(Je reproduis ci-dessous mon intervention lors de la Rentrée économique du barreau de Montpellier, le 13 novembre dernier. Le billet suivant donne la parole à Me Pierre Lafont, bâtonnier du barreau de Montpellier).
« Dans son ouvrage La Vie des hommes illustres, Plutarque, pour raconter la vie de Romulus, met en scène sa femme, Hersilie, une Sabine, et qui, jeune fille, a été enlevée par les Romains et marié de force à Romulus. Les Sabins, quelques années plus tard, désireux de se venger, viennent les combattre. Au cours de la bataille, raconte Plutarque, Hersilie se tient au milieu des soldats de chaque camp et leur déclare ceci : « Si c’est pour nous que vous vous faites la guerre, alors rendez nous nos pères et nos proches, sans nous priver de nos maris et de nos enfants ». A ces mots, dit Plutarque, Romains et Sabins cessent le combat, décident d’unir leurs deux peuples, et Rome, ville éternelle, est ainsi fondée.
L’histoire est belle ; mais nous sourions devant une telle candeur. Car deux croyances nous conduisent à voir le monde autrement qu’un conte de fées : un, il est impossible de marier l’eau et le feu, les Romains et les Sabins ; et deux, il n’est pas possible de satisfaire simultanément deux parties opposées ; il faut donc choisir, croit-on, et ne désigner qu’un seul gagnant.
La suggestion d’Hersilie dessine un autre chemin : celui de la conciliation des choses, de leur conjonction dans une même formule d’accord. Une telle solution existe-elle ? Oui, et Plutarque la décrit : c’est la coopération de deux peuples pour fonder Rome. Pourquoi ont-ils donc décidé de coopérer et de cesser de se combattre ? Ce sera ma première question. Une deuxième suivra : quelles sont les conditions à réunir, ou les méthodes à adopter, pour que cette conciliation soit possible, effective, durable ?
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Un mot de définition, d’abord : la négociation est un processus de décision, cette décision étant prise par plusieurs personnes, et celles-ci ayant des opinions divergentes quant à cette décision à prendre.
Il y a négociation quand sont réunies quatre conditions : 1) une volonté commune de résoudre le différend par l’échange, et non par la violence ; 2) quand les parties sont en co-présence, à portée de voix et de corps ; 3) quand il y a alternance des tours de parole, échange d’arguments, et non monologues ; et 4) quand les deux parties acceptent de concéder, c’est-à-dire de se désister, partiellement ou totalement, de certaines de leurs prétentions.
Ce mécanisme qu’est une négociation n’est jamais premier ; on y pense qu’après, quand les autres mécanismes n’ont pas fonctionné. Car, la plupart du temps, nous estimons que nous n’avons pas à mettre de l’eau dans notre vin, que notre cause est juste et que l’autre a tort…
Nous asseoir à une table de négociation suppose que cet autre a fait le même cheminement que le nôtre, et que nous sommes tous deux conscients d’être dans une impasse. C’est une première raison d’entrée en négociation : la certitude que nous n’arriverons pas à imposer à l’autre notre volonté, et que ce dernier ne pourra pas nous imposer la sienne.
Une deuxième est relative à ce qui a motivé notre entrée en conflit avec cet autrui : il détient l’accès, partiel ou total, aux ressources ou aux droits dont nous revendiquons l’usage : nous n’y avons pas accès directement ; il nous faut son accord. Et comme nous détenons l’accès, partiel ou total, aux ressources ou aux droits dont il revendique l’usage, lui comme nous comprenons très vite l’intérêt à définir ensemble une formule d’accord où nous échangerions, en quelque sorte, nos droits d’accès.
Cette formule d’échange fonctionne sur un principe séculaire : sacrifier quelque chose, de moindre valeur à nos yeux pour, en retour, obtenir autre chose, mais de plus grande valeur. Les deux abandonnent donc une part de leurs prétentions. Cette réciprocité des concessions fonde le compromis.
Qu’est-ce qu’un compromis ? La mise en compatibilité de d’options présentées comme rivales, avec des désistements des uns conditionnés aux désistements des autres, et où chaque partie accepte de surseoir provisoirement à la satisfaction de ses exigences si le nouvel état du monde créé par leur coopération est jugé supérieur en gains à l’ancien état du monde, qui était fondé, lui, sur leur compétition.
Je laisse ici de côté le problème de la fausse concession, autrement dit du marchandage, qui est à mes yeux une pratique totalement inutile : l’autre, en retour, faisant de même, la probabilité de se rencontrer dans une ZOPA, zone possible d’accord, est quasi nulle… Donc : pourquoi concéder ? On peut répondre de plusieurs façons.
La première est d’ordre biblique. On nomme ainsi Règle d’or le fait que les individus respectent les commandements divins ou les impératifs d’Emmanuel Kant, les invitant à faire à autrui ce qu’ils aimeraient qu’autrui leur fasse. À la table de négociation, la maxime devient : « Si tu veux que ton adversaire coopère, commence, toi, par coopérer avec lui ». L’intérêt de cette règle d’or est pratique : si chacun attends que l’autre fasse le premier pas, il n’y aura jamais de premier pas…
Concéder est aussi une norme sociale à laquelle nous nous conformons et qui s’explique par notre intérêt à rester dans le jeu. Ne pas concéder à la table de négociation, c’est refuser d’y jouer le jeu de la négociation. Tous les négociateurs, mêmes les plus inexpérimentés, ont vite compris l’intérêt de ce que les sociologues nomment l’échange social et que l’ethnologue Marcel Mauss, dans les années 1920, avait conceptualisé par son triptyque : donner, recevoir et rendre…
Une troisième raison (mais il y en a d’autres) explique l’échange de concessions et régit la construction des compromis : c’est, comme la nommait un économiste états-unien des années 1930, John Commons, la futurité commune des protagonistes. L’expression désigne le fait que ces adversaires appartiennent à un même système social – sinon ils ne se combattraient pas… – et que l’avenir de l’un et lié, peu ou prou, à l’avenir de l’autre. C’est le cas dans un divorce : ils ne seront plus mari et femme mais ils resteront père et mère et devront poursuivre leur coopération.
Ce qui explique la solidité de nombre de nombre d’accords de compromis, c’est que ces concessions ont coûté à tous. Chaque partie, dirait Marcel Mauss, a laissé un peu d’elle-même dans l’accord de compromis ; et cela est une garantie de sa durabilité.
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Second questionnement : quelles sont les conditions d’une négociation réussie ? Ou, dans une version moins normative : quelles sont les tensions, les problèmes qui naissent de l’activité de négociation et dont les négociateurs doivent être attentifs ? Simplifions en 5 composantes une séquence de négociation : les problèmes à régler, les personnes à la table, le processus lui-même, son résultat et les principes du jeu de négociation, notamment éthiques. Quelles tensions parcourent ce cheminement et comment les réduire ?
Les problèmes et leur résolution, d’abord. Le problème des problèmes, si j’ose dire, c’est que les protagonistes divergent sur la caractérisation exacte de ce qui pose problème, et sur les moyens de les résoudre. La première étape consiste donc à identifier correctement le problème à l’origine du conflit et, une fois cela fait, envisager les solutions possibles. Or, ces deux activités sont soumises à des biais cognitifs, qui rendent cette étape difficile et très animée…
Car les individus, nous tous, sommes en permanence victimes d’erreurs de jugement et prisonniers de représentations erronées du réel. Chacun de nous voit midi à sa porte et pense, en toute bonne foi, qu’il est bien midi et que sa montre seule donne la bonne heure. Il faut donc être vigilant et, par exemple, voir le monde comme autrui le voit, en se mettant à sa place, pour éviter de s’entêter inutilement.
Même erreur de jugement sur les scénarios de résolution : on les pense au singulier, au lieu d’envisager une pluralité de scénarios possibles, re-combinables à l’infini. J’ai coutume, en formation, de dire aux participants qu’ils doivent imaginer ensemble au moins 12 scénarios possibles de résolution du problème avant d’en choisir un…
Notons que les éléments constitutifs du compromis à venir sont présents dès la première minute du conflit ; on ne les découvre pas en cours de route : ce qui se découvre petit à petit c’est la formule de combinaison de ces éléments, et non les éléments eux-mêmes…
Concernant les personnes : les tentions surgissent dès qu’elles sont face-à-face autour de la table de négociation. C’est à la fois inévitable, salutaire et qui doit être régulé. Inévitable car nous sommes tous différents, nous pensons et agissons différemment, et tout cela provoque de la rugosité. Il faut l’accepter car c’est de la confrontation de nos arguments que naîtra l’accord final. Tout cela se régule, néanmoins, et c’est le rôle de l’accord de méthode en négociation collective – mon collègue, le professeur Antonmattei en parlera bientôt. Mais on peut étendre ce mécanisme aux conflits familiaux ou aux conflits de voisinage…
Car dans un processus de négociation, l’essentiel, c’est la méthode. Ou les techniques. Ce n’est pas votre stratégie, car elle doit tenir compte de celle de l’autre. Pas plus que vos lignes rouges car elles doivent composer avec celles de votre adversaire. Ou votre mandat, car il est plus utile de penser au mandat de votre interlocuteur et d’influer sur lui. Quand je parle ici de méthode, je parle de techniques éprouvées de mise en compromis. Lesquelles sont-elles ? J’en commente quelques unes.
Il y a d’abord le compromis par intersection, quand les protagonistes choisissent chacun dans leur liste de prétentions les deux ou trois qui seront incluses dans l’accord final. C’est ce que font depuis 10 ans les dirigeants socialistes et conservateurs en Allemagne pour former une coalition de gouvernement.
Il y a aussi le compromis par conjonction, où l’on fusionne ces listes et l’accord reprend l’essentiel des prétentions de chacun. Nos collègues de Belgique ont procédé ainsi l’an dernier, même si l’attelage gouvernemental autour de l’extrême-droite n’a tenu que quelques mois…
Ou encore le compromis par égalisation, où chacun, défendant, pour un même sujet, une répartition différente, accepte qu’on divise la différence par deux. Si l’un propose un mix énergétique avec 20 % de nucléaire et l’autre le chiffre à 50 %, ils signeront à 35 %…
Ou le compromis par compensation, quand le plus mal doté se voit attribuer un lot de consolation. Et cætera…
Le maître-mot, ici, est un verbe : inventer la meilleure formule de combinaison des préférences de chacun, y compris en les ignorant toutes et en définissant une solution qui n’a plus rien à voir avec les prétentions initiales de chacun.
Restent les principes. Se regroupent sous cet intitulé les questions, notamment, de loyauté et de bonne foi. Mes collègues en parleront dans quelques instants. Je veux juste attirer votre attention sur un point, celui de la confiance en négociation. Il faut en effet négocier en confiance. Mais celle-ci se construit au cours même du processus de négociation ; elle n’est pas un préalable au jeu de la négociation – sinon nous ne négocierions jamais avec autrui ! Faire confiance, c’est formuler une hypothèse sur le comportement futur d’un individu. Et ce dernier constate qu’on lui fait confiance, alors il vous fera confiance. Il faut donc faire raisonnablement confiance à l’autre, le faire en premier et dès le début, pour que ce dernier puisse à son tour vous faire confiance.
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J’ai commencé mon propos par Plutarque. Je le termine avec Sophocle. Dans sa tragédie Antigone, Sophocle met en scène deux personnages, le roi Créon et sa nièce, Antigone. L’un et l’autre ne font aucun effort pour concilier leurs prétentions ; ils restent murés dans leur absolutisme, sourds aux arguments de l’autre. Résultat : Antigone y perd la vie, et Créon finit seul, abandonné de tous. On a coutume de présenter Antigone comme la rebelle, celle qui veut enterrer son frère Etéocle contre l’ordre de Créon ; et on prend ce dernier comme un tyran, gouvernant sans morale. Nous avons tort : tous deux sont coupables de ne pas s’écouter l’un l’autre. Et s’il fallait désigner qui, d’Antigone, la sœur rebelle, ou d’Hersilie, cette courageuse Sabine, nous indique le meilleur chemin à suivre, sans hésiter, je choisis Hersilie… »