Je persiste : l’ouvrage Un dialogue social sous contrôle, paru en septembre dans la collection La Vie des idées, aux PUF, n’est d’aucune aide pour les partenaires sociaux, pour les observateurs de ce dialogue social, et pour les hauts-fonctionnaires en charge des politiques publiques des relations de travail. À qui s’adresse-t-il, alors ? Je l’ignore.
La sociologie, disait Emile Durkheim, ne vaut pas une heure de peine si elle ne se donne qu’un but spéculatif. Ici, l’objectif des auteurs semble seulement déploratif : il n’est ni descriptif, ni démonstratif ; on n’y trouve aucune statistique ni de verbatim de syndicalistes ou de DRH. Des comparaisons internationales ? Des évolutions sur longue période ? Des commentaires sur les accords innovants ? Des récits de négociateurs sur les processus de négociation qu’ils ont pilotés ? Rien de tout cela. Juste des pleurs.
Et sur qui, sur quoi pleure-t-on ? La critique d’une négociation collective « sous contrôle étatique et patronal » semble dans ce livre si excessive qu’on ne sait plus, à sa lecture, si c’est l’usage qu’en ferait aujourd’hui « l’État » et « le Patronat » qui est condamné, ou la négociation collective elle-même… Si la négociation collective est « contrôlée » par l’État et par les patrons, qui sont les « contrôleurs » ? Astrid Panosyan-Bouvet, ministre du travail depuis peu ? Pierre Ramain et son équipe de la DGT, direction générale du Travail, qui viennent de publier le Bilan 2023 de la négociation collective (lire ici) ? Mathilde Pesanti et ses collègues de la DARES, qui fournissent de solides analyses sur les relations collectives de travail en France contemporaine (lire ici et ici) ? Les directeurs des Pôles Travail dans les DREETS ? Demandons alors à Dominique Vandroz, ex-directeur du travail dans le département du Rhône et ardent soutien de l’évènement régional Dialogue social en action ce qu’il « contrôle » exactement en matière de négociation collective…
MEDEF, CPME et U2P : peut-être sont-ce eux, les « contrôleurs » ? Mais comment, de leur siège social à Paris, peuvent-ils « contrôler » des délégués syndicaux qui signent à Brest, Lyon ou Toulouse des accords d’entreprise après les avoir âprement négociés avec leur employeur ? Bref : qui contrôle quoi, et comment ? On aimerait savoir…
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Une recension (lire ici) de cet ouvrage dans le journal Le Monde, signée de François Desnoyers, pigiste, a pour titre : La négociation collective comme outil managérial ; ce titre est un oxymoron. Comment une activité de régulation sociale qui se pratique à deux (et qui plus est, par des personnes en désaccord et d’intérêts différents, parfois divergents !) peut-elle être l’outil d’un seul ? Comment des négociateurs syndicaux peuvent-ils accepter de jouer à un jeu social qu’ils appellent de leurs vœux (la négociation collective ; voir la photo ci-dessous – une manifestation devant le siège du CNPF, à la fin des années 1960…) mais qui s’avère être, nous dit-on, un « outil managérial » ?

Ce qui est irritant dans la lecture de cet ouvrage est l’imprécision du propos. Plutôt que nous livrer des faits et les commenter, on nous assomme de sentiments et d’impressions. Florilège (je souligne) : « La capacité [des représentants syndicaux] (…) apparaît de plus en plus contrainte. » (p. 15) ; « Les politiques de modernisation du dialogue social masquent de plus en plus mal une entreprise de mise sous contrôle étatique et patronal du champ de la négociation collective » (p. 17) ; « Il semble bien que le paritarisme ne serve plus à négocier grand-chose… » (p. 48) ; « Cet outil [l’expression directe et collective des salariés] (…) s’apparente in fine à un nouvel instrument de domination managériale » (p. 101). Etc. Le problème de cet ouvrage est l’absence de preuves. Un exemple, page 60 : « La négociation collective d’entreprise aboutit à la production de compromis salariaux de plus en plus déséquilibrés et inégalitaires. » Quelles sont les preuves produites à l’appui de cette assertion ? Une enquête statistique sur les augmentations de salaire dont rendent compte des dizaines de milliers d’accords salariaux signés ces dernières années à partir de la base Légifrance (lire ici), comparées à celles figurant dans les milliers d’accords signés au début des années 2000 ? Non. Les auteurs ne s’embarrassent pas de documenter l’assertion ; il faut les croire sur parole. Étrange pratique scientifique. Ce n’est pas la mienne.
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Cette négociation collective est « sous contrôle étatique et patronal », nous dit-on : à qui la faute ? Pas d’action, en effet, sans intention, et pas d’effets sans imputation ; il y a donc des responsables de cette prise de contrôle par l’État et le management. Qui sont-ils ? Ce sont les syndicalistes, répondent les directeurs de l’ouvrage. Les syndicalistes, vraiment ? Oui. Baptiste Giraud et Jérôme Pélisse l’écrivent sans vergogne : « La pratique de la négociation collective n’a donc pas tant servi à renforcer le pouvoir d’agir des syndicats qu’à les enrôler dans un dialogue social managérialisé structurellement déséquilibré. » (p. 72). Les syndicats sont donc, fichtre !, pas seulement « contrôlés » mais aussi : « enrôlés » ? Sophie Binet et Marylise Léon apprécieront…
Est-ce bien sérieux d’écrire cela ? On peine à comprendre pour quels motifs ces syndicalistes d’entreprise et de branche ont acceptés de « s’enrôler » dans un dialogue social « managérialisé », et pourquoi persisteraient-ils à pratiquer et réclamer de leurs vœux ce dialogue social alors s’il serait « structurellement déséquilibré » ?
On imagine en outre le plaisir des 45 480 délégués syndicaux signataires d’un accord collectif en 2022 découvrir, en lisant cet ouvrage, que se croyant des syndicalistes aguerris et d’avoir négocié avec panache, ils ne sont que de simples « outils » au service de leur employeur…
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Le 1er décembre 2023 paraissait une tribune (lire ici) dans le journal Le Monde, signée de Baptiste Giraud et Camille Signoletto. Son titre ? Partout se dessine une réduction considérable des marges de manœuvre dont disposent syndicalistes et directions dans les négociations sociales. On remarque aussitôt le sens des nuances : le mal est « partout », et il est « considérable ». Une phrase de cette tribune m’a intrigué. Celle-ci : « La priorité donnée à la négociation collective d’entreprise est d’abord pensée comme le moyen de subordonner encore davantage les règles du rapport salarial aux impératifs de compétitivité des entreprises, qu’elle serve à développer l’intéressement et les augmentations individuelles plutôt que les augmentations générales, à baisser le taux de majoration des heures supplémentaires ou à flexibiliser l’organisation des temps de travail. »
Quel est, me suis-je demandé, le sujet du verbe « penser » dans la première phrase de cet extrait, mentionné sous sa forme passive ? Autrement dit : qui a pensé cette négociation collective comme un moyen de domination et de subordination ? Le texte ne fournit pas de réponses. C’est étrange : il y a une action, mais il n’y a pas d’acteur ! Serait-ce un complot des marchés et du néo-libéralisme ? Probablement. Mais sont-ce des personnes, ces marchés et ce néo-libéralisme, qu’on peut aller interviewer pour connaître leurs raisons de subordonner ainsi la négociation collective ? Probablement pas : on parle d’elles souvent mais on ne n’a jamais vues celles-ci descendre un escalier…
Le lecteur comprend ici mon irritation de (vieux) sociologue : combien d’accords collectifs signés par des élus au CSE ou des délégués syndicaux prévoient, dans leurs clauses, la baisse du taux de majoration des HS et la préférence donnée aux augmentations individuelles ? Probablement très peu ; et si c’est le cas, de « bonnes raisons » (au sens de Raymond Boudon) nous seraient présentées par ces syndicalistes pour expliciter leur signature. Et que veut dire « flexibiliser l’organisation des temps de travail » : passer à la semaine en 4 jours ? Travailler jusqu’à midi le vendredi ? Réduire la durée de la pause méridienne ? On l’ignore aussi. Mais pourquoi, diantre !, des syndicalistes signeraient des accords collectifs où les droits des salariés seraient ouvertement bafoués ? C’est leur témoigner de peu de respect que d’écrire cela.
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Dans leur tribune, les deux auteurs proposent des solutions. Je les recopie : « Rétablir le monopole syndical sur les négociations, restaurer la priorité aux négociations de branche comme instrument de régulation des marchés, sortir l’État de sa neutralité (illusoire) pour contraindre le patronat à entrer en négociation quand il le refuse : voilà trois pistes prioritaires à explorer pour redonner vie à un dialogue social plus équilibré. »
Rétablissons d’abord les faits. Le monopole syndical de négociation n’a jamais été supprimé ; on ne peut donc le « rétablir ». Depuis 2000, par contre, la capacité de négocier des accords a été donnée à des salariés mandatés et aux élus du CE/CSE. Mais cette faculté n’est possible qu’en l’absence de délégués syndicaux. C’est donc par défaut que mandatés et élus peuvent négocier.
Pourquoi empêcher ces derniers, sans présence syndicale dans leur entreprise, de contracter au nom des salariés et sous leur contrôle ? Les délégués syndicaux sont plutôt présents dans les grandes entreprises et non dans les TPE-PME. Faut-il les laisser les salariés de ces entreprises hors du champ conventionnel ? Non. Il faut donc leur laisser, sous conditions, la possibilité de contracter avec leur employeur. Et les aider à performer leurs négociations !
La question est surtout celle-ci : pourquoi cette suspicion à leur égard ? Un élu du CSE ou un salarié mandaté par un syndicat local est capable de négocier un accord collectif. Les premières fois, certes, il devra apprendre « sur le tas » ce travail de négociateur ; il fera des erreurs, ou réagira trop tard, etc. Mais pourquoi le suspecter d’incompétence ? Il apprendra à mieux faire au fil du temps. Tout comme un jeune délégué syndical (ou un DS nouvellement nommé) apprend à négocier en négociant, et devient rapidement expérimenté…
Autre solution de nos auteurs : priorité aux négociations de branche. Mais comment la convention collective d’un secteur professionnel peut-elle légiférer valablement sur les milliers de sujets concrets et singuliers dont s’occupe un accord collectif d’entreprise ? Va-t-elle pouvoir lister les différentes situations possibles, prévoir les dérogations éventuelles, identifier les aménagements saisonniers, etc. ? Cette CCN fera alors des milliers de pages ! Il vaut mieux laisser les négociateurs d’entreprise légiférer au plus près des problèmes socio-productifs, qu’ils connaissent bien et dont ils peuvent trouver des solutions appropriées…
Reste la solution miracle de nos auteurs : que l’État contraigne le patronat à entrer en négociation… Ils omettent cependant d’indiquer comment s’y prendre : des cars de CRS stationnés dans la cour de l’usine les jours de négociation ? Des procès-verbaux et des amendes, dressés par l’inspection du travail ? Une convocation de l’employeur au Tribunal d’instance ? La création de listes noires départementales, avec les noms des employeurs récalcitrants ? Les convaincre de l’intérêt, pour eux et pour leurs salariés, de négocier des accords collectifs équilibrés, me semble une voie plus efficace…
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Le problème que pose cette littérature gauchisante est triple : elle confond faits et jugements ; elle s’exonère d’apporter des preuves à ses assertions ; elle ne produit aucune valeur ajoutée.
La confusion entre jugements sur des faits et jugements de valeur est conceptualisée depuis plus d’un siècle ; Max Weber, en 1904, a dit l’essentiel à ce sujet : le principe de neutralité axiologique permet au sociologue de ne pas analyser ses objets de recherche en fonction de ses croyances et ses préférences, personnelles et partisanes.
L’absence de preuves se comprend à la lumière de cette non-neutralité axiologique des auteurs : dire que le dialogue social est « sous contrôle étatique et patronal » est une affaire de foi ; la sociologie ne raisonne pas ainsi : elle enquête, elle observe, elle vérifie, elle étaye, elle explicite, elle démontre, etc. – preuves à l’appui. Où sont-elles ?
La valeur ajoutée d’un travail académique en SHS se détermine à partir de quelques questions simples : qu’apporte-t-il de nouveau à la communauté scientifique sur le sujet traité ? Comble-t-il un manque, un impensé, un angle mort, etc., dans la littérature qui lui est consacrée ? Fait-il avancer la compréhension du phénomène dont il rend compte ? À ces trois questions, et pour l’ouvrage Le dialogue social sous contrôle, je réponds : rien, aucunement.
Un seul mot Christian, bravo !
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