(Suite 2 et fin de ma conférence, Palabre coutumier et négociation collective, mai 2012, Nouméa)
La troisième et dernière partie de ma conférence débute par un questionnement : à quelles conditions peut-on rapprocher, ici, dans les entreprises de Nouvelle-Calédonie, ce mode traditionnel Kanak de résolution des conflits et de prise de décision qu’on nomme le palabre coutumier, et ce mode occidental de résolution des conflits et de prise de décision dans les entreprises et dans le monde socio-économique qu’on nomme la négociation ?

Quand la métropole transfère à la Nouvelle-Calédonie, par voie d’ordonnance, en 1985, les principes directeurs du droit du travail s’appliquant ici, aucun travail d’adaptation ou d’acculturation n’est alors entrepris. Il s’agit d’un simple, si j’ose dire « copié-collé ». Les textes sont en théorie distincts, mais en pratique identiques. Et lorsque s’opère, en 1999, le transfert de compétences, il en va de même. On ne profite pas de cette occasion pour s’interroger sur le cadre socioculturel dans lequel ces nouvelles compétences vont s’exercer. Il s’agit, disent les juristes, d’une codification à droit constant… Et l’article 222 de la loi organique – je me place ici aussitôt sous l’ombre des juristes, qui rectifieront si je me trompe… – affirmant le principe de permanence juridique, ne va guère obliger les acteurs locaux à s’emparer de ce transfert pour s’interroger sur un éventuel toilettage des textes, encore moins sur leur adaptation au contexte calédonien, compte tenu de l’histoire de cette île, de ses traditions et identités culturelles multiples. Des avancées ont été faites, j’en suis cosncient – je pense ici à la création du CDS, Conseil du dialogue social, qui constitue une instance originale. Il me semble cependant qu’il faut amplifier le mouvement…
Quel est l’intérêt de ce rapprochement entre palabre et négociation, et quelles en sont les limites ? D’abord, cela permet de contextualiser le système de relations sociales calédonien. On ne peut en effet ignorer que nous sommes ici en Océanie, et non à Paris, ou à Montréal ou Shanghai. Et si le slogan, inscrit sur le fronton de l’immeuble du Gouvernement : « Terre de paroles, terre de partage » a du sens, alors autant nous efforcer, pour régler les conflits du travail ou prendre des décisions dans l’entreprise ou la branche professionnelle, de pratiquer… l’échange de paroles et le partage des décisions !
Quel est l’intérêt de cette mise en contexte du système de relations sociales calédonien ? Précisément de construire, je cite, « une forme acceptable et efficace de “vivre-ensemble”, en accord avec les manières locales de vivre, agir et penser ». C’est par ces termes que conclut mon collègue Jean-Pierre Segal son ouvrage Le monde du travail au cœur du destin commun, paru en 2009 (lire ici). Il y plaidait pour la construction de solutions originales, prenant en compte la diversité culturelle de l’île, sans décliner bêtement des solutions managériales toutes faites, venues d’ailleurs, qu’il suffirait de mettre en œuvre car elles auraient ailleurs, fait leurs preuves. Il appelait à l’audace et l’imagination en matière de régulation sociale et je ne peux que confirmer cet appel à s’appuyer sur la force créatrice de la tradition…
Second intérêt de ce rapprochement : apprendre, s’inspirer d’un mode de prise de décision qui me semble avoir fait la preuve, d’Afrique en Océanie, de son efficacité. On aurait tort de le dédaigner et ne pas en recueillir la « substantifique moelle »… Bâtir des solutions durables, en prenant le temps de les construire et en n’excluant personne dans cette construction : voilà quand même un dispositif de décision dont on devrait s’inspirer !
Troisième intérêt : ne pas laisser le monde social et le monde économique hors de cette prise en compte de ce qui a fait et fait encore l’histoire et la dynamique culturelle de cette île. Le droit civil a intégré la dimension coutumière, avec le procès-verbal de palabre et les officiers publics coutumiers ; le droit pénal, partiellement, avec le rôle dévolu, dans certains cas, aux médiateurs coutumiers ; enfin, on parle désormais de « droit calédonien de l’environnement », etc. Il serait dommage, à mon sens, que le droit du travail ne profite pas de cette « calédonisation » des droits…
Je m’arrête un instant sur cette question du droit de l’environnement. Ici, au Centre Tjibaou, en 2008, s’est tenu un colloque dont je rappelle le titre : « A la rencontre de l’Océanie et de l’Occident, pour la construction d’un droit calédonien de l’environnement ». Je vous invite à relire les débats de cet intéressant colloque, dont la revue du CCT, Mwa Vée, a rendu compte et qui sont retranscrits dans un numéro spécial de la Revue Juridique, politique et économique de Nouvelle-Calédonie, le numéro 11 de 2008 (lire ici)
Jean-Pierre Briseul, dans un entretien paru dans le numéro de mars 2009 de Mwa Vée indiquait ceci : « Il s’agit de reconnaître la coutume kanak et océanienne comme une source de droit administratif ». Je pourrais changer juste quelques mots et faire mienne cette phrase ainsi : il s’agit de reconnaître la coutume kanak et océanienne comme une source de droit positif en matière de relations de travail…
Enfin, dernier intérêt : ce rapprochement me semble être une déclinaison pratique, en actes, concrète, utile, du vivre-ensemble sur cette terre, une déclinaison du destin commun en Nouvelle-Calédonie. Il ne s’agit pas là de rêveries d’universitaires, de discussions fumeuses sur le sexe des anges, mais de procédures très concrètes et très vivantes.
Je me permets ici une anecdote, à propos de la dernière session du dialogue social, qui s’est tenue en novembre 2009 sur l’île des Pins. Lors de la coutume d’arrivée et de l’échange de biens, le Grand chef de l’île des Pins, en remettant une belle sculpture à M. Philippe Gomès alors Président du gouvernement – c’était une tortue et une pirogue emmêlées – a eu ces mots-ci, je cite de mémoire : « Bienvenue sur l’île. Je sais que vous êtes venus débattre du dialogue social. Permettez-moi de vous dire que vous pouvez nous demander quelques conseils, car nous, nous pratiquons sans cesse ce dialogue, et cela s’appelle le palabre… ».
À quelles conditions ce rapprochement entre palabre coutumier et négociation collective est-il possible ? D’abord : une condition de connaissance. Je pense qu’il nous faut, tous, apprendre et comprendre le palabre. Comment il fonctionne, très concrètement, comment il est animé, comment les décisions sont prises, etc. Je plaide ici pour une collecte de données, partout sur la Grande terre et dans les îles, sur ce mécanisme décisionnel qu’est le palabre. Nous pouvons nous appuyer sur les institutions coutumières – je pense au Sénat coutumier –, sur l’ADCK et le Centre Tjibaou, sur mes collègues universitaires, sur toutes les bonnes volontés, de sorte que nous disposions de compte rendu d’observation et d’analyse de palabres.
Ce n’est d’ailleurs pas seulement apprendre comment fonctionne le palabre, mais aussi comprendre ce que j’appelais tout à l’heure « la vision du monde » sous-tendue par le palabre. Et comparer cette vision-là avec la vision du monde occidental, pour mieux comprendre, par différence, les catégories occidentales. Je donne ici une illustration, tirée de l’ouvrage de Bidima, à propos de la messe chrétienne au Zaïre. Dans la messe de rite latin, telle qu’elle est pratiquée dans maints endroits au monde, les fidèles doivent, avant toute chose, demander pardon à Dieu : confiteor deo omnipotenti, dit le canon latin, et les fidèles doivent ajouter : quia peccavi nimis, mea culpa, mea maxima culpa – c’est-à-dire : « Je me confesse, Dieu tout-puissant, j’ai beaucoup pêché… c’est ma faute, ma très grand faute ». Pour les africains, dit Bidima, c’est raisonner cul par-dessus tête que de procéder ainsi : on ne demande pas pardon avant même qu’on se soit expliqué sur ses éventuelles fautes ! Dans la tradition du palabre africain, il faut donc d’abord parler, s’expliquer, puis ensuite établir les torts, et non l’inverse… La parole, écrit Bidima, précède la condamnation. L’idée, ici, est celle d’une co-connaissance, d’une reconnaissance réciproque : que chacun comprenne la culture de l’autre et constate de visu ce pluralisme des vérités que j’évoquais précédemment…
Une seconde condition en découle, que j’appelle une condition d’hybridation. Ce rapprochement entre palabre et négociation n’est possible que si nous faisons l’effort d’imaginer un dispositif hybride, qui emprunte au meilleur de ces deux mécanismes décisionnels et de résolution des conflits. Je le nomme le palabre social. Ce ne serait donc, ni un simple transfert, ni une intégration pure et simple, mais quelque chose de nouveau, d’approprié à la situation d’aujourd’hui, qui intègre le fait que de bonnes pratiques de négociation collective existent déjà sur ce territoire, et qu’il faut généraliser.
Nous pourrions même nous inspirer – je parle d’hybridation large – de techniques en vigueur dans d’autres sociétés, pas seulement la France et la Calédonie, et qui, là-bas aussi, ont fait la preuve de leur efficacité. Je pense aux « Robert’s rules », les règles de Henry Robert, du nom de ce général nord-américain qui, vers 1880, a proposé des règles de conduite de réunion, qu’il indiquait, à juste titre, « méthodiques, équitables et efficaces ». Ces règles visent ainsi à protéger les droits des minorités et préservent les intérêts des absents ou de tous ceux qui ont moins de facilités pour parler et défendre leur point de vue. Autre technique dont nous pourrions nous inspirer, en tous cas de façon symbolique : celle du Talking stick, du « bâton de parole », tel qu’il est encore utilisé dans les réunions des tribus indiennes, en Amérique du Nord : celui qui le tient ne peut être interrompu, ceux qui ne l’ont pas ont l’obligation de se taire et de l’écouter…
Troisième condition : ce rapprochement entre palabre et négociation n’est possible que si nous adaptons la technique du palabre au monde du travail, au monde de l’entreprise, qui n’est pas construit sur les mêmes principes qui régissent la communauté tribale et la vie villageoise. Le temps de l’entreprise est en effet le temps des délais à respecter, de l’urgence, de la satisfaction du client et ce client doit être satisfait que parce qu’il a payé pour avoir tel produit, ou tel service. On est donc ici, dans le monde du travail, dans un rapport strictement marchand, ou industriel, et non pas civique, ou domestique, avec des individus subordonnés, dotés de droits, certes, mais quand même subordonnés…
Cette condition d’adaptation n’est pas anodine. Il nous faut en effet rapprocher un mode de décision – le palabre – en vigueur dans une communauté – la famille, le clan, la chefferie –, avec des membres liés entre eux par une parentèle, par des devoirs familiaux, par des alliances volontaires, avec un autre mode de décision – la négociation collective – mais qui, elle, à la différence du palabre, fonctionne dans un espace non communautaire – l’entreprise –, régi par le conflit d’intérêts, et qui oppose, d’une certaine façon, deux communautés, celle autour de l’employeur et celle autour des employés, voire les communautés, qui composent le monde ouvrier et employé. Il y a là un saut intellectuel qu’il ne faut pas négliger… et donc : réfléchir à cette différence entre les mondes du travail et le monde du village…
Quatrième condition, relative à ce saut intellectuel : une condition de posture. Il me semble nécessaire de penser le palabre, non comme un mécanisme de réconciliation, de recherche d’unanimité, mais seulement de conciliation, laissant toujours subsister la possibilité du désaccord. Autrement dit : le penser comme une technique d’élaboration originale de compromis, par le biais d’un échange de paroles, ce dernier se poursuivant jusqu’à ce que tous les protagonistes concernés soient d’accord avec la solution. Il s’agit donc de viser un compromis partiel, non la recherche d’un unanimisme. L’important est de renouer la relation, pas de désigner un vainqueur et un perdant ; l’important est de continuer à se parler, mais aussi de respecter les positions des uns et des autres, dans leur singularité…
Enfin dernière condition, plus pratique : une condition d’expérimentation. Je plaide pour le droit à expérimenter divers dispositifs, avant, peut-être, ne nous l’interdisons pas, de les codifier dans la loi. Cette expérimentation peut prendre divers visages : ce peut être un médiateur coutumier, spécialisé en droit du travail, rattaché à la section de résolution des conflits de la Direction du Travail de Nouvelle-Calédonie ; ou l’établissement d’une liste de médiateurs du travail, dûment certifiés, qui pourraient être saisis par les parties en cas de conflit – et où plusieurs coutumiers s’inscriraient ; ou la rédaction d’un nouvel article du Code du travail de Nouvelle-Calédonie, un article Lp. 372-11, instituant une procédure coutumière de conciliation – en plus des dispositions liées à la médiation ou l’arbitrage ; cela peut être aussi, au niveau d’un accord interprofessionnel territorial, ou dans certaines branches professionnelles, ou dans certaines grandes entreprises, l’engagement de processus de négociation d’accords de méthode, instituant, là où c’est possible ou nécessaire, des dispositifs de prévention et de résolution des conflits s’inspirant du palabre coutumier.
Me voici arrivé au terme de ce long propos. Je l’ai ouvert par une offre de respect et une position d’humilité. Je le referme par une demande : que vous acceptiez de répondre à mon invitation de cheminer sur cette voie d’un rapprochement entre palabre et négociation. J’ai voulu, ici, tracer quelques jalons pour indiquer combien il me semble important de construire un système efficace et calédonien de relations de travail. Merci de votre patience et de votre attention.
Cela est très instructif et vient conforter ma recherche sur la négociation collective dans les grandes entreprises à Madagascar. Cette hybridation des pratiques doit être révélée. Ici avec les fondements du kabary, du fonkolona et de la structure de la prise de décision typique à Madagascar.
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