(I) Négociations de transposition légale et agenda social autonome. À propos du vote en première lecture du projet de loi relatif au partage de la valeur…

Je reproduis dans ce présent billet trois documents ; je les commente dans un second billet. Ce sont :

  • Le communiqué du gouvernement suite à l’adoption le 29 juin 2023 par l’Assemblée nationale, en première lecture, du projet de loi « portant transposition de l’ANI relatif au partage de la valeur au sein de l’entreprise » (voir ici le dossier législatif et ici le communiqué). Ce projet de loi transpose les mesures de niveau législatif de l’Accord National Interprofessionnel sur le partage de la valeur en entreprise signé le 10 février 2023 entre le Medef, la CPME, l’U2P, la CFDT, FO, la CFE-CGC et la CFTC (lire ici).
  • Les communiqués respectifs de la CGT (lire ici) et de la CFDT (lire ici) relatifs à ce vote.

En ce jour de rencontre à Matignon à propos de « l’agenda social », je tente ici de tirer quelques leçons de ce vote à l’Assemblée du projet de loi transposant l’ANI de février dernier de manière à enrichir notre savoir théorique sur la négociation collective…

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Communiqué du ministère du Travail (30 juin 2023):

« Le projet de loi compte 15 articles répartis en quatre axes : renforcer le dialogue social sur les classifications des emplois ; faciliter la généralisation des dispositifs de partage de la valeur ; simplifier la mise en place de dispositifs de partage et développer l’actionnariat salarié.

Deux mesures visent à généraliser les dispositifs de partage de la valeur :

  • Les entreprises de moins de 50 salariés pourront mettre en place à titre volontaire un dispositif de participation de branche ou d’entreprise pouvant être moins favorable que la formule légale. D’ici le 30 juin 2024, les branches professionnelles devront ouvrir une négociation en ce sens. Actuellement, les accords de participation dérogatoires doivent garantir des avantages au moins équivalents à la formule légale ;
  • À partir du 1er janvier 2025, les entreprises de 11 à 49 salariés devront mettre en place au moins un dispositif de partage de la valeur dès lors qu’elles sont profitables (bénéfice net fiscal d’au moins 1% de leur chiffre d’affaires pendant trois années consécutives). Il pourra s’agir d’un dispositif de participation ou d’intéressement ou d’un plan d’épargne salariale ou d’une prime de partage de la valeur (PPV). Les entreprises déjà couvertes par un dispositif de partage et les entreprises individuelles ne sont pas concernées.

Ces dispositions sont mises en place à titre expérimental pour cinq ans. Un bilan et un suivi annuel de ces expérimentations seront réalisés par le gouvernement.

Participation et intéressement, c’est quoi ? La participation permet de redistribuer aux salariés une partie des bénéfices de l’entreprise. Elle est obligatoire dans les entreprises de 50 salariés et plus dégageant un bénéfice suffisant. Elle repose sur une formule légale centrée autour du bénéfice fiscal. L’intéressement permet d’associer financièrement les salariés aux résultats ou à la performance de l’entreprise. C’est un dispositif collectif, mis en place par accord, sauf dans les entreprises de moins de 50 salariés où, sous certaines conditions, une décision unilatérale peut intervenir.

Le texte prévoit également :

  • Une nouvelle obligation de négocier sur les bénéfices exceptionnels.Elle concernera les entreprises de 50 salariés et plus qui disposent d’un ou plusieurs délégués syndicaux, lorsqu’elles ouvrent une négociation sur un dispositif de participation ou d’intéressement. La prise en compte des bénéfices pourra conduire à un supplément d’intéressement ou de participation ou à une nouvelle discussion sur un dispositif de partage. Les entreprises déjà couvertes par un accord d’intéressement ou de participation, au moment de la publication de la loi, devront engager une négociation d’ici le 30 juin 2024 pour définir ce qu’est un bénéfice exceptionnel et comment il sera partagé avec les salariés ;
  • Un versement de la prime de partage de la valeur (PPV) facilité. Cette prime (ex « prime Macron ») pourra être attribuée deux fois par an dans la limite des plafonds totaux d’exonération (3 000 euros ou 6 000 euros) et pourra être placée sur un plan d’épargne salariale. Dans les entreprises de moins de 50 salariés, la prime restera, pour les salariés dont la rémunération est inférieure à trois Smic, exonérée de cotisations fiscales et sociales ainsi que d’impôt sur le revenu jusqu’au 31 décembre 2026 ;
  • Un nouveau dispositif facultatif dénommé « Plan de partage de la valorisation de l’entreprise ». Ce plan sera mis en place par accord et devra bénéficier à tous les salariés ayant au moins un an d’ancienneté, sauf accord d’entreprise plus favorable. En cas de hausse de la valeur de l’entreprise lors des trois années de durée du plan, les salariés pourront bénéficier d’une « prime de partage de la valorisation de l’entreprise ».Cette prime pourra être placée sur un plan d’épargne salariale ;
  • Une ouverture plus grande de portion du capital aux salariés actionnaires. Les plafonds d’attribution des actions gratuites sont rehaussés.

Des dispositions pour promouvoir uneépargne verte, solidaire et responsable complètent le texte. Les règlements des plans d’épargne entreprise (PEE) et des plans d’épargne retraite (PER) devront proposer un fond satisfaisant à des critères de financement de la transition énergétique et écologique ou d’investissement socialement responsable, en complément du fonds solidaire qui doit déjà être proposé dans ces plans. Les épargnants salariés pourront ainsi choisir d’affecter par exemple leur prime de participation ou d’intéressement à des fonds labellisés ISR, Greenfin ou CIES.

À noter : aucune mesure de partage avec les salariés des « superprofits » réalisés par certaines grandes entreprises qui rachètent leurs propres actions, mesure évoquée par le président de la République le 22 mars 2023, ne figure dans le projet de loi.

En première lecture, les députés ont amendé le texte pour avancer au 1er janvier 2024, soit d’un an, la mise en œuvre à titre expérimental des dispositifs de partage de la valeur dans les entreprises de 11 à 49 salariés non soumises à l’obligation de participation. Ils ont dispensé de cette expérimentation les sociétés anonymes à participation ouvrière (SAPO). Le plan d’épargne retraite d’entreprise collectif (Pereco) interentreprises a été ajouté à la liste des plans d’épargne salariale susceptibles d’être abondés dans le cadre de ce dispositif.

De plus, cette obligation à titre expérimental du partage de la valeur a été étendue aux entreprises de l’économie sociale et solidaire(associations, mutuelles, coopératives), dont la situation économique le permet et qui n’ont pas de bénéfice net fiscal. Un accord de branche étendu sera nécessaire.

Concernant la nouvelle obligation de négocier sur les bénéfices exceptionnels, les députés ont encadré la définition d’une augmentation exceptionnelle du bénéfice que pourront retenir les partenaires sociaux dans le cadre de la négociation collective. Ils ont suivi sur ce point l’avis du Conseil d’État sur le projet de loi. Ainsi, la définition de l’augmentation exceptionnelle du bénéfice devra prendre en compte « des critères tels que la taille de l’entreprise, le secteur d’activité, les bénéfices réalisés lors des années précédentes ou les événements exceptionnels externes à l’entreprise intervenus avant la réalisation du bénéfice ». L’ANI ne prévoyait aucun critère.

D’autres amendements permettent de :

  • transposer l’article 4 de l’ANI, pour prévoir l’obligation pour les branches professionnelles d’établir, avant le 31 décembre 2024, un bilan de leur action en faveur de la promotion et de l’amélioration de la mixité des métiers ;
  • sanctuariser l’article D3324-40 du code du travail au niveau législatif afin de clarifier le droit applicable en matière de déclaration des résultats d’un exercice d’une entreprise. Le but est de permettre aux salariés de bénéficier d’un re-calcul des bénéfices de l’entreprise en vue d’une possible revalorisation de leur participation salariale, dans les cas où une erreur de calcul, des manœuvres frauduleuses ou des stratégies d’optimisation fiscale auraient faussé le résultat sur un exercice de l’entreprise ;
  • transposer l’article 15 de l’ANI. Il affiche ainsi que l’accord d’intéressement peut prendre en compte des critères relevant de la responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise.

Les députés ont enfin demandé au gouvernement la remise d’un rapport faisant le bilan de la loi PACTE de 2019, et notamment de son article 11, sur la mise en œuvre de l’obligation relative à la participation.

Le Sénat doit désormais examiner le projet de loi. »

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Communiqué de la CGT (30 juin 2023)

« Le 29 juin 2023, l’Assemblée nationale a largement approuvé le projet de loi sur le «partage de la valeur» au sein des entreprises, issu de l’accord national interprofessionnel (ANI) conclu entre syndicats et patronat en février. La CGT, qui réclame l’augmentation immédiate du SMIC et le retour de l’indexation des salaires sur l’inflation, avait refusé de signer l’accord.

L’augmentation générale des salaires attendra. Le projet de loi sur le « partage de la valeur » au sein des entreprises adopté à l’Assemblée nationale le 29 juin, est, en effet, bien mal nommé. En toute logique, une réforme du partage de la valeur ajoutée, mesure comptable qui permet de quantifier la richesse produite au sein d’une entreprise,  supposerait que soit rediscuté le partage entre ce qui revient au travail d’un côté, et au capital de l’autre. Au contraire, le texte se contente de transformer une petite partie des bénéfices (c’est-à-dire la rémunération du capital) en rémunérations variables pour les salariés, laissant de côté le principal outil de redistribution de la valeur que sont les salaires.

Ainsi, le texte prévoit d’étendre des dispositifs tels que l’intéressement, la participation ou les primes de partage de la valeur à toutes les entreprises de plus de 11 employés, et de développer l’actionnariat salarié. Le projet de loi prévoit également qu’en cas  « d’augmentation exceptionnelle » de leurs bénéfices, les entreprises d’au moins 50 salariés devront négocier leur partage, après être tombées d’accord sur leur définition. 

La très forte inflation, notamment sur les denrées alimentaires, les nombreux conflits sociaux depuis la rentrée 2022, de même que les bénéfices records engrangés par les entreprises du CAC 40 avaient contraint le gouvernement et le patronat à engager en novembre dernier des négociations sur le partage de la richesse créées en entreprise. Quelques mois plus tard, en février, un accord national interprofessionnel (ANI) était signé entre quatre organisations syndicales (CFDT, CFE-CGC, FO et CFTC) et celles représentant le patronat (Medef, CPME et U2P). La CGT, elle, n’était pas signataire du texte. «  La CGT n’est pas opposée aux primes mais elles ne peuvent pas être versées au détriment des salaires. Or le problème, c’est que les organisations patronales ont refusé de débattre sur l’augmentation des salaires », explique Sandrine Mourey, secrétaire confédérale de la CGT. Le projet de loi porté par le ministre du Travail Olivier Dussopt n’est autre que la transcription de l’ANI. Le texte doit désormais être examiné au Sénat, à une date encore inconnue. 

Encourager le versement de primes n’est pas sans risque pour les négociations salariales à venir. Dans une Note de conjoncture publiée en mars 2023 (lire ici), l’INSEE estime que le faible dynamisme des salaires au quatrième trimestre 2022 suggère un effet d’aubaine. Selon l’institut national, au lieu d’augmenter les salaires, de nombreux employeurs auraient privilégié, dans environ 30 % des cas, le versement de prime de partage de la valeur au détriment d’augmentation de salaire. Les primes de partage de la valeur sont en effet exemptées de cotisations patronales et sociales (sauf CSG et CRDS). Ce n’est pas la première fois que les effets négatifs d’une prime sur l’évolution des salaires sont observés.

En 2022, près de 5 millions de salariés du privé (sur un total de 20 millions) ont perçu une prime de partage de la valeur pour un montant moyen de 806 €. « On voit bien que la prime de partage est donnée au rabais, puisque son montant pouvait s’élever jusqu’à 3000 euros, 6000 euros en cas d’accord d’intéressement, relève Sandrine Mourey. Par ailleurs, une prime n’est pas pérenne, au contraire du salaire, qui alimente par ailleurs les caisses de la sécurité sociale. »

Quant au développement de l’actionnariat salarié, la représentante syndicale est plus que sceptique : « La plupart du temps, les actionnaires des grandes entreprises recherchent une rentabilité et un retour sur investissement maximum et rapide. Souvent, cela s’obtient en diminuant le « coût du travail » : rogner sur les salaires, augmenter les cadences, voire la fermeture de site. L’actionnariat salarié revient à demander aux salariés de prendre des décisions contre leurs intérêts ! » Raison pour laquelle la CGT y est opposée et défend la présence de collèges de salariés au sein des conseils d’administration et de surveillance, afin que les salariés puissent peser dans les décisions de l’entreprise, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Pour Sophie Piton, économiste et membre du Centre pour la Macroéconomie de la London School of Economics (LSE), le projet de loi va par ailleurs créer une inégalité entre salariés : « l’intérêt et la participation consistent à redistribuer une partie des profits de l’entreprise aux salariés, mais selon les secteurs, les entreprises sont plus ou moins profitables. » Du reste, pour l’économiste, l’impact du projet de loi sur la rémunération des salariés devrait rester limité : « 95 % des revenus des salariés proviennent du travail (salaires et cotisations). Seuls 5 % en moyenne sont issus de la participation et de l’intéressement. Le projet de loi s’intéresse donc uniquement à une petite partie des rémunérations, et seulement pour les salariés des petites et moyennes entreprises, qui sont celles qui, de toute façon réalisent peu de bénéfices relativement aux grandes entreprises. » Il est donc peu probable que ce projet de loi permette, à terme, de résoudre les questions relatives au pouvoir d’achat. Selon les chiffres de la DARES, la direction des statistiques dépendant du ministère du Travail, le salaire mensuel de base a reculé de 1,0 % sur un an en mars 2023.

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Communiqué de la CFDT (25 mai 2023)

L’accord national interprofessionnel (ANI) relatif au partage de la valeur, conclu le 10 février 2023, revient sous les projecteurs. Mais cette fois sous la forme d’un projet de loi. En effet, le ministre du Travail, Olivier Dussopt, a présenté mercredi 24 mai lors du Conseil des ministres le premier montage du texte qui concrétise la traduction législative de l’accord, que l’exécutif a voulu la plus fidèle possible. Dans les faits, le projet de loi comporte quinze articles répartis sous quatre titres : renforcer le dialogue social sur les classifications ; faciliter la généralisation des dispositifs de partage de la valeur ajoutée ; simplifier la mise en place de dispositifs de partage de la valeur ; développer l’actionnariat salarié.

Les grandes mesures de l’ANI sont donc bien incluses dans ce scénario : imposer aux branches de revoir leurs classifications si elles ne l’ont pas fait depuis plus de cinq ans ; faciliter la mise en place de la participation dans les entreprises de moins de 50 salariés ; mise en place d’au moins un dispositif de partage de la valeur dans les entreprises comprenant entre 11 et 50 salariés, « plan de partage de la valorisation de l’entreprise », etc.

Néanmoins, plusieurs points ont été soulevés par le ministre lui-même lors de sa présentation du texte au Conseil des ministres. Olivier Dussopt a reconnu que si le gouvernement a voulu une transcription fidèle de l’accord, celle-ci n’est pas pour autant intégrale. En effet, les organisations syndicales signataires de l’accord (CFDT, FO, CFE-CGC, CFTC), dans un courrier adressé au ministre le 5 mai, avaient fait remarquer que certains articles de l’accord n’étaient pas repris dans le projet de loi, à l’instar du principe de non-substitution entre les salaires et les primes. Olivier Dussopt leur a répondu le 24 mai : « Il s’agit de dispositions qui, à nos yeux et à ceux de l’ensemble des juristes, sont déjà satisfaites par la loi. […] Nous allons travailler avec les parlementaires et les partenaires sociaux pour voir si, dans le cadre de la rédaction, de l’amélioration du projet de loi au Parlement, nous pouvons apporter des précisions sans remettre en cause la clarté juridique. »

Autre point : l’accord prévoit qu’en cas de résultat exceptionnel, une prime de participation ou d’intéressement supplémentaire puisse être versée. Qui définit ce qu’est un résultat exceptionnel ? L’employeur, indique l’accord. « À l’occasion de l’examen du texte par le Conseil d’État, un certain nombre de remarques ont été faites sur ce point dont nous avons tenu compte. Et avec l’accord des trois organisations patronales signataires, nous avons proposé une rédaction alternative, permettant de dire que le résultat est considéré comme exceptionnel sur des critères établis lors d’une négociation d’entreprise et un accord », a expliqué Olivier Dussopt, sans plus de précision. Pas de quoi contenter le Conseil d’État, qui, dans son avis rendu sur le projet de loi, estime qu’« en ne fixant pas de critères encadrant la négociation collective pour définir ce qu’est une augmentation exceptionnelle du bénéfice et en s’abstenant de prévoir, par exemple, que cette définition tient compte de critères tels que la taille de l’entreprise, le secteur d’activité ou les résultats des années antérieures, le projet de loi est entaché d’incompétence négative ». Le ministre du Travail promet, là aussi, de travailler avec le Parlement et les partenaires sociaux en vue d’améliorer cette disposition.

Enfin, le projet de loi indique que le régime fiscal et social très avantageux de la prime de partage de la valeur est prolongé de trois ans, jusqu’au 31 décembre 2026. « Le Conseil d’État considère que cette prorogation n’aurait pas un caractère exceptionnel ou expérimental, comme c’était le cas précédemment, et qu’elle pourrait interroger le principe d’égalité devant l’impôt, a précisé Olivier Dussopt. Nous considérons que la fidélité à l’accord et la volonté de le transposer intégralement et fidèlement au profit des entreprises de moins de 50 salariés nécessitent d’avancer avec cette disposition. »

Le projet de loi devrait arriver au Parlement dans les prochaines semaines. Le gouvernement espère qu’il sera adopté avant l’été. »

(Mon commentaire sur cet épisode de transposition de l’ANI dans un projet de loi figure dans le billet qui suit celui-ci).

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