ont fait ici face à des problèmes similaires et faites savoir aux autres ce que vous faites et comment vous le faites, via vos organismes professionnels, vos organisations syndicales ou vos cabinets d’expertise… Parmi les outils utiles, outre la littérature spécialisée, les magazines et les sites web dédiés, n’oubliez pas la base de données des accords LégiFrance…

Neuf. En osant expérimenter, en adaptant sans cesse les dispositifs aux besoins /nécessités… Donc en construisant, via un processus de négociation collective, les éléments d’une politique de santé-sécurité propre à votre entreprise ou votre administration. Je donne ici, en vrac, quelques exemples. Cela peut concerner : l’aménagement de la procédure d’information-consultation du CSE en matière de prévention de la santé et sécurité au travail ; l’élaboration du programme annuel de prévention des risques à présenter devant le CSE dans les entreprises de plus de 50 salariés ; l’organisation, régulière, de consultations pour avis du CSE, au fur et à mesure des étapes et des réalisations ; l’expérimentation de divers changements dans l’organisation du travail à des fins de prévention, etc. Sur tous ces thèmes, la négociation collective est un outil parfaitement adapté !

10. En lisant (c’est de l’humour…) Méthode de négociation collective, édité chez Librinova (cliquer ici pour y accéder), et bientôt Abécédaire de la négociation collective, qui paraîtra dans quelques semaines.

Merci de votre écoute et de votre patience !

« Quelle place pour les partenaires sociaux dans le contexte politique de la rentrée 2022 ? » (Les Clés du social)

(Je reproduis ci-dessous un article publié samedi 17 septembre sur le site Les clés du social. Je partage pleinement l’analyse proposée et la conviction qui l’anime. Pour visiter ce site et utiliser ses nombreuses ressources, cliquer ici).

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« Les élections présidentielles et surtout législatives amènent une configuration politique nouvelle qui forcément aura des répercussions sur l’attitude et le positionnement des partenaires sociaux vis-à-vis des pouvoirs publics et des institutions politiques au niveau national.

Dans ce contexte quel pourrait être le positionnement des partenaires sociaux ? Entre lobby, autonomie, alliances objectives ou voulues, voire concurrence avec les partis politiques, quelle attitude prendre pour peser sur les débats de cette rentrée 2022 et au-delà ? Nul doute que la question du dialogue social et de la place des partenaires sociaux sera posée.

C’est plus compliqué pour les partenaires sociaux

C’est plus compliqué, parce que nous sortons d’une période où la confiance entre l’exécutif et les partenaires sociaux est nettement émoussée. Les difficultés rencontrées lors du premier quinquennat à communiquer et travailler avec l’État amènent les partenaires sociaux à la prudence dans leur relation avec le pouvoir politique.

Ensuite, parce qu’en raison de la nouvelle donne politique l’exécutif, qui n’a plus la majorité absolue au Parlement, est obligé de trouver des compromis avec d’autres forces politiques pour faire passer ses projets de loi. Ainsi, sur des sujets sensibles comme l’assurance chômage ou les retraites, il pourrait être plus à même de composer avec des forces politiques tels que les Républicains qui sont traditionnellement plus à l’écoute du patronat que des organisations syndicales. Il peut utiliser le passage en force en utilisant l’article 49-3 de la Constitution. Peut-être le fera-t-il sur le budget. Mais il pourrait aussi être tenté de contourner le Parlement en utilisant plus que par le passé la voie réglementaire. Dans tous les cas, le point de vue de tout ou partie des partenaires sociaux pourrait être ignoré.

Difficulté supplémentaire pour eux, le gouvernement n’est plus le seul interlocuteur des partenaires sociaux. Par ailleurs, les relais ou simplement les interlocuteurs traditionnels que sont les anciens partis de gouvernement ont disparu (LR, PS, PC) ou sont largement affaiblis avec la montée du Rassemblement national ou de la France insoumise.

De plus, la loi Larcher du 31 janvier 20007 qui prévoit l’obligation pour le gouvernement de saisir les partenaires sociaux sur ses projets en matière sociale ne s’applique pas au Parlement qui, par la voie de propositions de loi, pourrait être amené à légiférer sans consulter ni se concerter avec les syndicats et les organisations patronales représentatives.

Enfin, l’absence de majorité à l’assemblée peut rendre plus imprévisible la reprise de textes qui auraient été négociés entre les partenaires sociaux avec l’assentiment du gouvernement pour élaborer la loi.

Autant de difficulté auxquelles les partenaires sociaux devront faire face, évitant d’être instrumentalisés ou directement concurrencés par les partis politiques.

Les écueils à éviter

Premier écueil à éviter, l’instrumentalisation. En effet, quelle que soit leur place dans l’échiquier politique, la tentation d’utiliser des relais syndicaux ou patronaux pour peser sur les débats parlementaires sera forte. Ainsi, à gauche, la volonté de porter dans la rue les débats sociaux par la France Insoumise met en position délicate les organisations syndicales protestataires. L’exemple le plus frappant est la différence d’analyse entre la CGT et la France Insoumise sur l’organisation d’une journée d’action sur le thème du pouvoir d’achat. Au-delà des modalités pratiques d’une telle action (grève en semaine ou manifestation un week-end), c’est la question du leadership dans la menée des luttes qui est posée…

De l’autre côté, on sait que le patronat, pour défendre ses intérêts, n’a jamais cessé d’exercer une forme de lobby auprès des parlementaires pour peser sur les débats. La situation actuelle pourrait l’inciter à utiliser cette forme d’action notamment envers la frange libérale de la majorité présidentielle et les Républicains. On voit que ce n’est pas sans mal au vu du débat sur les superprofits des entreprises qui ont profité de la crise.

Restent pour les syndicats les moyens traditionnels de l’action syndicale quand les projets politiques vont à l’encontre des intérêts des travailleurs. Les sujets sensibles ne manquent pas, notamment la question des retraites qui pourrait amener l’ensemble des syndicats à manifester dans la rue leur opposition face à la volonté affichée par l’exécutif de vouloir mettre en œuvre cette réforme dès cette année. Cela risque d’abord de bloquer toutes les autres concertations sociales proposées par le gouvernement. Mais surtout, plus fondamentalement, est-il possible de s’éviter un conflit social au moment où l’économie est fragilisée par la guerre en Ukraine et le réchauffement climatique ?

La nécessité d’une démarche commune des partenaires sociaux

Bien avant l’élection présidentielle, patronat et syndicats ont dans leur grande majorité perçu la nécessité de se préserver une certaine marge d’autonomie vis-à-vis du politique. L’agenda autonome des partenaires sociaux en 2021 en est un bel exemple. Ils ont pu développer une démarche de négociation sur des sujets très importants. Autant de travaux qui sont toujours en cours ou ont débouché sur des accords interprofessionnels nationaux.

Cette démarche sera certainement poursuivie. Plus il y aura un positionnement commun des partenaires sociaux, plus ils pourront peser sur les choix du gouvernement ou des oppositions. Les déclarations des leaders patronaux et syndicaux pour différer une réforme des retraites qui ne s’avère pas forcément nécessaire est à ce titre plutôt encourageant. L’exécutif peut-il sans dommages ne pas en tenir compte ?

De même, au-delà des stratégies des organisations, les rencontres entre les grandes organisations syndicales en juin et en septembre sont tout aussi encourageantes. En effet, elle se sont concrétisées par des communiqués communs sur la question du partage des richesses et sur l’assurance chômage. C’est une démarche constructive pour mieux se comprendre, peser sur le patronat et les politiques et faire entendre la voix des travailleurs.

Trouver les bons moyens d’une meilleure coordination entre acteurs politiques et sociaux

Il est tout aussi nécessaire de revoir la méthode de concertation entre les partenaires sociaux et les pouvoirs publics. Plus de dialogue en amont des textes proposés au Parlement, plus d’échanges entre les responsables politiques et sociaux, et surtout plus d’écoute et de prise en compte des positionnements des différents acteurs peuvent éviter les blocages et construire une démocratie sociale plus efficace dans l’intérêt de tous et une meilleure articulation entre démocratie politique et démocratie sociale.

Les tâtonnements, les imprécisions ou atermoiements de l’exécutif sur la mise en place du Conseil national de la refondation (CNR) proposé par le candidat Macron, le refus de participer des partis et parlementaires d’opposition et le peu d’enthousiasme exprimé par la plupart des partenaires sociaux avant sa réunion semblaient de mauvais augure pour répondre à cette exigence d’amélioration de notre fonctionnement démocratique. Est-ce vraiment le bon outil ? Sur quoi cela peut-il déboucher ? L’avenir le dira mais, à la fin de la première réunion, les participants semblaient plutôt satisfaits de la teneur et de la forme des débats. Au-delà des déclarations de principe, c’est en effet la pratique, la qualité des échanges en son sein et l’intérêt qu’il suscitera aussi bien auprès du Président et du gouvernement que de l’opinion publique qui pourront rendre cette nouvelle instance utile au débat démocratique.

Quelle que soit la méthode choisie, la balle est essentiellement dans le camp des acteurs politiques qui doivent être convaincus que, pour avancer dans l’intérêt de tous, ils doivent laisser toute leur place au dialogue social et aux partenaires sociaux.La nouvelle configuration politique peut évidemment être source de blocages et de paralysie. Elle peut aussi nous faire changer d’époque et passer du « tout politique » au « faire ensemble » où chacun des acteurs peut jouer pleinement son rôle en toute responsabilité. Les partenaires sociaux constituent pour la plupart un pôle de stabilité sur lequel l’État et les acteurs politiques peuvent s’appuyer pour trouver des solutions aux crises que nous traversons. »

Dialogue social et dialogue professionnel : quelle articulation, quels outils ?

(Je reproduis ci-dessous trois textes, publiés en mai 2022 dans le Cahier n° 2 de l’IPSI, ce dernier étant titré « Dialogue(s) social ». L’IPSI, l’Institut Paritaire pour le Progrès Social dans l’Industrie, regroupe, je cite leur page web, «des membres fondateurs des conventions de préretraites progressives à l’origine de l’IPSAS et de l’IPCS (le GESiM et les organisations syndicales CFDT, CFE-CGC, CFTC, CGT-FO) ». Ce deuxième cahier de l’IPSI est consacré à une question devenue majeure aujourd’hui : l’articulation entre dialogue social institutionnel et dialogue social professionnel. Le premier texte, ci-après, reproduit l’éditorial du Cahier de l’IPSI. Les deux autres sont présentés plus loin).

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« Les mutations économiques, technologiques, sociologiques, juridiques s’accélèrent et modifient profondément le fonctionnement des entreprises et le contenu du travail. Il convient dès lors de s’interroger sur les façons d’anticiper et d’accompagner ces évolutions qui peuvent s’avérer complexes.

Des relations sociales de qualité semblent plus que jamais nécessaires dans ce contexte. Comment faire du dialogue social un chemin contributif à la construction d’une régulation sociale pérenne, à l’anticipation et à l’accompagnement des mutations du travail, à la création de valeur pour l’entreprise ?

Les contributeurs à ce cahier s’entendent sur l’importance des dialogues en entreprise. Dialoguer, c’est d’abord écouter et respecter la parole de l’autre, considérer que chacun dans l’entreprise, à son niveau, est porteur d’une expertise utile à tous et que la confrontation des points de vue renforce la pertinence des décisions. Dialoguer, c’est reconnaitre à la fois la multiplicité d’intérêts et de positions tout en souhaitant maintenir la relation et opérer les régulations, actant ainsi le fait que l’entreprise est un bien commun à ses parties prenantes.

Si le dialogue social peut être appréhendé comme un levier de performance, force est de reconnaître que, tel qu’il est pratiqué, il échoue souvent à favoriser les constats partagés, la coopération, la répartition du pouvoir et la création de valeur économique et sociale. Lorsque la défiance s’installe, la qualité des échanges cède le pas à la mise en conformité réglementaire, la confrontation prend le dessus sur la coopération… et les problèmes de fond ne sont pas traités.

Deux principales formes de dialogue coexistent :

– le dialogue social professionnel, au plus près du terrain, orienté sur la réalité du travail et de son contenu, qui contribue aux régulations quotidiennes, à l’adaptation du contenu du travail, au développement des collaborateurs et à leur implication ;

– et le dialogue social institutionnel, entre les représentants des salariés et de la direction de l’entreprise, qui porte sur des enjeux plus larges intégrant les intérêts collectifs : l’emploi, les salaires, les effectifs, le partage de la valeur… la pérennité de l’entreprise.

Le dialogue social, qu’il s’agisse de sa dimension professionnelle ou institutionnelle, peut revêtir des niveaux de formalisme très variables. La bonne articulation entre ces dimensions nous semble indispensable pour éviter, d’une part, que le dialogue social institutionnel « tourne en rond » sans répondre aux besoins et problèmes des salariés et, d’autre part, que les constats et expériences issus du terrain ne restent cloisonnés à ce niveau sans interroger les enjeux structurels qu’ils soulèvent.

Cette bonne articulation constitue sans doute l’une des clés d’un dialogue social de qualité menant à une performance organisationnelle et de la création de valeur dans l’entreprise. Ce cahier propose quelques éléments de cadrage académiques, des témoignages décrivant des pratiques inspirantes et des expérimentations contribuant à faire du dialogue social un levier de performance. Il est organisé en trois temps. La première partie revient sur la notion de dialogue social et ses enjeux. Elle montre que le dialogue social dépasse largement ce qui se joue dans le cadre réglementé des instances représentatives du personnel. Elle met en avant les enjeux d’un dialogue social de qualité : la construction d’une relation de confiance nécessaire à la coopération. Ensuite, deux grands défis sont proposés pour organiser le dialogue social de façon à le rendre plus efficace. Le premier défi, qui fait l’objet de la deuxième partie de ce cahier consiste à réintégrer dans le dialogue social une réflexion sur le travail. Au-delà des thèmes de discussion réguliers autour de l’emploi (effectifs, salaires, temps de travail…) la question du travail et de l’organisation du travail doit être abordée. S’intéresser aux gestes, aux compétences, aux contraintes, aux conditions de travail, c’est ouvrir la possibilité de dialoguer sur ce qui compte vraiment pour les salariés et sur ce qui contribue à la performance.

Le second défi consiste à organiser le dialogue social en choisissant le bon niveau pour prendre les décisions. Le parti pris est celui de la proximité. Un dialogue social efficace est un dialogue social qui s’établit entre des acteurs qui connaissent intimement les situations et qui savent qu’ils expérimenteront directement les conséquences de ce qu’ils auront décidé. C’est alors la répartition du pouvoir dans l’entreprise qu’il convient d’envisager. »

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(Je reproduis ensuite ci-dessous le texte écrit par Emmanuelle Chapelier (GESiM), Marcel Grignard (ancien responsable CFDT) et Paul Tainturier (IAE de Paris). Il me semble poser une bonne question liminaire, concrète et opérationnelle : comment centrer le dialogue social sur le réel des salariés ? Leur réponse est originale ; elle ouvre de nouveaux horizons pour celui ou celle qui réfléchit à l’articulation entre « dialogue social » et dialogue professionnel…).

Dialogue social professionnel et principe de subsidiarité : à quel niveau décider ?

« Pour éviter le piège d’un dialogue social « hors-sol » et pour travailler sur la délicate question du pouvoir en entreprise, nous avons choisi de nous appuyer sur la philosophie politique, et notamment sur le principe de subsidiarité.

Comment recentrer le dialogue social sur les réalités quotidiennes des salariés ? Dans la pratique, le dialogue social tend à s’éloigner du réel tel qu’il est vécu par les salariés. Or c’est un écueil dangereux, puisqu’en abandonnant les sujets de terrain, on distend le lien avec les collaborateurs. Améliorer les conditions de travail, permettre aux salariés de s’exprimer sur leurs activités… L’idée de faire du travail réel la matière première du dialogue social est partagée par l’ensemble des intervenants, mais elle soulève d’épineuses questions.

D’abord elle interroge sur la façon dont s’organisent les liens entre les échelons de l’entreprise. Entre le poste de travail et le bureau du directeur, en passant par le middle et le top management, l’information se perd, la réalité se déforme. Cela pose aussi la question de la responsabilité de chacun des acteurs et de leur espace d’indépendance et de capacité d’agir.

Cette difficulté a été théorisée : c’est ainsi que nous pouvons mobiliser le principe de subsidiarité, pour penser l’articulation des différents niveaux de partage d’information, de capacité de décision et d’action.

Le principe de subsidiarité peut être utile pour questionner certains aspects fondamentaux des dialogues professionnels et institutionnels en entreprise. Le principe de subsidiarité est un principe selon lequel la prise de décision doit se faire à l’échelon concerné le plus proche. Il repose sur l’idée selon laquelle la responsabilité d’une action doit être exercée par l’organisation la plus proche de ceux qui sont concernés par cette action, le but étant de ne pas déconnecter la prise de décision collective de son exécution. Il est selon les mots de la philosophe Chantal Delsol « une tentative de limiter l’autorité politique à son strict nécessaire « .

La mise en œuvre de ce principe repose sur la reconnaissance explicite de la capacité d’action

de chaque individu. Il suppose que chaque personne, chaque salarié, soit responsable des décisions qui le concernent dans son périmètre d’activité. Ce n’est que lorsque certaines actions, ou certaines décisions, dépassent son champ de compétence que le salarié recourt à l’échelon supérieur. Cet échelon supérieur intervient alors comme soutien. Ce principe est donc très éloigné du principe de la délégation, qui prévaut souvent dans les entreprises. Dans celui-ci, c’est l’échelon supérieur, responsable in fine, qui délègue aux échelons inférieurs certaines tâches et prérogatives. C’est l’organisation classique d’un top down visant à tout contrôler et réduisant la marge de décision au fur et à mesure que l’on se rapproche du terrain.

La mise en œuvre du principe de subsidiarité ne vise pas à supprimer l’organisation hiérarchique classique, mais à la transformer en y imprimant un mouvement ascendant. L’impulsion et l’élan de la décision sont donc initiés par la base.

La mise en œuvre du principe de subsidiarité, aboutit à une remise en cause radicale et exigeante des divisions internes traditionnelles. Rendre les salariés responsables implique de leur donner les moyens de maîtriser l’intégralité de leur périmètre d’action et de leur fonction (dimensions technique, économique, relationnelle …). Davantage encore, le principe de subsidiarité prend au sérieux la capacité collective des salariés à organiser leur travail.

Le principe de subsidiarité est donc en adéquation avec l’idée selon laquelle la performance organisationnelle est directement liée à la liberté d’initiatives et aux modes de coopérations souples entre les salariés. L’application du principe de subsidiarité contribue de ce fait à l’enrichissement et à l’évolution du contenu des emplois qui impactera alors à son tour l’organisation du travail.

Pour autant, le principe de subsidiarité ne signifie ni la fin de la hiérarchie et de son rôle décisionnel, ni celle des représentants des salariés, mais modifie profondément le contenu de leurs missions. La nature même du lien hiérarchique n’est plus la même et suivant ce principe l’autorité hiérarchique ne s’exercerait plus en élaborant des règles et en contrôlant leur exécution, mais en garantissant les échanges débouchant sur des décisions liées à l’organisation du travail. En ce sens, le rôle des managers de proximité est essentiel. Souvent, ils sont l’objet de pressions de la part de leurs supérieurs et se trouvent confrontés à des injonctions paradoxales entre terrain et vision stratégique. Cela s’exprime dans une tension entre l’idée que la direction des entreprises doit être en mesure de capter les besoins des salariés (via les cercles de qualité, enquête d’opinion, etc.) et l’idée selon laquelle c’est du terrain que doivent émerger les solutions.

Cela suppose une évolution profonde des missions des managers tant dans l’appui et le soutien de leurs équipes, dans les modalités de prises de décisions que dans la nature des décisions qu’ils auraient à prendre et faire valoir auprès du top management.

Dans une telle perspective, le rôle des représentants du personnel devrait s’articuler autour de deux missions principales. Ils devraient d’abord être le garant du fonctionnement du principe de subsidiarité et, en tant que capteurs du réel, ils devraient alimenter les points de vue et la réflexion des décideurs à un niveau stratégique.

Par où commencer ? Le constat d’un écart entre travail prescrit et travail réel est ancien… mais les choses ne changent pas vite ! Et cet écart se creuse : les collaborateurs sont de plus en plus tenus d’intégrer les attentes des utilisateurs finaux : ils écoutent les clients, quitte à éclipser partiellement les process et règles initiales. Cela sous-entend une marge de manœuvre et une capacité d’initiative plus importantes.

Alors, pour faire bouger les habitudes, il faut se lancer et tester. Parce qu’il ne répond à aucun modèle précis, l’application immédiate du principe de subsidiarité parait illusoire. Sa mise en œuvre s’apparente plutôt à un cheminement au gré d’expérimentations. Pour cela, l’engagement fort de la part des dirigeants est indispensable. Il s’agit de faire confiance et de donner un objectif aux équipes en laissant aux collaborateurs la capacité de s’organiser comme ils le souhaitent. Il ne faut avoir aucun doute sur l’idée que les collaborateurs, quand ils atteindront la limite de leur pouvoir d’agir, vous alerteront. Si l’objectif est clair et partagé, si l’on connaît bien les compétences et potentiels de chacun, on crée les conditions de la confiance. Et on peut se montrer ouvert à une redéfinition des zones de pouvoir. C’est un mode d’organisation extrêmement exigeant, avec de forts enjeux culturels.

La reconnaissance de la capacité d’initiative de chacun exige des managers bien formés. Il ne faut laisser aucune ambiguïté planer sur le rôle de chacun. Enfin, il faut un cadre clair sur au moins deux aspects : les limites et les responsabilités. « 

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(Je reproduis ci-dessous un dernier texte publié pages 38 et 39 de ce Cahier de l’IPSI. Il s’agit d’un entretien, non signé, à propos du « Design social ». La brochure de l’IPSI indique en préambule de l’entretien : « Nous achevons la conduite de l’expérimentation d’une démarche originale de « Design Social » au sein d’une entreprise industrielle. Nous, c’est-à-dire des ergonomes du Centre de Recherche sur le Travail et le Développement du Cnam (Flore Barcellini, Louis Galey et Valérie Terquem), une tête chercheuse de Syndex (Anne-Gaëlle Lefeuvre) en charge du pilotage de cette expérimentation, avec le regard attentif et le soutien d’Emmanuelle Chapelier. »).

Qu’entend-on par « Design Social » ?

« Le “Design Social ” est une démarche visant à développer un environnement de travail à la fois harmonieux et performant, en impliquant les parties prenantes, afin d’imaginer, de conduire et d’accompagner les transformations du travail. Ce projet a été initié par Alain Larose, représentant de la CFDT-FGMM, au sein de l’IPSI.

Il s’agit d’une démarche qui cherche, dans un contexte de transformation, à créer les conditions d’un travail renouvelé à la fois performant et soutenable, considérant que la performance ne va pas sans la soutenabilité du travail.

Cette démarche implique les parties prenantes, c’est-à-dire les personnes concernées par les transformations. Ces parties prenantes sont multiples. En premier lieu, ce sont les opérationnels (opérateurs, techniciens, supports méthodes, chef de projet…), dont le travail est modifié, qui ont matière à contribuer au design de leur travail et organisation futurs. En deuxième lieu, sont mobilisés les managers, porteurs de la stratégie de l’entreprise et décideurs ; mais aussi les représentants des salariés, consultés sur les évolutions de l’organisation de leur entreprise et soucieux des conditions d’exercice du travail.

Management et représentants des salariés pourront contribuer à faciliter la mise en œuvre de l’organisation nouvelle, (création de postes, orientations du plan de formation professionnelle, définition des tâches, construction de coopérations, appuis à la mobilité, remontée de dysfonctionnements…). Sur ce volet, les résultats de l’expérimentation que nous avons menée sur un projet d’implantation d’un nouvel outil digital de simulation, ont montré que la mise en lumière des perceptions croisées des évolutions du travail induites par ce projet, ont permis à l’équipe projet de mieux prendre en compte certains risques en avance de phase.

Quelques mots sur la méthode mobilisée. Nous nous sommes appuyés sur les méthodes d’ergonomie de conception, avec le « travail » comme clé d’entrée (analyse du travail, animation de groupes de simulation du travail). Ces travaux ont à la fois permis de formaliser la complexité des situations auxquels les opérationnels ont à faire face, mais également, à travers les groupes de simulation, de s’approprier des différentes dimensions de cette complexité et d’identifier des leviers pour décomplexifier les situations. En mettant en capacité le collectif de travail de solutionner les choses, émergent des propositions de solutions concrètes et appropriables par tous. Nous y avons associé des temps de restitution collective auprès de l’ensemble des parties prenantes, afin de donner à voir sur les sujets d’attention de l’équipe projet, de partager les besoins, les avancées, les interrogations. Chaque temps de restitution fut, de fait, l’occasion de formuler des propositions communes en faveur du projet.

Le Design Social, parce qu’il comporte une dimension de dialogue social, permet de discuter en transparence avec les représentants des salariés sur des projets de transformations, à venir. Parce qu’il comporte une dimension de dialogue professionnel, plus précisément de dialogue sur le travail, il permet aux salariés concernés par les transformations de construire l’organisation et le travail qui va avec les enjeux de ces nouveaux outils. Parce qu’il associe dialogue social et dialogue professionnel, il en facilite la compréhension par tous. Il permet d’intégrer les besoins des salariés en amont des négociations et des prises de décision. Le Design Social, permet en synthèse de replacer le travail (son évolution, sa faisabilité, soutenabilité, efficacité…) au centre de l’attention de tous, et constitue ainsi un levier pour permettre aux collectifs de pivoter vers l’organisation la plus appropriée aux enjeux de demain. »