Pourquoi la question, en apparence spéculative, « Qu’est-ce qu’un accord collectif ? », est-elle une question importante ? Parce que sa réponse influe sur une autre question majeure, pratique celle-ci : comment aider, outiller et accompagner efficacement les négociateurs dans les petites et moyennes entreprises ?
Que la façon de qualifier un phénomène social induise la manière dont on peut s’en prémunir ou l’amplifier est chose banale ; cela reste néanmoins utile. Car on n’impulsera pas, de manière significative, les pratiques de négociation collective dans les PME sans s’interroger sur les craintes et réticences des dirigeants de ces entreprises et des élus des salariés envers celle-ci ; donc sur la manière dont nous qualifions le résultat de leurs délibérations et la façon dont nous ensevelissons la notion d’« accord » sous sa seule fonctionnalité juridique.
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Donc : qu’est-ce qu’un accord collectif ? Il est d’abord un contrat, résultant de l’action volontaire de deux partenaires qui, au nom de leurs mandants, entendent créer un effet juridique de leur mise en accord – créer ou modifier des droits et des obligations. Mais c’est un contrat de type particulier : il porte traces des contraintes qui se sont exercées sur les négociateurs (respect de clauses d’ordre public, conformité aux textes législatifs afférents, dissymétrie des pouvoirs, etc.)
Si l’accord collectif était considéré comme un strict contrat commercial et s’il était régi par le seul Code civil, les procédures d’extension d’accord (ses dispositions sont rendues obligatoires par arrêté du ministre du travail pour toutes les entreprises du secteur concerné, même non signataires) ou d’élargissement d’accord (une fois étendu, l’accord de branche peut être élargi à un secteur économique voisin), pour ne prendre que cet exemple, n’auraient guère de sens (car on ne peut étendre, autoritairement, un contrat de droit privé établi entre deux personnes consentantes à une troisième, non-consentante…). Il a donc fallu que quelques collègues juristes, au début du vingtième siècle, bataillent pour que soit conçu un type spécifique de contrat, à la fois collectif et non strictement laissé à l’initiative des parties.
Un accord collectif, de branche ou d’entreprise, n’est donc pas un contrat comme un autre. Qu’est-il d’autre ? Il est également un constat : il transcrit, sous forme d’énoncés normatifs, un point d’équilibre entre des prétentions rivales. C’est le relevé de ce à quoi sont parvenus des négociateurs de branche ou d’entreprise au moment où ils ont décidé de transcrire leur accord.
C’est aussi un protocole : il authentifie la mise en accord ; il consigne ce qui a été dit, proposé et accepté lors des réunions qui l’ont précédé ; il indique ce qui doit être fait, qui doit le faire, à quel moment et sous quelle forme, etc. Il expose des règles – relatives au travail, à son organisation et aux relations de travail ; celles-ci répondent à des objectifs socio-productifs et constituent des réponses à des contraintes (techniques, juridiques, de sécurité, etc.).
Est-ce tout ? Non. Un accord collectif est également un dispositif – au sens, classique, de ce terme : « un ensemble d’éléments ordonnés en vue d’une certaine fin ». Cette fin est plurielle, et ne se limite pas à l’accord ; ce dernier, en tant que dispositif, se prolonge dans différentes actions, ou participe à d’autres phénomènes. Un accord collectif de GEPP, gestion des emplois et des parcours professionnels, n’est pas qu’un document contractuel qui rend compte d’une délibération collective ; il s’est nourri, en amont, d’analyses de postes de travail, d’enquêtes biographiques sur les opérateurs, de découvertes à propos de leurs compétences ignorées, etc., et, en aval, d’une politique de recrutement RH différente, d’une mobilisation de compétences syndicales jusqu’alors délaissées, d’une politique de formation mieux réfléchie, etc.
De même, une fois l’accord collectif rédigé, signé et déposé sur la base TéléAccords, celui-ci est analysé, codé, rapproché ou distingué d’autres accords ; il peut alors devenir un accord « exemplaire » et muter en objet communicationnel, promu lors d’éventuels évènements de type « Les réussites du dialogue social », etc. Le comité de suivi, spécifié dans un de ses articles, se réunira six mois plus tard, les négociateurs tireront un premier bilan de son application, un avenant sera rédigé, etc.
Le sociologue Jean-Daniel Reynaud (dans l’ouvrage collectif La Théorie de la régulation sociale, p. 179-190) qualifiait, à propos de cet ensemble d’actions générées par l’action de négociation d’un accord collectif, « d’épaississement des régulations sociales ». Le mot est éloquent : un accord collectif est plus qu’un contrat, un constat ou un protocole : il institue et génère des activités, il rend plus « épaisse » l’activité de régulation sociale.
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Que déduire, de façon pragmatique, au regard d’une politique publique de promotion et d’accompagnement de la négociation collective dans les petites et moyennes entreprises, de cette (rapide) définition sociologique d’un accord collectif (de branche ou d’entreprise) ? Qu’il nous faut nous défaire d’une lecture trop restreinte de l’accord collectif, d’une part, et qu’il convient d’en moduler les fonctionnalités, selon les situations socio-productives concrètes, d’autre part.
Nommons « fonctionnalités » les quatre dimensions d’un accord collectif, ci-dessus commentées. Un accord collectif remplit ainsi quatre fonctions : il acte un engagement commun de deux parties, produisant un effet juridique qui les lie et les oblige ; il informe du résultat d’une délibération collective singulière ; il dresse la liste des actions à engager et des règles qui vont les structurer ; enfin, il génère des actions, des discours, des évènements, des phénomènes, etc., qui permettent à l’action socio-productive de se dérouler. Toutes ces fonctionnalités, dans une branche professionnelle x ou une entreprise y n’ont pas la même intensité et nécessité. On peut dès lors moduler ces fonctionnalités, à la hausse ou à la baisse, de sorte que l’accent est mis, au moment de la conception, puis de la construction, enfin de la rédaction de l’accord collectif, sur l’une ou l’autre de ces quatre dimensions.
La fonctionnalité « contrat » d’un accord collectif suppose qu’il y ait un effet juridique, produisant des obligations, sanctionnées par des règles de droit, avec la vérification, par un agent du ministère du Travail, qu’il satisfait aux canons de l’ordre public social, etc. Ce contrôle de licéité fait hésiter nombre de dirigeants de PME à s’engager dans des processus de négociation collective, de peur que leur accord soir retoqué, ou à s’adresser à un juriste qui, soucieux de la sécurité juridique de l’accord, va le rédiger à la place des parties et y inclure un vocabulaire juridique, souvent inutile et dissuasif… Réduire la fonction « contrat » au bénéfice de la fonction « protocole », dans un certains nombre de situations primo-contractuelles (rappelons que des dizaines de milliers de PME n’ont jamais connu un exercice de délibération collective via la négociation d’un accord collectif…) aurait pour avantage, en allégeant la contrainte du lexique juridique, de faciliter l’activité de négociation collective et de l’arrimer à sa fonctionnalité pratique : élaborer des règles pour simplifier ou amplifier l’action socio-productive.
De même, hausser le rôle de la fonctionnalité « constat » permettrait de généraliser la production de documents contractuels d’un type nouveau, autour des pratiques du diagnostic partagé. Ces textes mentionneraient le constat auquel sont parvenus les négociateurs, après un examen contradictoire du problème et de ses solutions possibles, et ce constat, devenu commun, pourrait se traduire en décisions unilatérales de l’employeur, au sens non péjoratif de cet adjectif, puisque découlant de ce diagnostic partagé.
J’avais, en juin 2020, dans un billet de blog intitulé Négociation collective et dialogue social. Diagnostic partagé, lettres d’entente et accords, esquissé les contours d’une double pratique contractuelle : une pratique de diagnostic partagé et d’engagement dans des actions communes dédiées, et une pratique de décision conjointe, avec les obligations qui en découlent » (pour lire le billet, cliquer ici).
Je poursuivais ainsi : « D’où deux registres possibles de productions textuelles. Nommons-les : régime de l’entente et régime de l’accord. « L’entente » traduit une intention d’agir ensemble. Positions communes / déclarations communes et Lettres d’entente seraient deux formats typiques de ce premier registre textuel. Ils se sont multipliés ces dernières semaines en France ou en Europe (…). Ce ne sont pas des contrats au sens strict, plutôt des ententes, circonscrites à des thèmes précis et traduisant un programme d’action, plus qu’une énonciation de règles. « L’accord », par différence, traduit une obligation d’agir dans les termes définis par les contractants. Il s’agit d’un contrat, avec toutes les caractéristiques que cela signifie (légalité, licéité, validité, dénonciation, etc.). Accord collectif et convention collective sont deux formats typiques de ce second régime contractuel. » Distinguer ces deux régimes n’est pas suffisant ; il me semble utile également d’élargir le champ de la production contractuelle dans les PME à des documents relevant plus du « protocole » et du « constat » que du « contrat ». Ils joueront leur rôle de « dispositif » et généreront de nouvelles activités de régulation sociale conjointe.