(Article de François Sellier, 1960) Cohésion syndicale et niveau de négociation

(Cohésion syndicale et niveau de négociation est un article de François Sellier, paru dans la revue Sociologie du travail, n°4, octobre-décembre 1960, p. 289-299.  François Sellier fut professeur d’économie à l’université Paris X-Nanterre et directeur de recherche au Laboratoire d’économie et de sociologie du travail, à Aix-en-Provence.

« Professeur atypique », écrira Le Monde lors de sa mort en juin 2001, « François Sellier était conscient des limites de la prétendue « science économique », et il a été l’un des champions de la recherche interdisciplinaire. » L’article ajoutait : « Bourru dirait-on par nature, modeste jusqu’à la manie, cheveu dru, regard pointu, mot précis, parler franc et moqueur, humour ravageur, cynique par jeu, par rire, par dérision, il cachait mal un cœur d’or qui fait de sa disparition une perte irréparable pour tous ceux qui l’ont connu. »

François Sellier fut l’un des artisans de l’ouvrage, co-rédigé avec Marc Maurice et Jean-Jacques Silvestre, Politique d’éducation et organisation industrielle en France et en Allemagne.  Comparaison France-Allemagne, publié aux PUF en 1982. Y fut proposé le concept d’« effet sociétal » pour expliquer la variance des systèmes nationaux de formation, d’innovation et de production.

Dans l’article reproduit ci-dessous, François Sellier analyse le système français de négociation collective des années 1950-1960  en termes stratégiques. Il montre ainsi que le choix, par le patronat ou par les syndicats, du niveau de négociation (l’entreprise, la branche professionnelle ou l’interprofessionnel) dépend de la cohésion du groupement concerné. La stratégie de chacun va donc consister à rechercher, en chaque circonstance, la combinaison la meilleure : quand la forte cohésion de l’un, à tel niveau, correspond à une faible cohésion de son partenaire à ce même niveau..

Ainsi s’explique ce jeu du chat et de la souris qui a longtemps prévalu en France quand les syndicats ouvriers – forts de leur puissance dans certaines entreprises et de leur capacité à  obliger l’employeur de leur accorder des avantages salariaux, susceptibles, ensuite, d’être étendus à toute la branche professionnelle – se heurtaient au refus farouche des patrons locaux de négocier dans l’entreprise, soucieux d’éviter un tel schéma programmé de généralisation d’acquis. On comprend mieux l’essor en France de la négociation collective depuis les années 2000 : il put s’opérer dès lors que les patronats, petits et grands, constatant la faiblesse syndicale dans l’entreprise, du fait de l’entremêlement de divers facteurs – certains internes au syndicalisme, éparpillé, crispé parfois sur des idéologies obsolètes et ne réalisant pas l’émergence d’une exigence massive d’autonomie de la part des salariés, et d’autres facteurs, externes, dont celui de la crise économique ouverte en 1974 et des mutations profondes de l’appareil de production qui s’ensuivirent – profitèrent de cet affaiblissement syndical dans les entreprises pour accorder aux salariés ce qu’ils leur refusaient jadis : pouvoir librement négocier sur leurs lieux de travail des accords collectifs adaptés, justes et équitables. Ch. Thdz)

  1. Divergence d’objectifs

Plus les objectifs des syndicats sont identiques à ceux des travailleurs eux-mêmes, plus la cohésion est forte et favorise la négociation. En principe, ces objectifs ne peuvent être différents. Mais leur ordre de priorité peut changer selon les points de vue. Si, pour les travailleurs comme pour leurs organisations, les salaires sont naturellement l’objectif n° 1, la conquête du droit syndical semble aux organisations un but primordial.

Dans le milieu patronal, les questions de clauses générales (auxquelles le droit syndical se rapporte) et de salaires forment aussi deux aspects différents des objectifs de négociation. Mais, alors que les questions de salaire peuvent donner lieu à des divergences – des concessions jugées nécessaires au sommet peuvent être mal accueillies à la base ou, au contraire, des accords particuliers peuvent sembler dangereux pour l’ensemble – les clauses générales suscitent partout un égal intérêt : il s’agit toujours en effet de garantir les prérogatives du droit de direction et de limiter l’emprise des syndicats. Pour le patronat, les clauses générales ont pour but d’opposer un rempart au « contrôle ouvrier ».

Le droit syndical

Chez les travailleurs pris individuellement, l’intérêt de promouvoir le droit syndical est moins généralement ressenti et cette divergence est naturellement exploitée par les négociateurs patronaux. Le rapport de 1952 de l’UIMM. note à ce propos : « Si les organisations syndicales s’intéressent aux questions de principe qui peuvent être soulevées à l’occasion des discussions des clauses générales, et tout particulièrement au statut de l’action syndicale dans les usines, les masses ouvrières n’y accordent aucun intérêt pratique, qui se préoccupent à peu près exclusivement des questions de salaires »

Pour les organisations ouvrières, il s’agit là, en effet, d’une condition fondamentale de l’action et d’un but essentiel de la négociation, qui va jusqu’à déterminer la conception des conventions collectives : « … on se bat dans les commissions paritaires sur des mots, sur des virgules. Mais en fait, derrière les divergences de forme, il y a la vraie divergence, celle de fond ; … il y a opposition entre la conception des représentants des patrons et celle des salariés sur la convention collective. Pour nous, la convention collective doit marquer une progression des conquêtes ouvrières, être un des instruments d’une politique de contrôle ouvrier. Elle ne saurait intéresser les militants seulement par son aspect « salaires ou compléments » ; ils doivent comprendre la grande importance des clauses générales : droit syndical, délégués, comités d’entreprise, embauchage, rupture de contrat de travail, etc., qui marquent une limitation à la toute-puissance patronale dans l’entreprise… Depuis le vote de la loi du 11 février 1950, il y a eu des mouvements parfois très divers, mais seulement pour soutenir des revendications de salaires. Aucun, à notre connaissance, pour l’aboutissement de telle ou telle clause de convention collective. » (26ème Congrès CFTC, juillet 1951). Et pourtant, note encore le même rapport en faisant allusion à l’attitude des syndicats allemands sur la cogestion : « Plus que les questions de salaires, comptent celles de pouvoir. »

Cette divergence de vue entre les syndicats et les individus rapproche au moins organisations patronales et ouvrières sur un point : la méfiance envers l’intervention législative. Cette intervention ôte, en effet, aux syndicats le bénéfice d’avantages que leur action seule a généralement obtenus : « Le règlement par la loi d’un grand nombre de problèmes sociaux  donne l’impression que tout vient du politique et non du syndicat » (Inter-textile CFTC, mai 1958).

Une réflexion significative est faite à ce propos par un travailleur, peu après le vote du projet de loi du gouvernement socialiste sur les trois semaines de congé : « Maintenant que nous avons un gouvernement social, il n’y a plus besoin de syndicat. » (cité dans Syndicalisme Magazine, CFTC). Mais cette divergence reste néanmoins un cas exceptionnel. La cohésion est la règle dans le domaine des salaires. A ce sujet, deux questions se posent pourtant : quelle attitude prendre vis-à-vis de la négociation de catégorie ou d’ensemble ? Comment assurer la liaison entre les organes centraux et les entreprises ?

Négociations séparées ou convention unique

La distinction au sein de la même entreprise ou dans la même industrie entre « mensuels » et ouvriers est un facteur de diminution de la cohésion des salariés dans le syndicalisme. La négociation pour les salaires des uns et des autres doit-elle ou non être unique ? Ce problème se pose surtout à la CFTC, qui semble comprendre la plus grande variété de statuts parmi ses adhérents (on peut admettre qu’à la CGT dominent les ouvriers, à la CGT-FO dominent les mensuels, sans que, d’ailleurs, ces caractéristiques soient absolument nettes). La Confédération Générale des Cadres est naturellement toujours favorable à l’établissement de conventions spéciales pour les mensuels cadres. C’est là une cause permanente de difficultés : en 1951, le rapport de l’UIMM signalait : « Une certaine évolution se fait jour… au sein de la Fédération des Employés de la CFTC qui devient favorable à l’établissement de conventions séparées pour les catégories qu’elle groupe. »

Les arguments qui étayent cette attitude sont reconnus, dans le rapport au congrès CFTC de la métallurgie de septembre 1954 : « L’action de l’employé est plus délicate, car il travaille près des chefs…, s’il est licencié, il lui est difficile de se replacer. D’autre part, si l’action d’un ouvrier est plus gênante pour la direction, car elle touche la production… les méthodes violentes gênent les mensuels… » Et le rapport de résumer la position des mensuels par ces mots : « Nous, mensuels, décrochons des avantages plus substantiels si nous discutons seuls avec le patronat. Si nous sommes mélangés aux ouvriers, c’est plus difficile. Il faut donc que nous puissions discuter en tête à tête avec nos directions. Cela sera d’ailleurs profitable aux ouvriers, à mesure que nous aurons des avantages nouveaux, qu’ils pourront suivre. »

Mais dans le même document les arguments des « mensuels » sont critiqués au nom de la tactique comme au nom de la solidarité : « S’il y eut un temps où les garanties et les avantages obtenus par les mensuels pouvaient servir de tremplin à des revendications ouvrières… il n’en est plus ainsi. Les revendications essentielles des travailleurs portent sur les salaires ; or, dans les commissions paritaires, la question est d’abord réglée pour le personnel ouvrier et ensuite on applique les mêmes mesures aux mensuels… Dans certains secteurs, c’est grâce à l’opposition des ouvriers que certaines positions patronales défavorables aux mensuels n’ont pas été prises… Il sera toujours possible au patronat d’accorder légèrement plus à des catégories représentant un faible pourcentage de leur personnel, d’avantager tel employé ou technicien. En fait, ces avantages seront minimes et tendront à disparaître avec la multiplication des mensuels dans les services de préparation, organisation, contrôle. » Quelle que soit la diversité des formes de lutte, c’est le même combat, souligne le texte, qui doit unir mensuels et ouvriers dans la même fédération syndicale.

Cette règle, ou plutôt ce souhait, montre l’intérêt porté par les syndicats à l’homogénéité des positions ouvrières dans les négociations et au rôle attribué à cette fin à la fédération professionnelle. Nous sommes ainsi amenés au problème des liaisons entre la base et le sommet au cours des négociations.

II. Liaison entre organes centraux et organes d’entreprises

Le danger que constituent pour le patronat les accords particuliers se retrouve de l’autre côté de la barrière. Mais il est accentué ici dans la mesure où l’action d’entreprise est un facteur essentiel de la lutte pour la négociation, alors que, du côté patronal, c’est l’abstention plutôt que l’initiative que l’on souhaite. L’interaction entre l’effort patronal de centralisation et l’effort ouvrir dans le même sens est bien soulignée par cette remarque adressée aux militants par le bulletin CFTC de la métallurgie : « Rien chez les employeurs n’est accepté avant que le secrétariat de l’UIMM de Paris n’ait examiné et accepté les textes. Ceci explique, pour une part, notre réaction : ne rien signer avant que la Fédération ait donné son accord. Cela a pu paraître gênant mais une responsabilité nationale exige une telle attitude » (Bulletin du militant, 1955, n° 48, p. 11). À propos des négociations d’accords de salaires en juillet 1955 et spécialement à propos de la distinction entre minimum garanti et minimum de ressources, on trouve ces avertissements : « Aucun accord de salaires… ne sera signé sans l’accord formel de la Fédération. Les raisons de cette fermeté tiennent essentiellement au fait que nos décisions et propositions doivent être « une », comme du côté patronal… que l’expérience des discussions des conventions collectives nous conduit à exiger un peu plus de discipline dans l’intérêt de tous ».

Lorsqu’on compare ces observations à celles des représentants patronaux, par exemple dans le Rapport U.I.M.M. de 1955 (p. 41), où l’on signalait que « la coordination des discussions régionales s’était avérée fort délicate… (que) de sérieuses craintes s’étaient fait jour qui auraient remis en cause la politique même de l’Union et, à travers elle, celle du patronat tout entier », on se rend compte que la négociation est dans une large mesure une lutte entre deux degrés de cohésion. Mais, comme on l’a vu, le rôle accordé à l’action d’entreprise dans la lutte ouvrière ajoute une difficulté : pour les syndicats, l’élément qui lutte est rarement celui qui négocie alors que l’initiative et la tactique sont concentrées entre les mêmes mains à la chambre patronale.

Cohésions respectives et niveau de négociation

Le caractère stratégique du problème des liaisons entre le centre et les entreprises ou les régions rejaillit naturellement sur celui du niveau de négociations. Mais cette question est aussi à la base de deux conceptions différentes de l’action syndicale, ou du moins de deux tendances possibles de cette action.

D’un certain point de vue, on pourrait concevoir l’action syndicale comme reposant sur une tactique en deux temps : d’une part, la lutte pour l’avantage maximum au niveau de l’entreprise serait adaptée aux situations particulières et spécialement poussée dans les entreprises où la capacité de payer est la plus grande. D’autre part, l’activité conventionnelle aurait pour but de généraliser les avantages ainsi obtenus, d’aligner le front sur le point extrême où la percée aurait réussi. La recherche de l’ « enveloppe des concessions faites ailleurs » a été signalée à propos des négociations de clauses générales. Cette tactique est rendue plus difficile à exécuter dans le domaine des salaires par le refus patronal de la négociation interentreprises sur les salaires réels (effectifs). Il n’en reste pas moins que toute percée dans une entreprise, si celle-ci est importante nationalement ou régionalement, affaiblit la position patronale. C’est ce qui explique la tendance ouvrière à accorder la plus grande importance à l’organisation syndicale dans l’entreprise et en même temps la tendance patronale à refuser la négociation à ce niveau : on affirme que l’accord d’établissement est « précisément une formule incompatible avec l’organisation des syndicats ouvriers » (IUMM, 1954, p. 20), ceux-ci devant limiter leur action, parallèlement à celle de l’organisation syndicale patronale, hors de l’entreprise. Seules des considérations tactiques peuvent justifier les exceptions à cette règle.

Divers rôles de l’entreprise

L’opposition entre les intérêts ouvriers et patronaux du point de vue de la négociation dans l’entreprise paraît se dissoudre lorsqu’on fait un pas de plus vers la négociation avec des groupes particuliers dans l’entreprise. En effet, et à première vue pour les ouvriers, l’intérêt maximum coïncide avec la réduction maximum de l’unité de négociation :  «  Un groupe restreint d’ouvriers stratégiques dans une firme peut obtenir des taux de salaires beaucoup plus élevés que si l’unité de négociation recouvre l’entreprise entière. Plus grande est l’unité de négociation du côté ouvrier, plus nombreux sont les travailleurs et par conséquent plus diffus seront les résultats de la négociation. » (J. T. Dunlop, Wage Determination under Trade-Unions, New-York, 1950, p. 57).

Pour les patrons, une telle négociation peut jouer le rôle de contre-feu. Cette conjonction d’intérêts particuliers réussit dans certains cas : le syndicalisme n’est alors qu’une concurrence de groupuscules. Mais, à la limite, une telle tactique le ruinerait en développant les rivalités entre travailleurs ou aboutirait nécessairement, comme ce fut le cas aux États-Unis, à l’apparition d’une organisation de masse rassemblant les non-privilégiés. L’entreprise est donc l’unité minimum d’action et de négociation, bien que celle-ci puisse procéder par morceaux.

Mais une autre conception du syndicalisme, spécialement développée dans les pays où la centralisation syndicale est accentuée (Suède, Pays- Bas), tend à ne considérer l’entreprise que comme une unité d’organisation interne (prélèvement des cotisations et application des conventions) et à élever la négociation au niveau de l’industrie ou à l’échelle nationale.

L’avantage de cette attitude vient de ce qu’elle évite la difficulté des liaisons entre les organes d’entreprise et l’organe central en cours de négociation. Elle permet aussi d’opposer au patronat les négociateurs les plus compétents. Elle peut enfin, dans certains cas, faire profiter les négociateurs syndicaux de l’appui gouvernemental. L’inconvénient réside dans l’hétérogénéité des firmes concernées et dans la nécessité de tenir compte des cas marginaux qu’imposera le patronat.

Le niveau de la branche d’industrie

C’est pourquoi une tendance intermédiaire tend à se dégager en faveur de la négociation par branches professionnelles : « Le véritable travail syndical », déclare le XXVIe Congrès de la CFTC métallurgie, … « sur le plan de l’action professionnelle (doit) avoir sa base sur l’entreprise et son aboutissement sur la branche industrielle ». Tantôt la modernisation ou les débouchés constituent des problèmes particuliers qui justifient une action spéciale, c’est le cas, respectivement, de la sidérurgie, des constructions navales ou aéronautiques, ou de l’automobile. Tantôt la structure de l’industrie justifie cette spécialisation, comme pour la mécanique de précision, l’horlogerie et l’optique que caractérise le grand nombre de petits établissements. (…) 

  1. La lutte pour le niveau optimum

En dehors de la négociation au niveau de l’entreprise, soumise à des considérations tactiques, l’avantage maximum pour les salariés semble donc se trouver dans la négociation au niveau géographique le plus élevé, mais pour un secteur professionnel limité. Le niveau national permet d’assurer la compétence maximum, la limitation sectorielle permet d’éliminer l’influence des branches économiquement défavorisées. C’est la solution à laquelle sont parvenus les syndicats américains, anglais et suédois. Mais cette tactique ne vaut que pour les branches les plus favorisées économiquement.

Il est symptomatique qu’en France, au moins dans certains cas, la technique de la convention nationale par branche ne soit au contraire utilisée que pour les secteurs économiquement peu favorisés ou structurellement si diversifiés (taille des entreprises), que l’avantage d’homogénéité y est perdu : c’est le cas du textile (conventions nationales des textiles naturels, des textiles artificiels), du bâtiment et de la chimie.

Au contraire, dans le cas de la métallurgie, on n’est parvenu ni à diversifier la négociation par secteurs, ni à l’élever au plan national. L’attitude à cet égard assez exceptionnelle, relativement aux autres organisations patronales, de l’UIMM s’explique sans doute par l’importance du secteur métallurgique à Paris, zone des salaires les plus élevés, et par la concentration dans cette région de certaines des entreprises métallurgiques les plus puissantes. Le souci patronal, dans ce domaine, est de « déparisianiser » la négociation.

Le progrès de la centralisation des organisations syndicales, patronales aussi bien qu’ouvrières, tend pourtant à favoriser la négociation à un niveau plus élevé. En 1938, l’UIMM. souhaitait une négociation par chambre syndicale et la pluralité de conventions lorsque plusieurs chambres existaient dans un même département. La chambre syndicale était alors l’unité de négociation la plus « centralisée » où les liens étaient les mieux assurés.

C’est pourquoi, à la fin de l’année 1937 et au début de 1938, l’Union avait repoussé la discussion et la conclusion d’une convention nationale.

Le projet de convention départementale avait même été écarté (UIMM, 1939, p. 19). Au contraire, après le gros effort d’organisation des années 38-39, renforcé par l’institution des Comités de production et du système de réglementation industrielle de la guerre de 39-45, on penche un moment pour la convention nationale — spécialement en ce qui concerne les clauses générales — et on se résout pour des questions de tactique, à la convention régionale : c’est que la centralisation et la liaison ont progressé. Aussi, malgré le choix du principe régional, le nombre des conventions a-t-il pu diminuer sensiblement de 1936 à 1955, tout en couvrant un pourcentage au moins aussi grand de travailleurs : entre ces deux dates, on passa de 181 conventions à 165. Mais, en 1936-1938, la convention au niveau le plus bas était une solution de facilité rendue nécessaire par la faiblesse de l’organisation. En 1955, c’est la négociation nationale qui serait la solution de facilité : la négociation régionale met en œuvre tout l’appareil de communication. Elle est choisie pour son efficacité.

Hésitations ouvrières

Du côté ouvrier, la doctrine est moins nettement établie que du côté patronal. On donne l’impression de ne se sentir à l’aise qu’au niveau de l’entreprise. La combativité et la compétence dont on dispose là sont inutilisables dans la mesure même où la négociation collective se situe hors de l’entreprise : « Dans les textiles naturels; beaucoup de patrons, pour se dégager de leurs responsabilités, s’appuient sur les discussions et accords nationaux pour refuser tous avantages supérieurs, alors que les syndiqués et les syndicats, par suite de la multitude des entreprises et centres textiles n’ont pas l’impression de participer effectivement aux discussions nationales… Dans les textiles artificiels, le raccordement de l’action est en partie résolu : la centralisation des entreprises fait qu’il n’y a pas d’échelon entre l’entreprise et les discussions nationales. » Mais on note dans les deux cas, qu’il s’agisse des conventions nationales des textiles artificiels ou de l’accord national du 9 juin 1951 des textiles naturels, que leur application doit se poursuivre au niveau de l’entreprise : « Les accords de juin ne seront pleinement valables que lorsqu’ils seront descendus d’une façon concrète au stade de l’entreprise, en admettant les représentants syndicaux comme interlocuteurs valables» Pour les conventions nationales des textiles artificiels, malgré le caractère concentré de l’industrie, les améliorations à apporter à la rémunération en fonction de l’accroissement de la productivité et des résultats de l’entreprise sont à discuter par entreprise.

La convention nationale semble donc rassembler tous les avantages ; elle assure le maximum de compétence dans la discussion ; sa généralité laisse la plus grande place à l’action pour des accords particuliers d’entreprise. Il semble bien que la structure actuelle du syndicalisme, avec la faiblesse de son organisation de communication, puisse tirer le meilleur avantage de cette action aux deux extrêmes.

Au contraire, la discussion régionale semble aggraver tous les inconvénients : « A l’échelle régionale, les militants manquent souvent de documentation et parfois de formation, toujours de temps pour étudier un projet sérieux sur lequel « s’accrocher ».  La discussion en commission paritaire exige des qualités toutes différentes de celles d’un bon militant d’entreprise et l’on dispose davantage de ceux-ci que de ceux-là. D’autre part, c’est sans doute à ce niveau que l’influence défavorable des entreprises marginales risque de se faire sentir. C’est à ce niveau, pour la même raison, que les interlocuteurs patronaux seront le moins compréhensifs. Même à Paris, la différence est grande entre une commission paritaire régionale, où sont représentées de petites et moyennes entreprises, et une commission nationale, où l’on a devant soi les plus « évolués » des patrons, nous faisait remarquer un permanent ouvrier de la métallurgie parisienne.

À ces désavantages, les travailleurs ne peuvent opposer que l’action d’entreprise : « C’est en obligeant les patrons à céder des augmentations au plan des entreprises qu’on les amènera à faire des propositions plus sérieuses dans les commissions paritaires »

Ici, la lutte d’entreprise est présentée comme un facteur de la discussion régionale — ce qu’elle est sans aucun doute. Mais, si elle peut pallier partiellement l’insuffisance technique des négociateurs à ce niveau, elle ne peut la supprimer. Dans les textes cités précédemment, l’action d’entreprise était donc considérée comme un complément de la négociation nationale. C’est sans doute là sa fonction la plus normale, et cette combinaison assure la supériorité de la négociation nationale sur la négociation régionale. « Lorsqu’on fait une étude comparative des conventions ‘métallurgie’ signées depuis 1950 », déclare le rapport général du XXVIIIème congrès CFTC, on ne peut moins faire que de constater que la convention régionale avantage le patronat. » Visant les clauses générales, le rédacteur ajoute : « Il semble qu’alors, prenant en considération les seuls avantages pécuniaires, on se soit déclaré satisfait d’avoir enlevé quelques jours fériés ou un complément à la retraite. »

Conclusion : Progrès associés de la centralisation et de la négociation

La lutte entre deux degrés d’organisation, de communication et de liaison apparaît bien dans ces remarques : refus par le patronat français de discuter au seul niveau où le syndicalisme ouvrier est puissant, celui de l’entreprise (sauf exception très particulière des accords type « Renault »), difficultés du syndicalisme ouvrier à constituer une organisation extérieure à l’entreprise où il puisse affronter le patronat là où celui-ci offre la lutte, c’est-à-dire, dans la plus importante des industries (la métallurgie), au plan régional. Ces deux facteurs expliquent sans doute largement le faible rôle joué par la convention collective dans la création des relations industrielles, tant en ce qui concerne les clauses générales (où l’on ne fait guère que répéter la loi) qu’en ce qui touche les salaires (où les décisions patronales unilatérales rendent vite caducs les accords sur les minima).

Toutefois, dans la mesure même où, de part et d’autre, nous l’avons vu, la centralisation et l’organisation gagnent en efficacité, cette situation tend à disparaître. Déjà en 1954, à propos des discussions des conventions collectives régionales de la métallurgie, l’organisation patronale constatait : « Dans ces moments, dont certains furent difficiles, où bien souvent la rédaction des textes posait des problèmes importants, où les organisations ouvrières très bien renseignées par leurs centrales, s’efforçaient d’obtenir ce qu’il y avait de plus favorable pour elles dans les autres textes déjà conclus, nos chambres régionales ont toujours trouvé l’appui, le conseil, le réconfort, les directives et, dans de rares cas aussi, les redressements nécessaires de l’Union. » On ne peut mieux souligner le rôle positif que les deux éléments de liaison et de centralisation doivent jouer en tout système de relations industrielles.

2 Comments

  1. Une très bonne idée ce rappel de l’article de F. Sellier et de l’équipe du LEST et notamment leur apport de « l’effet sociétal » que je continue à utiliser dans mes propres analyses de la médiation.

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  2. Cher Christian,

    Bravo pour avoir remis en lumière ce texte ‘ancien’ de François Sellier sur la négociation collective en France. Il s’est beaucoup intéressé dans ses nombreux ouvrages et articles aux tensions entre les deux niveaux stratégiques de négociation en France, la branche et l’entreprise. Son ouvrage de 1984, La confrontation sociale en France, 1936-1981, a été pour moi une référence de premier plan pour comprendre le système de relations industrielles en France. Durant mon séjour d’études au LEST de 1983 à 1985, j’ai eu l’occasion de le rencontrer à plusieurs reprises pour discuter de mon mémoire de DEA et ensuite de mon projet de thèse dont il a assumé la direction. Ton court portrait de lui en introduction à cet article est très juste, tant au plan physique que relationnel. Le professeur Sellier n’était pas adepte des longues explications savantes, il aimait plutôt discuter avec moi de questions pratiques sur les relations du travail et la négociation collective dans une perspective comparative France-Amérique du Nord. Je garde un très bon souvenir de ces échanges ouverts et chaleureux.

    Reynald Bourque

    Professeur retraité

    École de relations industrielles

    Université de Montréal

    Reynald Bourque

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