« Rendre visibles les résultats du dialogue social, pour que son utilité soit bien identifiée » (À propos d’une étude de l’Observatoire du dialogue social de la Fondation Jean-Jaurés)

Je reproduis ci-dessous de larges extraits d’une étude que vient de publier aujourd’hui l’Observatoire du dialogue social de la Fondation Jean-Jaurès (lire ici), consacrée à ce qu’elle nomme « les travailleurs éloignés du dialogue social ».

Cette étude est le fruit de la réflexion d’un groupe de travail réunissant responsable RH, chercheur, syndicaliste, avocat, etc., coordonnée par Vincent Priou-Delamarre. Son objectif, est-il dit en avant-propos, « est de faire émerger une discussion au service du dialogue social. » Je souscris pleinement à cet objectif.

En annexe à ce rapport d’étude, les auteurs publient les résultats d’un fort intéressant sondage réalisé auprès de ces « éloignés du dialogue social ». Je ne citerai ici que deux chiffres, parmi une dizaine d’autres, pour souligner l’intérêt de lire cette analyse statistique : 38 % des salariés interrogés par les sondeurs pensent que le dialogue social n’apporte aucune amélioration à leur situation ; et seuls 23 % des personnes interrogées pensent que ce dialogue social  leur est profitable…

En invitant les lecteurs de mon weblog à lire l’intégralité de cette (courte) étude (lire ici) et en publiant ci-après les parties concernant la démocratie sociale et le rôle de l’État, je poursuis l’objectif qui était le mien en créant ce weblog : faire en sorte, à propos du dialogue social en général et de la négociation collective en particulier, « que cent fleurs s’épanouissent et que cent écoles rivalisent » – pour reprendre un slogan subversif des années 1960 – et que nous puissions ainsi comprendre les réticences, imaginer des solutions, expérimenter des dispositifs.

Car nous ne pourrons faire face aux défis sociaux et économiques de cette première moitié du 21ème siècle sans une délibération collective méthodique,  organisée et finalisée. Les propositions, pertinentes car pragmatiques, de l’Observatoire du dialogue social de la Fondation Jean-Jaurès sont ici fort utiles : elles balisent un chemin, affirment une volonté.  

De la démocratie sociale en entreprise

La « démocratie sociale dans l’entreprise » a toujours été une question délicate. En France, avec l’émergence du syndicalisme, c’est la démocratie représentative qui a été privilégiée. Néanmoins, il est possible de trouver dans le droit français des dis- positifs permettant une implication large et directe des salariés dans les négociations. Dès lors, la possibilité de faire intervenir largement les éloignés du dialogue social est déjà possible, mais extrêmement peu utilisée. Ces dispositifs seraient une réponse à la maxime chère à Jean Auroux selon laquelle « l’entreprise ne doit pas être le lieu du bruit des machines et du silence des hommes ».
Pour traiter cet aspect, nous nous sommes inspirés du rapport de Patrick Bernasconi, intitulé Rétablir la confiance des Français dans la vie démocratique. 50 propositions pour un tournant délibératif de la démocratie française et publié en février 2022.
Depuis la première loi Auroux de 1982, le code du travail prévoit « un droit d’expression directe et collective des salariés sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation du travail » (article L. 2281-1). Ce droit a fait l’objet de quelques modifications à l’issue des ordonnances du 22 septembre 2017. Il peut maintenant s’exercer par l’intermédiaire des outils numériques et les salariés peuvent s’exprimer sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, de même que sur la qualité de vie au travail. Le rapport note que ces dispositions ne sont généralement pas utilisées, alors même que les transformations du travail, de l’entreprise et les problématiques environnementales et sociales mériteraient une telle consultation des salariés. L’expression directe n’est pourtant pas impossible, car certains syndicats ou certaines entreprises réussissent à mobiliser la consultation massive des salariés pour « conduire le changement ».
Le rapport note qu’une telle démarche n’a pas vocation à déséquilibrer le dialogue social. Au contraire, il est possible de « renforcer la légitimité des accords conclus entre partenaires sociaux en y associant le plus grand nombre de salariés ». Il serait ainsi possible, sur certains points, d’envisager une consultation générale des salariés de l’entreprise pour appuyer la négociation, tout en renforçant le rôle des représentants des salariés sur d’autres points.
En s’appuyant sur l’accord national interprofessionnel relatif à la « qualité de vie au travail » du 19 juin 2013, le rapport estime que « compte tenu des enjeux, l’expression individuelle et collective des salariés sur leur travail est un levier pour assurer l’efficacité des organisations, le bien faire, le bien-être et la santé. Il conviendrait d’accompagner concrètement les entreprises dans la mise en place d’un tel espace d’expression des salariés relatif aux modes de travail en entreprise, leur permettant notamment de s’exprimer sur les problèmes techniques de l’organisation du travail (organisation et modes opératoires, standards métiers, compétences et formation, sécurité et conditions de travail…), mais aussi de participer à l’identification et à la résolution des problèmes d’organisation collective du travail, en donnant leur avis sur les solutions retenues puis sur celles mises en œuvre ».
Dans cette optique, nous souhaitons appuyer la proposition du rapport Bernasconi sur la mise en place d’un plan d’action public, auprès des employeurs et des représentants du personnel, de promotion et d’accompagnement à la mise en œuvre du droit de participation des salariés, afin de généraliser dans les entreprises des espaces pour l’expression des salariés sur l’organisation collective du travail, à l’aide notamment d’outils numériques.
Mais la vivacité de la « démocratie en entreprise » n’est pas de la seule responsabilité des organisations syndicales. Les employeurs la partagent également. Pour cela, une partie d’entre eux doit encore évoluer pour faire vivre un dialogue social de qualité et ainsi intégrer qu’il est un élément de performance de l’entreprise. En effet, sans un patronat mature et prêt à négocier sur le travail, le partage de la valeur, ou encore la transformation écologique, les organisations syndicales ne peuvent montrer leur utilité aux travailleurs et ainsi les intéresser au contenu du dialogue social.

L’État au service du dialogue social

S’il est impératif que la négociation collective soit libre et repose sur des bases conventionnelles et spontanées dans les branches, et plus encore dans les entreprises, l’État a un rôle majeur à jouer pour impulser le dialogue social au niveau national interprofessionnel.
La démocratie sociale à ce niveau ne peut reposer que sur un « paritarisme ». Au niveau national interprofessionnel, elle doit en effet être fondée, en particulier s’agissant du droit à la négociation collective, sur une intervention tripartite : État, organisations patronales et syndicales.
Le rôle de l’État est donc majeur. Il doit être renforcé et valorisé pour lui permettre de stimuler les négociations, sur la base des engagements pris dans le cadre des campagnes politiques, et pour ensuite les accompagner jusqu’à la conclusion des accords.
C’est ce rôle que l’État ne joue plus suffisamment aujourd’hui. Il est parfois théorisé, au sommet de l’État, que les négociations interprofessionnelles ne seraient plus pertinentes et que la négociation collective devrait être réservée à l’entreprise. L’État ne joue ainsi pas toujours pleinement son rôle pour stimuler la négociation de branche, notamment en période de forte inflation, en revalorisant les minima conventionnels, dont de trop nombreux restent calculés sur des bases inférieures au Smic.
La négociation d’entreprise ne peut répondre seule à l’ambition d’une véritable démocratie sociale, ni suffire à satisfaire au principe de participation tel qu’inscrit dans le préambule de la Constitution de 1946. Dans une société de plus en plus horizontalisée, réticularisée, il est anachronique que l’État prétende tout régenter seul, ce qui peut conduire à des blocages sociaux qui parfois échappent aux corps intermédiaires eux-mêmes. Le phénomène des « gilets jaunes » est là pour en témoigner. Si les corps intermédiaires doivent savoir se remettre en question pour répondre à cette exigence, l’État doit le faire lui aussi pour donner toute sa place à la représentation de la société civile, par l’association plus étroite des organisations patronales et syndicales à la conduite des affaires du pays. Il lui revient ainsi la charge de faire vivre le dialogue social et ce à tous les niveaux : interprofessionnel, branches professionnelles et entreprises.
Sur le plan national, l’État doit être le garant d’un dialogue permanent entre représentants des salariés et des entreprises, dans le cadre d’une structuration à inventer.

Propositions

  • Organiser les conditions d’une participation des travailleurs à la réussite de leur entreprise : partager pour impliquer

Il faut répondre aux besoins d’expression et d’implication des salariés dans la vie de leur entreprise et leur réflexion sur leurs conditions de travail.En associant les organisations syndicales représentatives de l’entreprise, les négociations d’accord pourraient être partagées par le personnel. Ce mode de consultation large, à définir par accord collectif, renforcerait l’audience des organisations syndicales et associerait les salariés aux objectifs de la direction. Ces objectifs seraient réfléchis en commun en amont, formant ainsi une trame d’activités communes. Après ce moment de consultation, les partenaires sociaux, s’appuyant sur ce large débat, pourraient signer – ou non – les propositions faites par l’employeur. Tout le monde gagnerait ainsi en confiance, en information partagée et en efficacité

  • Rendre visibles les résultats du dialogue social

Les accords nationaux interprofessionnels (ANI) sont des purs produits du dialogue social. Mais qui sait ce qu’est un ANI ? Qui sait comment se construit un ANI ? Qui connaît les ANI en cours de négociation et ceux qui ont abouti ? Mais surtout quel salarié fait un lien entre un ANI et des modifications positives dans sa vie de salarié ? On est là dans la situation d’un dialogue social existant, mais ignoré. Inconnu, mis à part pour quelques initiés qui en connaissent les arcanes et les bienfaits.

À titre d’exemple, un accord national interprofessionnel sur le partage de la valeur au sein des entreprises a été trouvé en février 2023. Cet accord permet plusieurs avancées pour les salariés, notamment ceux des petites et moyennes entreprises. En résumé, cet ANI oblige les branches professionnelles à négocier un dispositif de participation. Il prévoit que les entreprises de 11 à 50 salariés mettent en place un dispositif de partage de la valeur, quand elles réalisent un bénéfice net fiscal au moins égal à 1 % du chiffre d’affaires pendant trois années consécutives. Cet accord génère donc un meilleur partage de la valeur avec les salariés.

Cet accord, fruit du dialogue social, va indéniablement avoir des conséquences positives et concrètes sur la rémunération des salariés. Il est de nature à démontrer à ces derniers que le dialogue social est source de progrès social et sert la cause du salariat. On peut malheureusement constater que le lien ne se fait pas dans la tête des salariés, qui ne donnent pas crédit au dialogue social de ces évolutions de leurs situations.

Aussi, nous proposons qu’à chaque fois qu’une modification notable se produit pour un salarié suite à un accord, celui-ci soit obligatoirement notifié sur le bulletin de salaire, que l’accord soit national, de branche ou dans l’entreprise. Cette notification serait obligatoire et explicite et pourrait prendre la forme suivante : « Suite à l’accord ………. du …… …. Signé par les organisations suivantes ………., vous bénéficiez de ………. »

Avec un tel dispositif, on rendrait concrètes les conséquences d’un accord et on permettrait aux acteurs du dialogue social d’obtenir la reconnaissance des travailleurs. Le dialogue social s’incarnerait alors concrètement dans l’esprit des salariés.

  • Créer un dialogue professionnel articulé avec le dialogue social

1 – Encourager à créer des espaces de dialogue professionnel entre salariés, s’appuyer sur la « maîtrise d’usage » des travailleurs pour compléter la maîtrise d’œuvre de l’employeur, par exemple la maîtrise d’ouvrage de l’ingénieur à l’occasion de chaque décision concernant l’organisation du travail.

On modifierait ainsi les pratiques de management. Un dialogue professionnel associant, au moment opportun, le management de proximité et les représentants des salariés au sein de l’entreprise. Les salariés et leurs représentants seraient ainsi associés à la conduite du changement.

Réunir des branches professionnelles volontaires (organisations patronales et syndicales) sous le pilotage de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact).

2 – Faire un bilan complet du fonctionnement actuel, comme le proposait le rapport Sénard-Notat de 2018.

  • Repenser le CSE, une instance le plus souvent dysfonctionnelle et facteur d’éloignement du dialogue social

De nombreuses PME avaient expérimenté des déclarations d’utilité publique (DUP) regroupant CE, DP et CHSCT. Ces expérimentations avaient en général été positives. Mais la généralisation de l’instance unique à toutes les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et grandes entreprises a représenté un saut dans l’inconnu qui ne s’est appuyé sur aucune expérimentation, aucune étude d’impact et un débat parlementaire tronqué du fait du choix de la procédure des ordonnances.

Avec maintenant cinq ans de recul, on constate que la quasi-totalité de ces CSE sont dysfonctionnels. Le transfert par ordonnances de l’ensemble des prérogatives des CE, DP et CHSCT au CSE a transformé des droits réels en droits théoriques difficiles à exercer pleinement. En effet :

– les ordres du jour sont surchargés. Les sujets d’ordre public sont traités en priorité. Les autres sont vus trop rapidement, voire pas du tout ;

– les experts présentent leurs rapports au pas de course, le temps nécessaire à des avis motivés n’est pas pris ;

– les sujets d’hygiène et de sécurité sont les parents pauvres, alors que la France est un des plus mauvais élèves européens en matière de prévention des accidents du travail et des risques psychosociaux (RPS). Dépourvues de la personnalité civile et de moyens, les commissions santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) sont dans la plupart des cas incapables de jouer le rôle d’instruction des dossiers (voir les recommandations 14 et 16 des Assises du travail1) ;

– les représentants de proximité relèvent obligatoirement d’un accord. Ils sont le plus souvent soit absents, soit peu nombreux et mal pourvus en moyens (voir recommandation 4 des Assises du travail) ;

  • S’engager résolument pour le climat

1- Rendre effective la mission des CSE pour lutter contre le dérèglement climatique, comme le prévoit d’ailleurs le code du travail modifié après l’adoption de la loi climat.

2 – Mettre à disposition des élus de CSE la formation nécessaire pour leur permettre d’évaluer les techniques de production de l’entreprise au regard de leurs conséquences environnementales.

3 – Impulser ces négociations au niveau de toutes les branches.

4 – Renforcer la place des salariés dans les conseils d’administration. »

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