« Joint Learning Sessions » et  les 15 ans du Master « Négociation & Relations sociales »…

Mercredi 24 avril après-midi, amphi Raymond-Aron, université Paris-Dauphine. Une centaine de personnes sont rassemblées à l’occasion des 15 ans du Master Négociation & Relations sociales, créé en 2008 par Gérard Taponat et dirigé aujourd’hui par Soazig Sarrasin (lire ici).

Orateurs et tables-rondes se succèdent. Pour celles-ci, trois « équipages » – des inscrits au master, des promotions précédentes, en groupe de deux ou trois, qui instruisent une problématique de négociation (virtuelle) d’un accord collectif sur un sujet de leur choix, au plus près des réalités d’une entreprise – présentent leurs travaux : le diagnostic (par exemple : la présence de désormais quatre générations au sein d’une succursale régionale d’un groupe bancaire), les enjeux (par exemple : l’attractivité de cette entreprise industrielle, pour recruter, motiver, impliquer les salariés), l’état de la réflexion sur le problème, via des enquêtes de terrain et un benchmark (par exemple : les entreprises qui ont opté pour la semaine de 4 jours), la bibliographie disponible, etc. Le tout est riche, le ton alerte ; et l’on ne discerne plus qui est responsable RH et qui est syndicaliste car tous ont à cœur de rendre compte des résultats d’un travail universitaire qu’ils ont mené ensemble pendant plusieurs mois, s’appuyant sur leurs convictions réciproques pour définir une problématique commune.

Gérard Taponat, en 15 mots-clés, a souligné l’originalité et les facteurs de succès de ce master Négociation et Relations sociales. Je retiens celui-ci : la mise en œuvre d’une démarche pédagogique (« Divergence / Convergence / Créativité », dit-il) où l’accord sur l’action à engager se construit à partir des désaccords, ceux-ci se dépassant par la confrontation raisonnée et la recherche de scénarios efficients et satisfaisants pour tous.

Qui assiste à ce type d’évènements ne peut que vérifier le bien-fondé  d’un dispositif que le législateur français, dans la loi du 8 août 2016 a nommé : les formations communes au dialogue social et à la négociation collective.  L’idée était présente (« Proposition n° 12 ») dans le rapport de Jean-Denis Combrexelle de septembre 2015, La Négociation collective, le travail et l’emploi (lire ici). Si J.-D.Combexelle avait alors surtout en tête le principe des sessions quadripartites qu’organisait l’INTEFP depuis une quinzaine d’années (regroupant employeurs, syndicalistes, experts et journalistes ; lire ici) ou les sessions nationales de l’IDHEN (regroupant élus locaux, officiers supérieurs, responsables du secteur public, salariés du secteur associatif, responsables syndicaux, avocats, consultants, etc. ; lire ici), il connaissait aussi l’heuristique et l’efficacité de ce dispositif né aux États-Unis au début des années 1990 : les one three-day joint training sessions.

La première de  ces « sessions de formation conjointe de trois jours » a été organisée, sur la côte Est des États-Unis, à l’automne 1990 par un universitaire américain, Lawrence Susskind, à la demande conjointe des employeurs et des syndicalistes d’un consortium d’entreprises du BTP de la région de Philadelphie.

 Le dispositif était innovant puisqu’il rompait délibérément et doublement avec les pratiques alors en vigueur aux États-Unis dans les relations collectives de travail : ne rien partager avec la partie adverse, considérée comme un adversaire ; et négocier de façon distributive, tout gain de l’une des parties devant être une perte pour l’autre… Dans les mots de Lawrence Susskind et Elaine Landry, en liminaire de leur article Implementing a Mutual Gains Approach to Collective Bargaining, paru dans le Negotiation Journal de janvier 1991 (lire ici), cette pratique traditionnelle de la négociation collective aux États-Unis était présentée ainsi : « Présenter des demandes largement en excès de ce que vous voulez obtenir ; puis négocier item par item ; ne jamais partager d’informations avec l’autre camp ; appeler à des débrayages et des grèves ; vitupérer contre l’adversaire (poor-mouth) et menacer les syndicalistes de licenciements. »

Rassembler, dans une même salle, 60 patrons d’entreprises et présidents des syndicats issus de 17 entreprises du BTP, et les former ensemble aux techniques de ce qui s’appelait alors la principled negotiation – ce que le traducteur de Getting to yes, l’ouvrage-clé de Roger Fisher et William Ury, a traduit par négociation raisonnée – était, on l’imagine, un pari risqué. Tout comme le fut le pari de Gérard Taponat quand il contacta avant 2008 plusieurs universités parisiennes pour y implanter son projet de master, qu’elles refusèrent, et que seule Paris-Dauphine accepta de relever le défi…

Le dispositif diffusa rapidement. Plusieurs universitaires étatsuniens, dont Joël Cutcher-Gershenfeld et Charles Hecksher, organisèrent à leur tour des joint sessions, à Bell Michigan et à l’université de Cincinnati. Au Québec, Reynald Bourque et Jean-Guy Bergeron firent de même pour Schell Canada dès 1993. C’est auprès d’eux que je me formais au début des années 2000 pour expérimenter à mon tour ce dispositif, à Nouméa dès 2006, à la demande de Pierre Garcia, alors directeur du Travail de Nouvelle-Calédonie.

Aux États-Unis comme à Paris-Dauphine, à Montréal comme Nouméa ou Fort-de-France, ce principe de former ensemble à des techniques non-conflictuelles de négociation collective responsables RH et responsables syndicaux fut partout couronné de succès. Pour quelles raisons, et quelles conditions permissives sont nécessaires ?

Le premier motif de succès tient à l’immédiate opérationnalisation d’une session conjointe – ce que n’ont pas compris les directeurs de l’INTEFP chargés de développer les formations communes en France : c’est parce qu’employeurs et syndicalistes ont décidé de s’engager dans un processus de négociation collective sur un sujet dédié (ou un ensemble reliés de sujets), et que ce ou ces sujets sont complexes et nécessitent méthode et créativité, qu’ils éprouvent le besoin, concret, de se former ensemble à une méthodologie de négociation collective fondée sur la résolution de problèmes (comme je la nomme désormais). Ce n’est donc pas « pour se connaître », ou « pour se découvrir l’un l’autre », que des employeurs et des syndicalistes acceptent de se former ensemble à ces techniques – le Club Med est ici plus indiqué… – mais parce qu’ils ont un projet en commun (définir des règles, prendre des décisions, relatives à des situations socio-productives nouvelles et complexes), et que pour parvenir à le réaliser, chacun a besoin de l’expertise et de l’accord de l’autre. Si ces joint sessions permettent à chacun d’aller à la rencontre d’autrui, cette rencontre est finalisée, orientée vers un futur commun, dans une visée pragmatique…

Le deuxième motif de succès est la méthode utilisée dans ces joint sessions ou ces formations communes : une pédagogie interactive, fondée sur des problèmes à résoudre, qui s’appuie sur la riche expérience des participants, leur capacité à relier des phénomènes épars (ou distinguer des phénomènes différents), leur aptitude à « sortir du cadre », à innover dans les scénarios de résolution des problèmes, etc. Quiconque a assisté hier à l’évènement Les  15 ans du Master Négociations & Relations sociales a pu constater, au fil des trois tables-rondes, l’heuristique d’une approche de type problem-based couplée avec une pédagogie qui mise sur l’intelligence collective et la confrontation argumentée…

Le troisième motif de succès de ces formations communes, dès lors qu’elles sont correctement pensées et organisées, réside dans la compréhension, par les participants, de la nature exacte du jeu de la négociation collective : un processus de co-décision, par des personnes de statuts, d’intérêts et de points de vue différents, à propos de problèmes socio-productifs concrets, dont la résolution optimale nécessite que convergent, vers des scénarios efficients, des propositions d’action à l’origine divergentes. Négocier, c’est imaginer ensemble une solution efficace à un problème, qui ne résulte pas de l’imposition d’une volonté ou de la sommation de deux volontés divisées par deux, mais de deux volontés produisant une solution nouvelle, originale et appropriée. Le résultat d’une joint learning session en Amérique du Nord (ou d’une formation commune en France) est la modification du cadre cognitif des négociateurs. Dans les mots de Susskind et Landry : « To change underlying perceptions about the best way to negotiate”. Pourquoi modifier ces perceptions ?

Parce qu’une négociation collective pensée comme un match de boxe, comme une pièce de théâtre, entre comédie et tragédie, ou encore comme un rituel formalisé satisfaisant une obligation légale, est une négociation collective inutile et inefficace, car elle ne produit que désillusions, insatisfactions et crispations. Une fois changées « les perceptions sous-jacentes à propos de la meilleure façon de négocier », les négociateurs peuvent en effet  s’engager plus sereinement et plus activement dans le processus de négociation. Si l’objectif est de prendre ensemble la décision la plus efficace pour résoudre un problème socio-productif, alors les principaux outils des négociateurs deviennent : un tableau blanc, des feutres de couleur, des feuilles grand format pour afficher les solutions possibles, une table ronde, une machine à café et des boissons fraîches, un accès illimité à Internet, des ouvrages de techniques de négociation, des compte rendus d’auditions d’experts ou de benchmark d’entreprise, etc.  

En rendant compte hier de leurs travaux de mémoire, les participants, issus de différentes aux promotions du Master Négociation & Relations sociales, ont prouvé, une nouvelle fois, tout l’intérêt, heuristique, pratique, de ces « formations conjointes ». À condition que ce concept soit maîtrisé et leur pratique enrichie au fil des expérimentations ; celle en cours dans ce Master de Paris-Dauphine, par sa qualité et son professionnalisme, augure d’un bel avenir à ce dispositif. Il participe de la nécessaire réinvention de notre dialogue social.

Laisser un commentaire