Préparer le dialogue social de demain ? Les fictions du Cahier n° 5 de l’IPSI…

Il faut lire, sans tarder (et le faire lire à d’autres…), le numéro 5 des Cahiers de l’IPSI, « Spécial Prospective ». Le sous-titre est : « Écouter les signaux faibles. Imaginer l’avenir. Initier la réflexion pour construire un futur désirable » (lire ici).

L’IPSI, c’est l’Institution Paritaire pour le Progrès Social dans l’Industrie, une sorte de think tank / do tank partenaire de la Chaire Mutations Anticipations et Innovations de l’IAE de Paris. Il est composé de représentants des salariés et d’employeurs issus de l’Industrie, d’experts et d’universitaires.

Ce travail de prospective part d’une hypothèse, à forte validité : le dialogue social, tel que nous le connaissons aujourd’hui, semble inadapté pour accompagner les profondes mutations en cours du travail et des organisations productives.

Nos collègues de l’IPSI ont donc imaginé, via l’écriture de trois fictions – « L’entreprise dissoute dans l’algorithme » ; « L’entreprise au service d’un renouveau démocratique » ; « L’entreprise, espace de contrôle social » – « mettre en lumière des futurs possibles », désirables et non-désirables, construits « sur la base de signaux faibles et de tendances émergentes », pour, indique l’éditorial signé d’Emmanuelle Chapelier, déléguée générale de l’IPSI, « se donner les moyens d’agir sur le futur. »

Le résultat est à la hauteur de l’enjeu. En imaginant le pire, dirait Jean-Pierre Dupuy, promoteur, à la fin des années 2000, d’une féconde démarche de catastrophisme éclairé (lire ici), on peut s’en prémunir. Mais pas seulement : écrire ces scénarios du futur, y placer Léo, un solo augmenté, travaillant pourTalentFlow, une méga plateforme algorithmique, ou Nadia, participante du Cercle élargi, une assemblée délibérative d’entreprise, ou Dupin, syndicaliste clandestin, qui tente de « survivre humainement dans un cadre déshumanisé », faire réagir les membres de l’IPSI, donner la parole aux chercheurs de l’IAE, etc., c’est aussi choisir ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas, c’est définir des limites à la technologisation de nos vies personnelles et de travail, c’est anticiper des conséquences fâcheuses , c’est prendre en mains nos destinées individuelles et collectives.

La conclusion, de Florent Noël, professeur à l’IAE de Paris, est précieuse. J’en tire trois leçons. D’abord, l’heuristique de cette démarche de design fiction ; elle nous autorise à sortir de nos habitudes et schémas de pensée. Derrière l’aspect ludique et l’invention romanesque que permet cette approche, se profilent des scénarios alarmants, simple projection, pourtant, d’éléments du présent – les signaux faibles, dit-on, et qui doivent nous servir de signaux d’alarmes.

Puis, à l’heure où sont récompensés des ouvrages de pure déploration, où le dialogue social est défiguré en « dispositif managérial de domination », « sous contrôle étatique et patronal » et que la négociation collective ne serait  qu’ « un instrument d’adaptation des règles aux stratégies de compétitivité des entreprises » (phrases extraites de l’opus Le Dialogue social sous contrôle, qui vient d’obtenir, contre toute attente, le Prix Le Monde Penser le travail 2025…), il est rassurant de constater, comme l’écrit Florent Noël, que « tous les membres du groupe ont partagé les mêmes constats alarmants ». Ce numéro 5 des Cahiers de l’IPSI nous rappelle ainsi que le monde social, ce n’est pas les petits gentils face aux gros méchants, les pauvres salariés soumis aux riches entrepreneurs, pas plus qu’il n’abrite de bons gaulois réfractaires et de mauvais légionnaires romains. Le monde social à venir, ce sont des menaces qui « ne semblent tourner à l’avantage de personne et ne permettent pas de désigner clairement des responsabilités ». Les mutations décrites dans ce cahier n° 5 « sont clairement un problème pour tous les acteurs de l’entreprise ». C’est là, note Florent Noël, que pointe une lueur d’espoir : « Face à ces enjeux, le dialogue social ne consistera pas à faire passer son projet ou à pousser ses revendications en négociant des contreparties acceptables. Il s’agit au contraire de faire face ensemble à ces problèmes communs pour construire un avenir désirable ou à tout le moins limiter les dégâts. »

D’où une troisième leçon que m’inspire la lecture de ce cahier n° 5 : repenser, impérieusement, notre manière de penser l’entreprise et le dialogue social. À ne dépeindre les lieux de production de biens et de services – les entreprises, les hôpitaux, les collectivités locales, etc. – que comme des espaces binaires, ou d’oppression ou de résistance, à ne penser le dialogue social que comme un jeu de forces antagoniques, où le gain de l’un est nécessairement la perte d’un autre, on se prive d’une analyse lucide des rapports et des situations de travail. Comme le note Marcel Grignard, dans un des commentaires d’une des trois fictions de l’IPSI, « la performance de l’entreprise, demain, ne peut pas reposer sur autre chose que sur l’implication et la coopération. » C’est donc à propos de ces deux activités – s’impliquer, s’engager, et coopérer, mutualiser – que la réflexion sur le futur  monde social du travail doit s’organiser. Et les sujets ne manquent pas : qu’est-ce que s’engager, et à quel niveau, sur quels projets, etc., quand on est salarié d’une multinationale et que tout semble se décider à Singapour ou Sydney ? Pourquoi coopérer avec autrui si je n’en vois pas de résultat, sur ma fiche de paie et par une meilleure reconnaissance par le management de mes compétences ? Comment réguler les désaccords au sein d’un collectif de travail ? Comment animer un espace de discussion sur le travail ? Comment former les managers à un dialogue social décentralisé et innovant ? Etc. Ce n’est qu’un début, le débat continue…

Pour lire les Cahiers de l’IPSI :

  • Cahier n° 1, 2021 : « Pas de transformation sans évolution des compétences et des organisations » (lire ici)
  • Cahier n° 2, 2022 : Dialogue(s) social : « Se saisir du travail et oser la proximité » (lire ici)
  • Cahier n° 3, 2023 : « Relation au travail / Relations de travail » (lire ici)
  • Cahier n° 4, 2024 : « Le pari de l’autonomie » (lire ici)
  • Cahier n° 5, 2025 : «Spécial prospective» (lire ici)

« Une certaine idée de la négociation » (Me Pierre Lafont, avocat au barreau de Montpellier)

(Je reproduis ci-dessous, avec grand plaisir, l’intervention de Me Pierre Lafont, bâtonnier de l’ordre des avocats de Montpellier, à l’occasion de la Rentrée économique du barreau de Montpellier, le 13 novembre dernier. Présent à ses côtés à la tribune, j’ai publié dans un billet précédent ma propre intervention – lire ici. Pierre Lafont y développe ici des idées qui me sont chères. Je le remercie de m’autoriser à publier son propos et, par là, en ces temps troublés, de rappeler quelques vérités sur la fabrique du droit et le rôle irremplaçable de la norme négociée dans le vivre-ensemble en société).

« Je voudrais vous convaincre – si besoin était ! – que la négociation emporte avec elle une idée du droit et une idée de la liberté, ou plutôt, devrais-je écrire, une idée du droit qui elle-même présuppose une idée de la liberté.

Mon propos m’appesantira sur le contrat. Je n’en ai pas simplement une connaissance universitaire (celle que je dois à l’éblouissant enseignement du professeur Jean-Marc Mousseron sur ce qu’il appelait la « technique contractuelle »[1]) ; j’en suis aussi quotidiennement un artisan pratique dans mon exercice professionnel.

Partons de cette idée simple : le contrat est la loi des parties. Je la crois profondément vraie.

Si parfois je peux douter de la qualité rédactionnelle de la plume législative, j’ai l’intime conviction que le Code civil ne saurait mieux s’exprimer que lorsqu’il énonce (art. 1103) : « Les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits. »

Certes le législateur ne manque pas de procurer au juge le pouvoir de modifier le contrat et donc de modifier l’équilibre auquel était parvenu la négociation.

Nombreux sont les exemples. Pour n’en donner que quelques-uns, chacun sait que le juge peut déclarer non écrites les clauses abusives ou contraires à l’ordre public, qu’il peut aussi modérer les clauses pénales. Et bien sûr, la loi ne respecte que les conventions « légalement formées » ce qui permet de faire prévaloir, le cas échéant, l’intérêt général sur l’intérêt particulier.

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Mais l’essentiel est en ceci : le contrat est un processus de création de normes, qui, au moins pour les parties qui les ont adoptées, n’ont pas une portée moindre que beaucoup de normes légales. Il est donc possible pour des individus de s’accorder – pour créer entre eux, à l’issue d’une libre négociation, de la norme juridique.

Certes le contrat n’est la loi des parties que parce que la loi (celle du législateur) le veut. Mais la loi respecte la liberté contractuelle ; elle respecte la norme que se sont donné les parties.

Pourquoi ? parce que cette loi des parties procède elle-même du droit fondamental de l’homme à se gouverner par sa volonté[2] : c’est ainsi que le Conseil constitutionnel fonde sur le principe de liberté individuelle, énoncé à l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789[3], l’obligation pour le législateur de respecter « l’économie des conventions et contrats légalement conclus »[4]

La loi de l’État doit donc en principe respecter le contrat, autant qu’elle doit respecter les droits de l’homme.

Le contrat étant d’abord un accord de volontés, comme le proclame l’article 1101 du Code civil, et cet accord étant lui-même créateur d’une ou plusieurs normes juridiques, il n’est pas abusif de dire que, par le contrat, donc par la négociation, les parties ont construit leur loi.

Qu’une norme soit le fruit d’une libre négociation entre les parties, cela nous permet de constater qu’il existe deux conceptions du droit : le droit comme contrainte, le droit comme outil de construction de la liberté.

En ce sens, le droit ne peut pas être compris comme l’encadrement abstraitement normatif des pratiques sociales, mais au contraire comme l’accomplissement de la liberté dans ces pratiques.

C’est cette conception du droit qu’emporte la notion de négociation. Elle emporte aussi une certaine idée de la liberté.

La négociation, c’est le contraire de la violence. Mais ce n’est le contraire de la violence que si la négociation est libre.

En effet, la liberté ne se contraint pas dans la norme juridique, qu’elle soit contractuelle, légale, constitutionnelle ou supra nationale, la liberté ne se contraint pas dans l’État de Droit ;  la liberté est contrainte dans l’état de non droit.

L’essence du droit, contrairement à ce qu’il serait usuel de penser, ce n’est pas la contrainte. L’affaire du droit c’est la réalisation et non la restriction de la liberté, c’est la réaction libre contre la vraie contrainte, celle de la violence.

Mais quelle est cette liberté qui entre en jeu dans la négociation ?

Deux individus négocient, ils ont certains projets en commun, mais ils ont également chacun un projet en tête et le projet de l’un n’est pas nécessairement le projet de l’autre. Ils ne sont pas uniquement agis par l’articulation juridique, mais également par des ressorts historiques, anthropologiques, psychologiques. 

Chacun peut utiliser d’autres vocables :  utilitarisme, cynisme, narcissisme, ego, chacun les a tous rencontrés dans les négociations qu’il a pu conduire. Et pourtant certaines de ces négociations ont abouti. Pourquoi les négociations peuvent-elles aboutir à concilier des projets différents, parfois contradictoires ?

Parce que dans la négociation, nos deux individus confrontent leur liberté avec une nécessité.  En fait une double nécessité.

La première, c’est celle de parvenir à conclure, ce qui suppose de réussir à placer la négociation, dès son début, dans l’axe d’un objectif commun, d’un projet – même s’il est minimal – qui soit un projet partagé : traiter une vente, donner naissance à une société, etc. Donc d’emblée il faut vérifier que le projet de l’un et celui de l’autre peuvent s’hybrider en un projet commun.

La seconde c’est de « faire avec » : avec les ressorts historiques anthropologiques, psychologiques de l’individu avec qui l’on négocie. La négociation, est l’expression positive de la liberté de chacun, c’est ce qui nous fait nous acheminer vers un moi qui est aussi un nous.  Chacun l’a ressenti dans ces moments de la négociation où il s’est astreint à se dire un instant : « je me mets à la place de l’individu que j’ai en face, pour le comprendre. ».

La première nécessité c’est donc la finalité, la seconde c’est l’altérité. Ces deux dimensions forment un espace. Dans cet espace va s’inscrire la négociation.

Cet espace, nous pouvons aussi l’appeler réalité, et l’on s’aperçoit alors que seule la nécessité a permis à la négociation d’aboutir, que les projets de l’un, les projets de l’autre, tous étaient magnifiques et enthousiasmants mais que seule la réalité l’a emporté. L’on s’aperçoit que ce que nous dit l’effectivité de la négociation, c’est que la réalité, la confrontation avec la réalité, est plus riche que tous les possibles.

Il faut se convaincre de cette richesse alors même que les mots du contrat sont nécessairement frustres par rapport aux idées, d’autant plus frustres d’ailleurs qu’ils sont abondants ; il faut s’en convaincre alors même que le compromis ne sera, on le sait, que temporaire, mais qu’il vaut mieux du temporaire équilibré qu’un prétendu durable que l’un aurait imposé à l’autre.

Oui la réalité est toujours plus riche que les possibles. « La réalisation apporte avec elle un imprévisible rien qui change tout » écrivait Bergson.[5]

D’abord parce qu’elle, la réalité, existe. Elle est plus riche aussi parce qu’il n’y a pas de liberté effective qui consisterait à ne faire que ce que l’on veut, il y a une liberté positive qui réussit à arbitrer avec la finalité et l’altérité, il y a une liberté qui surmonte l’affrontement avec la négativité avec la contradiction avec le risque de l’échec. C’est ce que Hegel appelait : « le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif. ».

Le travail du négatif, c’est ce qui s’opère dans la négociation. D’un côté la liberté idéale qui n’existe pas, de l’autre, la liberté effective qui nous fait vivants.

La négociation emporte donc une certaine idée de la liberté. La négociation – mais, je le crois, plus généralement le droit – est le règne de la liberté effective.

Donc dire que le contrat est la loi des parties, c’est énoncer que les parties ont négocié pour parvenir à une solution de droit, alliant leurs intérêts sans nier leurs contradictions et qu’ils ont ensemble passé un pacte qui est celui de tourner le dos à la violence.

On voit ici que le droit ne se réduit pas à un corpus de normes. Le droit est aussi une pratique, et cette pratique de la négociation, c’est aussi du droit.

Énoncer que le contrat est la loi des parties c’est dire que les parties « ont fait du droit » c’est dire que deux individus ont construit ensemble une norme adaptée à leur pratique. La négociation fait ainsi du droit un outil d’action sociale.

Voilà la conviction que je voulais vous faire partager : la négociation est une fabrication du droit, une fabrication libre qui rend la liberté de chacun effective et qui démontre que le droit est un outil d’action sociale contre la violence. C’est cela qui rend effective l’humanité dans les rapports sociaux.


[1] MOUSSERON Jean-Marc, Technique Contractuelle, Francis Lefebvre, 5ème éd. 2017

[2] Laurent AYNES (Cahiers du Conseil constitutionnel n° 17 (Dossier : Loi et contrat) – mars 2005

[3] Article 4 : La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.

[4] Cons. const., 10 juin 1998, décis. 98-401 DC, JO 14 juin 1998, p. 9033, RTD. civ. 1998, 796, obs. N. Molfessis

[5] BERGSON Henri, Le possible et le réel, PUF éd. 2015, p.1

« Qui, d’Antigone, la sœur rebelle, ou  d’Hersilie, la courageuse Sabine, nous indique le meilleur chemin à suivre ? »

(Je reproduis ci-dessous mon intervention lors de la Rentrée économique du barreau de Montpellier, le 13 novembre dernier. Le billet suivant donne la parole à Me Pierre Lafont, bâtonnier du barreau de Montpellier).

« Dans son ouvrage La Vie des hommes illustres, Plutarque, pour raconter la vie de Romulus, met en scène sa femme, Hersilie, une Sabine, et qui, jeune fille, a été enlevée par les Romains et marié de force à Romulus. Les Sabins, quelques années plus tard, désireux de se venger, viennent les combattre. Au cours de la bataille, raconte Plutarque, Hersilie se tient au milieu des soldats de chaque camp et leur déclare ceci : « Si c’est pour nous que vous vous faites la guerre, alors rendez nous nos pères et nos proches, sans nous priver de nos maris et de nos enfants ». A ces mots, dit Plutarque, Romains et Sabins cessent le combat, décident d’unir leurs deux peuples, et Rome, ville éternelle, est ainsi fondée.

L’histoire est belle ; mais nous sourions devant une telle candeur. Car deux croyances nous conduisent à voir le monde autrement qu’un conte de fées : un, il est impossible de marier l’eau et le feu, les Romains et les Sabins ; et deux, il n’est pas possible de satisfaire simultanément deux parties opposées ; il faut donc choisir, croit-on, et ne désigner qu’un seul gagnant.

La suggestion d’Hersilie dessine un autre chemin : celui de la conciliation des choses, de leur conjonction dans une même formule d’accord. Une telle solution existe-elle ?  Oui, et Plutarque la décrit : c’est la coopération de deux peuples pour fonder Rome. Pourquoi ont-ils donc décidé de coopérer et de cesser de se combattre ? Ce sera ma première question. Une deuxième suivra : quelles sont les conditions à réunir, ou les méthodes à adopter, pour que cette conciliation soit possible, effective, durable ?

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Un mot de définition, d’abord : la négociation est un processus de décision, cette décision étant prise par plusieurs personnes, et celles-ci ayant des opinions divergentes quant à cette  décision à prendre.

Il y a négociation quand sont réunies quatre conditions : 1) une volonté commune de résoudre le différend par l’échange, et non par la violence ; 2) quand les parties sont en co-présence, à portée de voix et de corps ; 3) quand il y a alternance des tours de parole, échange d’arguments, et non monologues ; et 4) quand les deux parties acceptent de concéder, c’est-à-dire de se désister, partiellement ou totalement, de certaines de leurs prétentions.

Ce mécanisme qu’est une négociation n’est jamais premier ; on y pense qu’après, quand les autres mécanismes n’ont pas fonctionné. Car, la plupart du temps, nous estimons que nous n’avons pas à mettre de l’eau dans notre vin, que notre cause est juste et que l’autre a tort…

Nous asseoir à une table de négociation suppose que cet autre a fait le même cheminement que le nôtre, et que nous sommes tous deux conscients d’être dans une impasse. C’est une première raison d’entrée en négociation : la certitude que nous n’arriverons pas à imposer à l’autre notre volonté, et que ce dernier ne pourra pas nous imposer la sienne.

Une deuxième est relative à ce qui a motivé notre entrée en conflit avec cet autrui : il détient l’accès, partiel ou total, aux ressources ou aux droits dont nous revendiquons l’usage : nous n’y avons pas accès directement ; il nous faut son accord. Et comme nous détenons l’accès, partiel ou total, aux ressources ou aux droits dont il revendique l’usage, lui comme nous comprenons très vite l’intérêt à définir ensemble une formule d’accord où nous échangerions, en quelque sorte, nos droits d’accès.

Cette formule d’échange fonctionne sur un principe séculaire : sacrifier quelque chose, de moindre valeur à nos yeux pour, en retour, obtenir autre chose, mais de plus grande valeur. Les deux abandonnent donc une part de leurs prétentions. Cette réciprocité des concessions fonde le compromis.

Qu’est-ce qu’un compromis ? La mise en compatibilité de d’options présentées comme rivales, avec des désistements des uns conditionnés aux désistements des autres, et où chaque partie accepte de surseoir provisoirement à la satisfaction de ses exigences si le nouvel état du monde créé par leur coopération est jugé supérieur en gains à l’ancien état du monde, qui était fondé, lui, sur leur compétition.

Je laisse ici de côté le problème de la fausse concession, autrement dit du marchandage, qui est à mes yeux une pratique totalement inutile : l’autre, en retour, faisant de même, la probabilité de se rencontrer dans une ZOPA, zone possible d’accord, est quasi nulle… Donc : pourquoi concéder ? On peut répondre de plusieurs façons.

La première est d’ordre biblique. On nomme ainsi Règle d’or le fait que les individus respectent les commandements divins ou les impératifs d’Emmanuel Kant, les invitant à faire à autrui ce qu’ils aimeraient qu’autrui leur fasse. À la table de négociation, la maxime devient : « Si tu veux que ton adversaire coopère, commence, toi, par coopérer avec lui ». L’intérêt de cette règle d’or est pratique : si chacun attends que l’autre fasse le premier pas, il n’y aura jamais de premier pas…

Concéder est aussi une norme sociale à laquelle nous nous conformons et qui s’explique par notre intérêt à rester dans le jeu. Ne pas concéder à la table de négociation, c’est refuser d’y jouer le jeu de la négociation. Tous les négociateurs, mêmes les plus inexpérimentés, ont vite compris l’intérêt de ce que les sociologues nomment l’échange social et que l’ethnologue Marcel Mauss, dans les années 1920, avait conceptualisé par son triptyque : donner, recevoir et rendre

Une troisième raison (mais il y en a d’autres) explique l’échange de concessions et régit la construction des compromis : c’est, comme la nommait un économiste états-unien des années 1930, John Commons, la futurité commune des protagonistes. L’expression désigne le fait que ces adversaires appartiennent à un même système social – sinon ils ne se combattraient pas… – et que l’avenir de l’un et lié, peu ou prou, à l’avenir de l’autre. C’est le cas dans un divorce : ils ne seront plus mari et femme mais ils resteront père et mère et devront poursuivre leur coopération.  

Ce qui explique la solidité de nombre de nombre d’accords de compromis, c’est que ces concessions ont coûté à tous. Chaque partie, dirait Marcel Mauss, a laissé un peu d’elle-même dans l’accord de compromis ; et cela est une garantie de sa durabilité.

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 Second questionnement : quelles sont les conditions d’une négociation réussie ? Ou, dans une version moins normative : quelles sont les tensions, les problèmes qui naissent de l’activité de négociation et dont les négociateurs doivent être attentifs ? Simplifions en 5 composantes une séquence de négociation : les problèmes à régler, les personnes à la table, le processus lui-même, son résultat et les principes du jeu de négociation, notamment éthiques. Quelles tensions parcourent ce cheminement et comment les réduire ?

Les problèmes et leur résolution, d’abord. Le problème des problèmes, si j’ose dire, c’est que les protagonistes divergent sur la caractérisation exacte de ce qui pose problème, et sur les moyens de les résoudre. La première étape consiste donc à identifier correctement le problème à l’origine du conflit et, une fois cela fait, envisager les solutions possibles. Or, ces deux activités sont soumises à des biais cognitifs, qui rendent cette étape difficile et très animée…

Car les individus, nous tous, sommes en permanence victimes d’erreurs de jugement et prisonniers de représentations erronées du réel. Chacun de nous voit midi à sa porte et pense, en toute bonne foi, qu’il est bien midi et que sa montre seule donne la bonne heure. Il faut donc être vigilant et, par exemple, voir le monde comme autrui le voit, en se mettant à sa place, pour éviter de s’entêter inutilement.

Même erreur de jugement sur les scénarios de résolution : on les pense au singulier, au lieu d’envisager une pluralité de scénarios possibles, re-combinables à l’infini. J’ai coutume, en formation, de dire aux participants qu’ils doivent imaginer ensemble au moins 12 scénarios possibles de résolution du problème avant d’en choisir un…  

Notons que les éléments constitutifs du compromis à venir sont présents dès la première minute du conflit ; on ne les découvre pas en cours de route : ce qui se découvre petit à petit c’est  la formule de combinaison de ces éléments, et non les éléments eux-mêmes…

Concernant les personnes : les tentions surgissent dès qu’elles sont face-à-face autour de la table de négociation. C’est à la fois inévitable, salutaire et qui doit être régulé. Inévitable car nous sommes tous différents, nous pensons et agissons différemment, et tout cela provoque de la rugosité. Il faut l’accepter car c’est de la confrontation de nos arguments que naîtra l’accord final. Tout cela se régule, néanmoins, et c’est le rôle de l’accord de méthode en négociation collective – mon collègue, le professeur Antonmattei en parlera bientôt. Mais on peut étendre ce mécanisme aux  conflits familiaux ou aux conflits de voisinage…

Car dans un processus de négociation, l’essentiel, c’est la méthode. Ou les techniques. Ce n’est pas votre stratégie, car elle doit tenir compte de celle de l’autre. Pas plus que vos lignes rouges car elles doivent composer avec celles de votre adversaire. Ou votre mandat, car il est plus utile de penser au mandat de votre interlocuteur et d’influer sur lui. Quand je parle ici de méthode, je parle de techniques éprouvées de mise en compromis. Lesquelles sont-elles ? J’en commente quelques unes.

Il y a d’abord le compromis par intersection, quand les protagonistes choisissent chacun dans leur liste de prétentions les deux ou trois qui seront incluses dans l’accord final. C’est ce que font depuis 10 ans les dirigeants socialistes et conservateurs en Allemagne pour former une coalition de gouvernement.

Il y a aussi  le compromis par conjonction, où l’on fusionne ces listes et l’accord reprend l’essentiel des prétentions de chacun. Nos collègues de Belgique ont procédé ainsi l’an dernier, même si l’attelage gouvernemental autour de l’extrême-droite n’a tenu que quelques mois…

Ou encore  le compromis par égalisation, où chacun, défendant, pour un même sujet, une répartition différente, accepte qu’on divise la différence par deux. Si l’un propose un mix énergétique avec 20 % de nucléaire et l’autre le chiffre à 50 %, ils signeront à 35 %…

Ou le compromis par compensation, quand le plus mal doté se voit attribuer un lot de consolation. Et cætera…

Le maître-mot, ici, est un verbe : inventer la meilleure formule de combinaison des préférences de chacun, y compris en les ignorant toutes et en définissant une solution qui n’a plus rien à voir avec les prétentions initiales de chacun.

Restent les principes. Se regroupent sous cet intitulé les questions, notamment, de loyauté et de bonne foi. Mes collègues en parleront dans quelques instants. Je veux juste attirer votre attention sur un point, celui de la confiance en négociation. Il faut en effet négocier en confiance. Mais celle-ci se construit au cours même du processus de négociation ; elle n’est pas un préalable au jeu de la négociation – sinon nous ne négocierions jamais avec autrui ! Faire confiance, c’est formuler une hypothèse sur le comportement futur d’un individu. Et ce dernier constate qu’on lui fait confiance, alors il vous fera confiance. Il faut donc faire raisonnablement confiance à l’autre, le faire en premier et dès le début, pour que ce dernier puisse à son tour vous faire confiance.

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J’ai commencé mon propos par Plutarque. Je le termine avec Sophocle. Dans sa tragédie Antigone, Sophocle met en scène deux personnages, le roi Créon et sa nièce, Antigone. L’un et l’autre ne font aucun effort pour concilier leurs prétentions ; ils restent murés dans leur absolutisme, sourds aux arguments de l’autre. Résultat : Antigone y perd la vie, et Créon finit seul, abandonné de tous. On a coutume de présenter Antigone comme la rebelle, celle qui veut enterrer son frère Etéocle contre l’ordre de Créon ; et on prend ce dernier comme un tyran, gouvernant sans morale. Nous avons tort : tous deux sont coupables de ne pas s’écouter l’un l’autre. Et s’il fallait désigner qui, d’Antigone, la sœur rebelle, ou  d’Hersilie, cette courageuse Sabine, nous indique le meilleur chemin à suivre, sans hésiter, je choisis Hersilie… »

“Reforming France’s Pension System: A Negotiation Ballet” (article publié dans le « Negotiation Journal », MIT Press, novembre 2025)

Je reproduis ci-dessous les premières pages de mon article (en anglais), Réformer le système français des retraites : un étrange ballet de négociations, mis en ligne il y a quelques jours sur le site de Negotiation Journal (lire ici)  revue états-unienne d’excellence, adossée au PON, Program On Negotiation, de la Harvard Law School, du MIT et de Tufts university. Pour lire l’article, cliquer ici et téléchargez ensuite le PDF.

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A quick look back at the protests against reforming France’s pension system that occurred from 2020 to 2023 can lead one to conclude that this was just another strike movement, similar to those that have occurred every 20 or 30 years since 1789 that pit the eternal “refractory Gauls”— meaning the stubborn Celtic tribes of Gaul who resisted Roman rule —against their government. It might seem as though the same sociopolitical game was played out, with each side eager to do battle with the other and offering only the prospect of defeat, hidden (sometimes) in the folds of an agreement adopted at the end of a pseudo-negotiation. But we would be wrong to view these protests in this way. For there is a more general sociological lesson to be drawn from this “French case.”

The aim of this article is twofold. The first objective is to describe a complex system of government decision-making that includes tripartite collective bargaining (between the government, employers, and unions); inter-union negotiations; parliamentary deliberations; negotiations between parliamentary groups; negotiations between parliamentary groups and the government’s executive branch; and input from experts who disagree on facts and figures. All this takes place against a backdrop of strikes in the transport and refining sectors and demonstrations that brought together more than a million employees to the streets of France’s major cities. The second objective is to extract from this description of the French case a number of lessons about the process of reforming a public policy when all those parties and negotiations are involved.

Three analytical threads are crossed below, around the concepts of conflicting rationalities, scenes of negotiation, and negotiation configurations. The apparent jargon of this conceptualization should not frighten the reader. It refers to situations common in collective bargaining processes. Renaming them within this conceptual framework helps to draw attention to the specific mechanisms at work in negotiated processes of public policy reform. We begin by providing some background to this major social crisis.

The Social Crisis

The French pension system is based on a “pay-as-you-go” principle (rather than a “capitalization” principle): working people’s contributions pay for the pensions distributed to retirees, a principle of intergenerational solidarity. But the system has run out of steam. Life expectancy has increased so there are more and more pensioners, young people are entering the workforce later, and two million unemployed people means fewer contributors. By the mid-2010s, a reform of the pension system was inevitable.

In his 2017 election manifesto, President Emmanuel Macron endorsed instituting a “universal points-based retirement system,” an idea put forward by the CFDT (French Democratic Confederation of Labor), the majority union in France since 2018. The principle is simple. Employees’ monthly contributions and employer contributions are converted into points (for example, one euro = one point). These points are accumulated throughout one’s career. Periods of unemployment, sickness, or maternity leave are also considered. The term “universal system” reflects the democratic spirit of this mechanism. Every euro contributed “earns” points, regardless of the number of hours worked during the month. Rights are identical for all, regardless of status or work activity; and the value of the point is indexed to the average annual rise in salaries.

As early as September 2017, President Macron opened a lengthy consultation—as he had promised—with unions and employers to reform the French pension system. A High Commissioner was appointed, and the “concertation” process began (1). The process would last almost two years, punctuated by numerous multilateral and bilateral meetings with the social partners and, above all, by the work of the Orientation Council for Retirees, made up of members of parliament, economists, trade unionists, employers, and senior civil servants. In autumn 2019, the French government abandoned its plan for a universal, points-based pension system, deeming it impossible to implement. All that remained was a so-called parametric reform. Of the three adjustable variables—the legal retirement age, the length of contributions, and the amount of retirement pensions—the government retained only one: the retirement age, which it wished to raise to 65 or 64 (from 62). Immediately the country was ablaze. For several weeks, hundreds of thousands of demonstrators took to the streets, in medium-sized towns as well as big cities. President Macron remained silent. In March 2020, he announced the suspension of the project and ordered the first confinement to combat the Covid-19 epidemic.

In May 2022, Macron was re-elected president and announced his intention to reactivate the contested pension reform bill in autumn. The bill was once again contested in the streets. On several Saturdays between January and May 2023, up to a million participants demonstrated in towns and cities across France. The government refused to modify its project, despite several bilateral and multilateral meetings with the unions. In anticipation of the proposal’s possible rejection by the deputies in the National Assembly, the government used a legal artifice (“le 49-3,” named after the relevant article and paragraph in the Constitution) and the bill was adopted at the end of March 2023 without parliamentary vote or deliberation. The Constitutional Council did not censure the law, and it was promulgated in April 2023.

Such was the story of this reform and social conflict. Was there a negotiation process, and is the contested adoption of the pension law a failure of this negotiation process involving the government? Yes and no. Yes, because the government’s initial (and public) intention was to construct this reform through the (very French!) “game of concertation.” No, because the government never actually made any offers or counteroffers; it was satisfied, as authorized by article 1 of the Labor Code, to communicate its claim to reform to the unions and employers, allowing them to negotiate only minor aspects of the bill (for example, concerning certain women’s careers, and for older workers and those exposed to occupational risks).

Does this mean there were no negotiations? It all depends on how negotiation is defined—strictly, as a process of decision-making by several people, with all that implies in terms of reciprocal concessions and the renunciation of certain preferences; as a more flexible process of joint arrangements, somewhere between bargaining and adjustment; or even more broadly, as a process but with one decision-maker who is willing to integrate elements proposed by his opponents into the final outcome. Of these three definitions, the one that best fits the French situation studied here is the second: a process of adjustments. Why is this so?

The reasons are structural, linked to the social interplay of numerous players, all with their own agendas. Let’s take a closer look at this game.

Bricolages and Circles of Decision-Makers

From the first pages of his 1978 opus, Negotiations: Varieties, Contexts, Processes, and Social Order, Anselm Strauss reminded his readers of the conclusions he reached toward the end of the 1950s. Such conclusions include the acknowledgment that social order is a negotiated order; negotiations obey certain patterns and do not occur by chance; and the results of negotiations have temporal limits. He added:

The negotiated order on any given day could be conceived of as the sum total of the organization’s rules and policies, along with whatever agreements, understandings, pacts, contracts, and other working arrangements currently obtained. These include agreements at every level of organization, of every clique and coalition, and include covert as well as overt agreements. (Strauss 1978: 5–6)

This is a fitting definition of a government reform process that involves negotiations with unions and employers. Every day, on a variety of subjects, a “government machine” produces decrees, publishes orders, enacts standards, draws up procedures, imposes regulations, updates legislation, and conducts multiple other activities. This governmental work is the occasion for numerous arrangements. In the case of pension reform in France, these arrangements involved (at the very least) the following actors: the Presidency of the Republic (the president, the secretary general of the Elysée Palace, the relevant advisors, etc.);  the prime minister’s office (the prime minister, her chief of staff, her advisors, etc.); the Ministry of Labor (the minister, his chief of staff, his technical advisors, the director general of labor, etc.);  the Ministry of the Economy and the Budget (the minister, his chief of staff, advisors, directors of central administrations, etc.); the High Commissioner for Pensions, with ministerial rank; and academics appointed to the Orientation Council for Retirees, responsible for issuing opinions on the subject.

In all, this first circle of decision-makers includes some thirty political and senior civil servant players. In a second circle, there is another series of players—related to political parties—with influence over the final decision: the presidents of the two parliamentary assemblies; the presidents of the dominant parliamentary groups; the leaders of the parties represented in the Assembly; the “night visitors”(2) and so on. Let’s call this circle “the influencers.”

When it comes to reforming public policy, these “bricolages,” adjustments, and arrangements have as much to do with the content of the reform as with the way in which it is steered. To put it mildly, the whole thing looks to outsiders more like Jackson Pollock’s Full Fathom Five, on display at the Museum of Modern Art, than Piet Mondrian’s Composition in Red, Yellow, Blue and Black. To these decision-makers are joined their opponents—advocates of a different type of reform, a different set of regulations, a different way of proceeding. Let’s call this third circle “the antagonists.” Not all the antagonists carry the same weight in the concertation process; their influence depends on the number of members, the experience of the leader, his or her leadership, and so on.  During the social crisis in France from 2019 to… (suite de l’article : lire ici)


(1) In French, the word “concertation” refers to a situation in which information and opinions are exchanged on a given subject, without there being any official “negotiation.” Indeed, the French government never speaks of “negotiations” when it wishes to exchange views with trade unions and employers’ organizations; it only speaks of “concertation,” meaning that it intends to be the sole final decision-maker—even if it may correct its bill, albeit marginally, according to the suggestions of the trade unions.

(2) « Visiteurs du soir” refers to the people (intellectuals, communicators, former co-religionists, etc.) who visit the President of the French Republic in the evening, after his working day. They are said to have a great deal of influence, probably more than they actually have.

« Démocratiser le social, socialiser la démocratie » (article pour la revue Cadres-CFDT)

(Je reproduis ci-dessous un article écrit pour la revue Cadres CFDT, paru hier, dans le numéro 506, novembre 2025, avec leur aimable autorisation ; pour lire cet article sur le site web de la CFDT Cadres, cliquer ici. Pour accéder au dossier du mois, en libre accès, cliquer ici).

« Si beaucoup de travaux traitent de la démocratie politique, la démocratie sociale, elle, fait l’objet d’une moindre attention. Sont en cause : le flou de sa définition (ou son absence) ; sa réduction au paritarisme et au dialogue social ; l’étroitesse de la communauté de recherche sur les relations collectives de travail ; les postures politiques de déploration en son sein, etc. La notion est séduisante mais ambigüe ; elle souffre de l’analogie avec la démocratie politique dans des champs – le social et l’économique – dont la structuration et les finalités sont différentes : d’un côté, la loi et l’intérêt général, de l’autre, le contrat et une pluralité d’intérêts privés.

L’idée de démocratie sociale – et ses variantes : république sociale, démocratie industrielle, démocratie au travail, etc. – associe deux critiques fortes : celles d’un ordre capitaliste qui asservit le salarié et le déshumanise et d’un ordre démocratique imparfait, inabouti, qui ignore les classes populaires et ne jure que par le sabre et le goupillon. L’objectif fut donc de démocratiser le social (en important dans ce champ les règles et les principes de la démocratie) et de socialiser la démocratie (1) (en introduisant des prolétaires au Parlement et en légiférant à propos des conditions de vie et de travail des salariés).

Distinguons deux conceptions du rapport entre démocraties sociale et politique : l’extension et l’autonomie.

L’extension est, historiquement, la conception première ; elle se fonde sur l’idée d’une nécessaire complétude de la démocratie politique. Celle-ci, en ne considérant que le citoyen, dans son abstraction d’être universel et intemporel, oublie l’homme situé, écrit le juriste Georges Burdeau, « celui que nous rencontrons dans les relations de la vie quotidienne, tel que le caractérisent sa profession, son mode et ses moyens de vivre, ses goûts, ses besoins, les chances qui s’offrent à lui (2)». Il faut donc, et lui garantir ses droits politiques formels, et le protéger, par une législation spécifique, contre la survenue d’évènements qui l’empêchent d’en jouir (maladie, maternité, accidents du travail, etc.). La République doit être ainsi sociale dira Louis Blanc en 1848, pour permettre aux prolétaires « d’échapper à la domination, incapables de faire des choix autonomes et de développer pleinement leurs facultés (3) ». L’idée traversera tout le siècle et aboutira au premier article de la Constitution de 1946, puis à celle de 1958 (« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale »). Étaient ainsi associés (et mis à égalité), dans une même formule du vivre-ensemble républicain, un principe de gouvernement (« du peuple, par le peuple, et pour le peuple ») et l’affirmation de droits-créances (c’est-à-dire de prestations que cette République s’engageait à fournir aux individus pour que soit possible l’exercice réel de leurs droits et libertés politiques). Léon Blum, dans son texte mémoriel de 1945, À l’échelle humaine, illustra ainsi cette complétude : « La démocratie politique ne sera pas viable si elle ne s’épanouit pas en démocratie sociale ; la démocratie sociale ne serait ni réelle ni stable si elle ne se fondait pas sur une démocratie politique ».

Une autre conception s’affirme tout au long du 20e siècle : celle de l’autonomie de ce « social » par rapport au « politique » – donc à l’État. La Charte d’Amiens, adopté le 13 octobre 1906 au IXe congrès d’une CGT alors dominée par les anarcho-syndicalistes, a résumé avec élégance ce souci d’autonomisation : « Le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale ». Cette volonté d’autonomie prendra, au fil du temps, diverses figures (et fera l’objet d’autant de controverses…). Parmi celles-ci :

– L’idée d’une gestion autonome et paritaire des organismes de protection sociale, qu’Ambroize Croisat entendait « confier à la masse des travailleurs », de manière, déclara-t-il devant l’Assemblée le 8 août 1946, que « la Sécurité sociale soit le fait, non d’une tutelle paternaliste ou étatiste, mais de l’effort conscient des bénéficiaires eux-mêmes ». Propos que reprit Pierre Laroque, quarante ans plus tard, estimant essentiel que ces bénéficiaires « soient les véritables acteurs de la transformation, participent volontairement à l’effort entrepris, et assument la responsabilité consciente de l’institution (4) ».

– L’idée d’une autogestion, en tant qu’exercice collectif de prise de décision. Telle qu’elle fut théorisée dans les années 1970, l’idée n’était pas d’opposer société civile et société politique mais, face à l’affirmation de la première, réinventer une société politique en démocratisant, partout où cela est possible (et nécessaire), le processus de prise de décision lui-même. En revendiquant « l’appropriation sociale des moyens de pouvoir » (et non pas seulement des « moyens de production »), le programme d’une « société autogestionnaire » venait rénover l’idéal de la République sociale de 1848 : égaliser les conditions sociales et économiques des individus, tout en promouvant leur différenciation sociale (c’est-à-dire leur droit à la différence).

– L’idée, enfin, d’une économie sociale et solidaire, à distance d’un État certes redistributeur (mais qui détermine seul les bénéficiaires et le montant des allocations), et d’un marché certes efficient (mais qui laisse sur le bord du chemin celles et ceux qui peinent à s’insérer dans des rapports concurrentiels). Elle se donnait comme objectif d’élargir le cercle des acteurs économiques en offrant aux organismes de la société civile la possibilité de fournir des prestations marchandes tout en conservant des modes non marchands d’organisation et de gouvernance.

Ces deux conceptions du rapport entre le social et le politique ont chacune leurs mérites, chacune leurs insuffisances. Le mieux est de maintenir en tension ces deux approches, dont la rivalité a nourri l’histoire sociale française. Car démocratiser le social (en laissant les partenaires sociaux s’occuper de ce pourquoi ils tirent leur légitimité) apparaît tout aussi nécessaire que socialiser la démocratie (pour la guérir de cette fatigue qui s’est emparée d’elle, et dont les symptômes sont multiples : baisse de la participation électorale, désaffection à l’égard des partis politiques, défiance envers l’État et son efficacité, discrédit de la parole publique sur fond de non-renouvellement des élites, etc.). Comment parvenir à instituer cette dynamique ?

En menant de pair les deux chantiers

Il n’y aura de démocratie sociale vivante que dans un espace politique démocratique généralisé. Illusoire est l’idée que l’une se substitue et pallie les carences de l’autre. Il faut donc (re)penser la démocratie sociale contemporaine, non comme un décalque, un complément ou un champ autonome de la démocratie politique mais comme l’expression, dans le champ social et économique, d’une démocratie partout en extension. De nouvelles locutions spécifient cet essor démocratique dans de multiples champs d’activité (les démocraties « rurale », « urbaine », « scolaire », « sexuelle », « technique », « culturelle », « sanitaire », etc.) ou en précisent la méthode (les démocraties « directe », « représentative », « participative », « délibérative », etc.). Tout cela désigne un même projet : associer les usagers, les élèves, les citadins, les patients, etc., à la prise de décisions et à l’élaboration des politiques publiques. Faut-il ranger dans cette liste la démocratie « sociale » ? Oui, puisque le même effort d’association aux décisions y est requis. Mais des caractéristiques majeures la distinguent des autres « démocraties » : les salariés ont déjà des représentants ; ces derniers ont le droit de négocier en leur nom des contrats collectifs ; tous sont dans un lien de subordination juridique ; et les règles qui régissent les relations entre les partenaires sociaux sont codifiées dans des lois. Penser une démocratie sociale renouvelée suppose donc d’articuler plusieurs problématiques : hausser le niveau de participation de ces représentants aux processus de prise de décisions (par un dialogue social refondé et rationalisé) ; associer les salariés à ces processus (par un dialogue professionnel dont le rôle est d’enrichir les règles d’organisation du travail et de permettre la réappropriation de leur travail par les salariés(5)) ; et inciter les partenaires sociaux, au plan national, à s’emparer eux-mêmes de sujets jusqu’alors laissés au gouvernement (par un dialogue interprofessionnel assumé et professionnalisé).

Affirmer la démocratie sociale au cœur même de la démocratie politique

Imaginons de nouvelles procédures légales, avec un droit reconnu aux organisations syndicales et patronales, de légiférer à partir des contrats collectifs qu’ils élaborent. Le gouvernement et le Parlement seraient juridiquement liés par le contenu de ces conventions. Reste à déterminer le périmètre du droit d’amendement des députés et sénateurs, et définir l’agenda des thèmes traités par la négociation collective et ceux réservés au seul travail parlementaire(6) On pourrait en profiter pour faire du principe de subsidiarité le modus operandi de la production normative dans le champ social. L’idée est de bon sens : traiter les problèmes productifs ou socio-économiques au niveau où ils se posent (ce peut être l’entreprise), et surtout là où ils seront le mieux traités (ce peut être dans la branche ou le niveau interprofessionnel)(7). L’adoption de ce principe éviterait cette législation étatique lointaine, précise dans ses interdits mais brouillonne dans ses permissions (puisqu’éloignée de la concrétude des problèmes productifs).

Se doter d’une définition élargie et modernisée de la démocratie sociale

Puisqu’elle est autant un rapport social (entre employeurs, salariés, représentants de ces salariés, experts et décideurs politiques) qu’un mode de production normative (pour définir des règles du travail et des relations de travail via la négociation collective), l’idée est de se doter d’une définition incluant acteurs, dispositifs, procédures et finalités. Ce qui implique d’interroger les processus de cette démocratie sociale ainsi repensée. Par exemple : définir les règles à instituer pour une délibération de qualité dans un collectif de travail (pour réduire les jeux informationnels et les phénomènes d’appropriation de la parole) ; encourager la mutation d’une négociation collective ritualisée et appauvrie vers une négociation fondée sur les techniques de résolution de problèmes ; inventer une codétermination « à la française » où employeurs et représentants des salariés, sur certains sujets précis (en usant de la procédure de « l’avis conforme »), s’accorderaient sur des plans d’action commune, etc.

Ces exemples concernent ce qui fait l’essence d’une démocratie : le fait qu’il y existe des règles de procédure pour la formation des décisions collectives, que le plus grand nombre soit invité à y participer, et que tous les points de vue puissent s’exprimer. Un État est démocratique, énonçait le politiste italien Norberto Bobbio, quand le règlement pacifique des conflits s’opère par le « respect des procédures décisionnelles collectives(8) ». Repenser la démocratie sociale, c’est donc imaginer et expérimenter des procédures appropriées de prise de décision à plusieurs. La feuille n’est pas blanche : on peut mettre à profit nos connaissances de près de quarante années de débats publics et de procédures participatives à l’occasion de projets d’équipements des territoires, d’aménagement urbain ou  d’exercices de démocratie citoyenne, pour façonner des techniques originales et efficientes de démocratie sociale dans les lieux de production et de services au public (débats mouvants, murs d’expression, sondages délibératifs, conférences de salariés, participation numérique, etc.).

Accompagner les partenaires sociaux (plutôt que les accabler)

On ne peut réduire la démocratie sociale au seul syndicalisme (et agonir ce dernier), et faire coïncider institutions de la démocratie sociale et instances du dialogue social (pour les fustiger). La démocratie sociale, c’est en 2023 quelque 1 000 accords de branche et 45 000 accords collectifs d’entreprise signés (et donc des dizaines de milliers de négociateurs expérimentés, militants syndicaux et employeurs) ; des cabinets juridiques ; des agences spécialisées (l’Anact et son réseau, notamment) ; des think tanks, des universitaires de toutes disciplines et des milliers d’experts (Syndex, Alixio…) ; des évènements d’analyse et de promotion du dialogue social (Réalités du dialogue social, Dialogue social en action…) ; des revues spécialisées et des sites web pédagogiques ; des commissions paritaires régionales interprofessionnelles, des observatoires départementaux du dialogue social, etc. Tout cela produit une démocratie sociale vivante, foisonnante, souvent innovante.  Il faut l’aider, l’accompagner, plutôt que la vilipender…

Oser questionner nos certitudes et nos habitudes

Par exemple, réfléchir aux questions croisées des droits et des responsabilités. Si la démocratie sociale est l’exercice d’une citoyenneté sociale(9), celle-ci traduisant la détention de droits sociaux (à être remboursé, réanimé, protégé des risques, etc.), à ceux-ci correspondent aussi des responsabilités. Au triple sens de répondre (de nos actes), rendre compte (de l’exercice de notre mandat) et réparer (d’éventuels dommages). Nous ne pouvons être de seuls ayants-droits sans nous penser, simultanément, des citoyens sociaux responsables des conséquences, directes ou indirectes de nos activités et de nos décisions sur d’autres que nous-mêmes, sur notre environnement proche et lointain, etc., « en proportion des avoirs, du pouvoir et du savoir de chacun  » (10). C’est là une manière moderne de refaire société ».

  • (1) Pour reprendre la formule de Matthieu Polaina, La notion de démocratie sociale, thèse de droit, Université Bourgogne-Franche-Comté, 2021.
  • (2)  Georges Burdeau, La démocratie, Seuil, 196
  • (3) Jean-Fabien Spitz, Louis Blanc. Textes politiques (1839-1882), Le Bord de l’eau, 2011.
  • (4) Pierre Laroque, « Quarante ans de Sécurité sociale », Revue française des affaires sociales, n° 39, 1985.
  • (5) Voir l’article de Mathieu Detchessahar, « Le dialogue professionnel, enjeu de santé et de qualité du travail », revue Cadres CFDT, n° 505, 2025
  • (6) Cette procédure avait été proposée par le candidat François Hollande en juin 2011.
  • (7) Voir la tribune de Marcel Grignard, « La démocratie sociale et la représentativité de ses acteurs », Telos, 2024.
  • (8) Norbetto Bobbio, Le futur de la démocratie, Seuil, 2007.
  • (9) Voir la notice « Démocratie sociale » rédigée par Robert Castel, 2013, Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation.
  • (10) Déclaration universelle des responsabilités humaines. Projet porté par l’Alliance pour des sociétés responsables et durables, 2012

Roboratif et analeptique…

Roboratif et analeptique. Ces deux qualificatifs traduisent le fait de redonner des forces. La tribune publiée hier dans le journal Le Monde et signée d’Astrid Panosyan-Bouvet, ancienne ministre du travail dans le gouvernement de François Bayrou (lire ici) est roborative et analeptique. Pourquoi la qualifier ainsi ?

Parce qu’écrite par celle qui fut conseillère d’Emmanuel Macron puis députée Renaissance et ministre de décembre 2024 à octobre 2025, cette tribune donne du poids à différents arguments, encore peu audibles dans l’arène publique et politique mais appelés à être ardemment discutés ces prochains mois. Et venant de la part de celle qui était, il y a encore un mois ministre du travail, c’est revigorant… Parmi ces arguments, qui devraient matricer nos débats publics ces prochains mois, relevons ceux-ci :

L’argument de la lucidité. Astrid Panosyan-Bouvet a raison de citer Le Livre blanc sur les retraites de Michel Rocard, alors Premier ministre, en 1991, et nous inviter à « préparer les base d’un débat plus serein en montrant que la démographie nous oblige à travailler plus longtemps mais qu’il faudra également travailleur mieux ». Relire aujourd’hui la préface de Rocard à son Livre blanc (lire ici) est également analeptique. Je cite ici deux de ses phrases puis discute l’un de ses arguments majeurs : « Nous avons vis-à-vis des générations futures un devoir de lucidité et un impératif de solidarité » (p. 9) et « Une démocratie comme la nôtre doit être capable de débattre à temps de ces problèmes et d’en traiter sereinement » (p. 10).  35 ans plus tard, la feuille de route reste la même. Qui osera le contester ?

Parmi les données chiffrées que présentaient Michel Rocard, retenons celles-ci, et qui font écho à celles que produit Astrid Panosyan-Bouvet : en 2010, se projetait-il alors, avec un hausse annuelle d’ici cette date du taux d’emploi de 0,5 % et une progression annuelle de 2 % du pouvoir d’achat des actifs, le besoin de financement pour tous les régimes de retraite serait, annonçait-il, de l’ordre de 300 milliards de francs (soit 75 milliards d’euros de 2025). Cela reviendrait, poursuivait Rocard, à faire passer le taux de cotisation sur les salaires de 18,9 % (en 1991) à 25 % (en 2010). En 2035, ajoutait-il, ce taux atteindrait 35 %. Il en concluait : « Ce scénario est inacceptable ». Dans sa tribune, Astrid Panosyan-Bouvet nous rappelle que le taux 2025 des cotisations salariales est aujourd’hui de… 28 % ! « L’inacceptable » de 1991 est devenu une réalité. Que faire ?

L’argument du compromis. Ne plus se focaliser sur le seul âge légal de départ à la retraite (et ne plus promettre – faussement – de revenir à 62 ou 60 ans, ce que la réforme – socialiste – de 2014 ne promettait d’ailleurs pas…) mais envisager des départs « à la carte », selon le libre choix de chacun, avec le nombre nécessaire de trimestres de cotisations mais assorti de bonus, pour tenir compte de la pénibilité du métier et de l’âge d’entrée en emploi. Car le problème, et Astrid Panosyan-Bouvet a raison d’insister sur ce point, n’est pas l’âge légal lui-même (64 ans, qu’on ne pourra d’ailleurs, à terme, que prolonger) mais le départ précoce des seniors de leur emploi et l’insertion tardive en emploi des jeunes.

Ce qu’elle ne dit pas – on imagine qu’elle ne peut se risquer à le dire tout haut… – c’est que cette réforme des retraites, à partir de 2022, a fortiori en 2023 et le passage en force du gouvernement, a été fort mal vécue par les salariés, moins sur le fond que sur la forme, avec cet autisme du président de la République élevé au rang d’un de nos beaux-arts. Qu’Olivier Dussopt – que j’ai connu au début des années 2000, lorsqu’il était secrétaire de la section du PS d’Annonay, avant qu’il n’en devienne le maire puis le député local en 2007, et dont m’horripilaient alors ses discours critiques de la social-démocratie (il avait soutenu en 2008 la motion commune de Benoit Hamon et Jean-Luc Mélenchon au Congrès de Reims…) – qu’Olivier Dussopt, donc, deux ans après le non-vote au Parlement de la réforme de l’âge légal de départ en retraite, critique publiquement la suspension jusqu’en 2027 de cette réforme, en dit long sur l’état de déconnexion du réel de certaines élites politiques. Le communiqué de cet ancien ministre du travail, aujourd’hui senior advisor du fonds de capital-risque Daphni Partners, est, à cet égard, un cas d’école (lire ici) : « Remettre en cause la seule et dernière réforme structurelle du second quinquennat d’Emmanuel Macron est une grosse erreur. Cela va ébranler la confiance des marchés et celle-ci est importante pour que l’État puisse se financer. Un compromis politique ne peut pas se construire sur un déni comptable et sur le dos des générations qui viennent. »

Paris vaut bien une messe, dit-on, prêtant ce trait à Henri IV (ou à son conseiller, Maximilien de Béthune, plus connu sous le nom de Sully) et qui, par là, justifiait sa seconde conversion au catholicisme, lui, l’ancien chef de guerre huguenot, bataillant contre cette armée royale dont il devint ensuite le commandant en chef. Voter le budget 2026 vaut bien une suspension jusqu’en 2027 d’une réforme honnie car mal pensée, mal discutée, mal expliquée et mal votée, pourrait-on objecter à cet ancien ministre du travail. Par définition, un compromis politique coûte à celles et ceux qui, pour atteindre leurs objectifs, acceptent de se désister d’une part de leurs prétentions. Que serait un compromis où les parties ne modifient aucune de leurs préférences ? Un ensemble vide, Ø. Qu’est-ce un compromis politique entre des partis représentés au gouvernement et d’autres partis, opposants mais aspirant à gouverner à leur tour ? Une mise en compatibilité de certaines de leurs options programmatiques, où les désistements des uns sont conditionnés aux désistements des autres, et où chacun accepte de surseoir provisoirement à la satisfaction de ses exigences si le nouvel état du monde créé par la coopération des parties est jugé supérieur en gains à l’ancien état du monde, fondé sur leur compétition. Le problème n’est donc pas la « confiance des marchés » ou le « déni comptable » mais  la manière dont on pose un problème public, dont on en débat publiquement, dont on en construit, pas à pas, la solution. Là réside l’essentiel, et il nous est rappelé par celle qui fut, elle aussi, ministre du travail jusqu’en octobre 2025…

L’argument de l’activité. Il est primordial : les seniors quittent précocement l’emploi ; les jeunes y entrent tardivement. En 1970, il y a avait 3 cotisants pour un retraité ; en 2004 : 2,2 cotisants ; en 2024 : 1,7 cotisants. Il faut donc ramener à l’emploi celles et ceux qui en sont privés trop tôt, et amener à l’emploi celles et ceux qui y arrivent trop tard. Il n’existe pas de recettes miracles mais un mixte de mesures concrètes, qui devront être portées conjointement par les partenaires sociaux et les services concernés de l’État – ministères de l’éducation, de la santé, du travail, etc. Ce sont là de quasi-causes nationales. Défendons-les.

L’argument de la productivité. Bien posé, il parle à tous : si pour produire 100 et que nous sommes 63 à y contribuer (le taux d’emploi en Italie), porter ce chiffre d’emplois à 82 (le taux d’emploi des Pays-Bas) devrait, en toute logique, permettre au pays concerné de produire 130. D’autres facteurs entrent en jeu : la capacité d’innovation des entreprises (si leurs produits sont moins chers et plus performants, leurs ventes vont progresser, et leurs marges augmenter ; elles embaucheront et paieront plus d’impôts au Trésor public ; qui pourra investir dans les programmes de formation à l’innovation dans les lycées et les universités…) ; la numérisation de leurs activités (si la saisie informatique des données de production prend 10 minutes par jour au lieu des 30 minutes d’hier, les deux heures ainsi gagnés par semaine peuvent être utilement redéployées dans des activités productives de valeur…) ; la hausse des compétences de la main-d’œuvre salariée (si les équipes de travail savent désormais faire aussi bien (voire mieux) que les équipes de la concurrence, l’entreprise voit arriver de nouveaux clients, heureux de disposer de champions au coin de leur rue…), etc. Le cercle est vertueux. Pourquoi n’y a-t-il pas de débats de société autour de ces sujets ? La productivité du travail n’est pas un gros mot – ni un concept pour hurluberlus. En 2007, la France occupait le 8ème rang mondial du classement des PIB par heure travaillée, puis le 11ème en 2017 et le 12ème en 2004. La faute n’est pas celle des salariés qui, chaque jour, font ce qu’ils ont à faire, et tentent de le faire bien. La faute est celle d’une société qui ne sait plus avancer car elle a désappris à délibérer, expérimenter et recommencer encore…

L’argument de la reconnaissance. Pourquoi le fait de porter l’âge légal de départ en retraite à 64 ans a-t-il mis pendant plusieurs samedis du printemps 2023 des centaines de milliers de salariés dans la rue ? Parce que grand était leur ressentiment. Parce que 66 % des employés de service, dans une enquête de la DARES de 2019, 55 % des infirmiers ou 50 % des ouvriers qualifiés du bâtiment ne se sentaient « pas capables de faire le même travail jusqu’à leur retraite » (lire ici).

Rappelons ici ce constat de la DARES (Dares-Analyses, n° 17, mars 2023) : « Les métiers les moins qualifiés, au contact du public ou dans le secteur du soin et de l’action sociale, sont considérés par les salariés comme les moins soutenables. Les salariés jugeant leur travail insoutenable ont des carrières plus hachées que les autres et partent à la retraite plus tôt, avec des interruptions, notamment pour des raisons de santé, qui s’amplifient en fin de carrière. Une organisation du travail qui favorise l’autonomie, la participation des salariés et limite l’intensité du travail tend à rendre celui-ci plus soutenable. »

Parce que la verticalité des pratiques managériales – ce qu’a confirmé un récent rapport de l’IGAS, l’inspection des affaires sociales, publié en juin 2025 (lire ici) – accentue le ressentiment des salariés, qui se jugent mal reconnus : « Les pratiques managériales françaises apparaissent très verticales et hiérarchiques. De même la reconnaissance du travail, item déterminant de la qualité du management, est-elle beaucoup plus faible que dans les autres pays de la comparaison, et la formation des managers très académique et peu tournée vers la coopération, malgré des progrès que le développement de l’apprentissage dans l’enseignement supérieur devrait amplifier. » (p. 3)

L’argument du libre choix. On ne travaille pas à 60 ans comme à 30 ans ; un universitaire ne travaille pas comme un manutentionnaire ; un acteur, comme un facteur. La nécessité de travailler plus longtemps, souligne Astrid Panosyan-Bouvet, « ne peut s’imposer de la même manière à tous ». On lui objectera que ces propos auraient été bienvenus en 2022 et 2023 quand la réforme générale du système de retraite, envisagée dans un premier un temps, s’était noyée dans une réforme paramétrique où le changement ne concernait plus que l’âge légal, uniformisé pour tous. On ajoutera, pour sa défense, qu’il n’est jamais trop tard pour reconnaître ses erreurs et encore moins pour affirmer haut et fort, dans une tribune du journal Le Monde, que ce qui avait été esquissé en 2019, puis abandonné l’année suivante pour cause de Covid-19, puis mis de côté en 2022 par les gouvernants de l’époque, doit être désormais mis sur la table, discuté, amendé, imaginé, etc. S’il y a suspension de la réforme de 2023 jusqu’au 1er janvier 2028, il n’y a pas suspension du déficit structurel des comptes sociaux ni suspension de l’ardente nécessité d’en débattre sereinement et collectivement…

L’argument de l’écoute du travail. Pour qu’une réforme soit adaptée, écrit Astrid Panosyan-Bouvet, « il faut cesser de prendre le problème à l’envers ». Cela fait 15 ans, souligne-t-elle, qu’on ne cesse de réformer nos retraites sans jamais parler du travail – ou si peu, ou si mal. Nous devons placer le travail au cœur des politiques sociales et de nos débats publics. L’éditorial du dernier numéro de la revue Cadres de la CFDT Cadres dit à ce sujet l’essentiel (lire ici). Suggérant d’adopter « une approche sensible, politique et réflexive de l’activité humaine dans les organisations », Laurent Tertrais, son rédacteur en chef, écrit ceci : « Cette stratégie de l’écoute passe notamment par le développement d’un dialogue professionnel, ancré dans les réalités quotidiennes, pour combler les lacunes inévitables des règles,  en donnant aux travailleurs et aux équipes les moyens d’ajuster ou de les compléter face aux imprévus, en donnant aux managers des marges de manœuvre, en reconnaissant leur rôle de créer des régulations. »

L’argument du dialogue social. On ne peut demander, affirme Astrid Panosyan-Bouvet, « au seul système de traiter et de corriger a posteriori les inégalités du monde du travail, mais il doit réparer les inégalités les plus fragrantes : pénibilité, carrières longues, maternité, minimum vieillesse. Pour le reste, c’est ici et maintenant qu’il faut agir, à travers un dialogue social dynamique et un État qui prend ses responsabilités quand ce dialogue est bloqué. » Ici et maintenant, hic et nunc ? Oui. Ne reportons pas à 2027, ou à 2032, ou à de prochaines législatives, ou à un Grand soir quelconque, la prise en compte des différents facteurs conduisant les salariés français, à la différence de leurs homologues européens, à se projeter dans une retraite future pensée comme un « paradis différé » (l’expression est celle de l’ancienne ministre du travail, et elle fait mouche). Et nuls autres qu’employeurs et syndicalistes, aux différents niveaux de notre système de relations collectives de travail (interprofessionnel, professionnel, territorial et d’entreprise), accompagnés par des experts, des consultants et des agents des DDETS, tous travaillant en réseau, ne pourront faire ce nécessaire travail de prise en compte des multiples maux du travail et d’y apporter des réponses précises, concrètes et équitables.

(article avec le lien vers le magazine) « Un compromis ne peut se nouer que s’il existe un avenir commun ». Entretien pour le magazine « La Vie »…

Je reproduis ci-dessous les premières lignes d’un entretien publié ce matin dans le magazine La Vie, recueilli par Carole Sauvage, journaliste (lire ici).

Si la crise que traverse le pays depuis la dissolution de 2024 illustre combien la culture du compromis est absente en France, elle présente l’intérêt, selon le sociologue Christian Thuderoz, de faire entrer cette notion dans le vocabulaire politique.

Pour ce professeur honoraire et auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la culture du compromis, dont De la modération en tout (Puf, 2025) et Petit traité du compromis (Puf, 2015), nouer des accords suppose toutefois que les forces en politique en présence acceptent à la fois de procéder à des concessions réciproques et de partager un avenir commun.

En tant que sociologue spécialiste du compromis, comment analysez-vous l’impasse politique dans laquelle nous nous trouvons ?

L’étrange ballet de la classe politique auquel nous assistons depuis la démission de Sébastien Lecornu souligne combien la culture du compromis nous est étrangère. Tout le monde s’accorde pour dire qu’un budget doit être voté d’ici la fin de l’année, et que des compromis doivent être trouvés, mais aucune force politique ne semble prête, depuis la dissolution, à rentrer dans une réelle démarche de négociation.

Les uns et les autres tentent d’obtenir des concessions des parties adverses, sans être au clair sur ce qu’ils accepteraient eux-mêmes de céder. Chacun proclame ses lignes rouges, avant même que des négociations sérieuses et loyales ne soient engagées. Comment voulez-vous ensuite concéder quoi que ce soit, sans prendre le risque de vous déjuger ?

Comment définir un compromis en démocratie ?

Un compromis est une mise en compatibilité d’options rivales. Le qualificatif rival est adéquat : si les options sont présentées par les parties comme antagonistes, elles sont seulement distinctes et concurrentes. L’expression « mise en compatibilité d’options » signifie autant leur dépassement, par l’invention conjointe d’une option nouvelle, que leur maintien en tension, sans les dénaturer.

Ce qui est une technique de résolution de problèmes se révèle essentiel à la pratique démocratique : une recherche…

Pour la suite de l’entretien : cliquer ici (l’article est en accès libre sur le site de La Vie)

Les (roboratives) infolettres d’octobre des cabinets Alternego et Plein sens…

Au sommaire de l’infolettre de cabinet d’Alternego :

  • L’éditorial de Jean-Edouard Grésy :  

« (…) Ce n’est pas seulement l’effort qui abîme : c’est l’absence de respiration. Ce n’est pas le temps qui use : c’est l’absence de lien. Ce n’est pas la difficulté qui éreinte : c’est le déni de sens. Déjà en 1933, Marie Jahoda rappelait que l’on ne travaille pas que pour un salaire. On travaille pour appartenir, pour apprendre, pour se sentir vivant. C’est ce socle de « fonctions latentes », relationnelles, identitaires, symboliques, qui donnent envie de se lever le matin. Le défi n’est donc pas de sauver le travail tel qu’il était. Mais de réaffirmer, dans un monde où les repères s’effacent, que le travail peut toujours être un lieu d’accomplissement.

Dès lors, il s’agit de retisser ce qui, autour du travail, rend possible l’envie de faire : l’écoute, la confiance, le droit au doute, la capacité à apprendre et progresser. C’est peut-être, enfin, le début d’un travail véritablement durable. Un travail qui ne colonise pas toute la vie, mais qui en fait partie. Un travail qui ne cherche pas à maximiser, mais à équilibrer. Un travail qui n’est pas prescrit mais sujet à débats sur la façon de bien faire. Un travail où l’on puisse à la fois préserver sa santé et cultiver ses compétences. Développer le travail à l’image d’un environnement que l’on protège pour le faire perdurer n’est pas une lubie anthropologique, c’est un impératif social, économique et environnemental. Car l’usure des humains précède toujours l’effondrement des systèmes. Le travail durable n’est pas celui qui dure à tout prix, mais celui qui préserve les corps, les âmes, les relations, les ressources… et nourrit notre pouvoir d’action ! »

  • « L’intelligence humaine à l’épreuve de l’IA : comment préserver notre esprit critique ? », Entretien avec Chantal Joie-La Marle, directrice du Lab Impact et responsable Innovation, Direction RSE du Groupe SNCF  (lire ici)
  • « Fika, les bienfaits de la pause-café suédoise au travail »  (ou « comment une coutume suédoise, simple en apparence, pourrait être un puissant levier de bien-être et de performance collective » (lire ici)

Au sommaire de l’infolettre Sens critique du cabinet Plein sens :

  • IA en entreprise : pourquoi la consultation du CSE n’est plus une option ! (lire ici)
  • GEPP : un outil stratégique de gestion des compétences pour accompagner les transformations (lire ici)
  • La simulation organisationnelle, levier d’accompagnement des changements : l’exemple du CHU de Rennes (lire ici)

    « Compromis » n’est pas un mantra…

    Compromis n’est pas un mantra. Le mot est pourtant utilisé sur ce mode : ânonné les jours précédant la chute d’un gouvernement ; répété quand il a chuté ; et invoqué avant la formation du nouveau gouvernement. Puis il est oublié. A-t-on tort de se moquer ?

    Non, car l’histoire se répète, d’abord comme une tragédie, puis comme une farce : quatre Premiers ministres en moins de deux ans ; une Assemblée nationale plus divisée que jamais ; une dette publique à 115 % du PIB ; des projets de loi bloqués, des députés, muets et désorientés, des partenaires sociaux invités tous les deux jours mais à qui on ne leur dit rien, etc. Et le mot de « compromis » est dans toutes les bouches !

    Se moquer est cependant injuste : comment pourrait-il en être autrement ? Nos élites politiques, peu acculturées au nouage de compromis, hésitent à rompre avec des décennies de pratiques majoritaires (ce qui ne requiert pas de compromis avec ses opposants) et de combats protestataires (ce qui ne requiert pas de compromis avec le gouvernement en place). Il leur est moins coûteux de gouverner seuls ou de protester seuls que s’engager dans des concessions programmatiques. Les techniques de mise en compatibilité d’options rivales – la définition même du compromis – sont peu maîtrisées par ces élites (qui n’ont pu en faire l’apprentissage à l’ENA ou dans les Grandes écoles, où elles ne sont pas enseignées…). La confiance entre les dirigeants fait défaut, et chacun a de bonnes raisons de se défier de ses alliés autant que de ses adversaires. Et tous pensent posséder des alternatives, à quelques mois des élections municipales et de l’élection présidentielle : pourquoi faudrait-il aider les partis au pouvoir puisqu’il s’agit de les battre demain dans les urnes et gouverner à leur place ? Et pourquoi bâtir des majorités d’idées sur des scénarios possiblement consensuels puisque cela n’a jamais été fait depuis 2017 ?

    La première leçon de notre vie politique actuelle est donc celle-ci : des conditions permissives sont requises pour qu’il y ait compromis entre des forces politiques ; et en France, à ce jour, elles ne sont pas remplies. Lesquelles sont-elles ? Au moins celles-ci : le sentiment des dirigeants d’être dans une impasse et la conviction que leurs adversaires sont dans le même cas ; la conscience de ne pouvoir parvenir aux objectifs qu’ils se sont donnés qu’en renonçant à certaines de leurs exigences ; et une lecture réaliste de la situation, cette lucidité dictant un comportement plus coopératif que compétitif. Est-ce le cas ? Non. Domine à gauche la croyance qu’une dissolution serait préférable à un soutien sans participation au gouvernement, ce qui permettrait de présenter une alternative claire à une politique « pro-business », jugée inégalitaire, et à une pratique verticale du pouvoir, jugée anachronique. Et domine à droite et en macronie la croyance que seules les solutions qu’elles préconisent sont appropriées, que toutes les autres ruineraient l’économie, et qu’il vaut mieux ne rien changer d’une politique pourtant rejetée, et mourir debout, muré dans le déni.

    L’effort de rendre complémentaires des options concurrentes dans une même formule d’accord politique – un compromis, donc – suppose qu’il y ait réciprocité des concessions, en valeur comme en symbole. Rien n’indique, à ce jour, que c’est (ou que ce sera) le cas. Il faudrait, pour cela, que certaines lignes rouges des partis engagés dans une démarche de compromis soient frôlées, de sorte que le public citoyen constate l’ampleur des désistements des uns et des autres, et qu’il avalise ainsi l’accord, sinon de gouvernance commune, du moins de décisions communes, et qu’l encourage les élites à répondre aux défis de la période – et longue est leur liste.

    Le choix de Sébastien Lecornu de laisser aux parlementaires le soin de négocier, en commission, les aménagements de son projet de budget 2026 – sans négociation méthodique avec les chefs de parti – revient à laisser au hasard des positionnements tactiques des députés et sénateurs nos choix budgétaires. Que le Premier secrétaire du PS, Olivier Faure, indique à la presse qu’il demandera ce vendredi au Premier ministre la feuille où ce dernier a écrit son projet de budget en dit long sur les « négociations » en cours avec ce parti, pourtant au centre du jeu politique actuellement – puisqu’il tient en ses mains l’avenir de M. Lecornu. Il a été dit que cela ne constituait pas l’arrivée mais le point de départ des négociations… Curieuse manière de procéder : on connaît depuis des semaines les lignes rouges de chacun et les propositions des uns et des autres. N’est-il pas un peu tard (et peu utile !) pour jouer au marchand de tapis et faire une offre d’ouverture tellement éloignée de celle de ses adversaires qu’ils en déduiront à coup sûr qu’il n’y a là aucune envie réelle de négocier ?

    En cultivant l’imprécision depuis sa nomination, Sébastien Lecornu ne s’est pas en outre donné les meilleures cartes pour affronter la fronde sociale et les débats parlementaires : son capital de confiance est au plus bas, ses propos sur « la rupture sur le fond » lui seront toujours rappelés, et sa fidélité à Emmanuel Macron le desservira s’il délaisse les propositions venues de la gauche et des syndicats.  Certes, l’histoire n’est jamais écrite et le pire, jamais sûr. Mais on voit mal comment Sébastien Lecornu, accusé par le PS de « fermer les portes en faisant semblant de les ouvrir », pourrait faire adopter son projet de budget. Sauf à jouer vraiment le jeu du compromis et qu’il accepte de réviser ses préférences en intégrant dans une formule d’accord politique une part des préférences de ses opposants. Il n’y a aucun signe tangible qu’on en prenne le chemin.

    Des bonnes raisons de ne pas nouer de compromis…

    « Ce qui me frappe » – c’est le journaliste politique Alain Duhamel qui s’exprime ainsi, interrogé par le journal Le Monde le 7 septembre 2025 (lire ici) – « c’est l’irresponsabilité des politiques. Ceux des oppositions, qui ne semblent pas prendre la mesure de la gravité de la situation économique, financière et budgétaire. Ceux du centre – ou plutôt des centres, tellement cet espace est composite – qui se comportent comme des amateurs désinvoltes, en faisant du mauvais Marivaux alors qu’on est en pleine tragédie. Et puis il y a les Français, qui savent que la situation est difficile mais refusent d’en tirer les conséquences. Comme si la France était une île. Comme si elle pouvait éternellement échapper aux décisions, parfois désagréables mais souvent salvatrices qui ont été appliquées dans d’autres pays, comme l’Espagne, le Portugal, l’Italie ou la Suède. »

     Ce jugement d’un journaliste, avisé et expérimenté, semble fondé à première vue ; ce qu’il reproche aux responsables politiques (jugés irresponsables) et à nous tous (jugés inconséquents) n’est pas sans vérité. Mais son analyse est incomplète ; et du fait de cette incomplétude, elle ne permet pas de comprendre les raisons de la crise politique actuelle en France.

    Notre maison brûle, et nous regardons ailleurs, inconscients ou désinvoltes. Tel est le reproche, et François Bayrou l’a martelé ce lundi après-midi à l’Assemblée. Est-ce vraiment le cas ? Non. Pourquoi ? Parce que les responsables politiques (et nous-mêmes, « les Français ») ont de bonnes raisons à ne pas penser et agir comme Alain Duhamel (et d’autres) voudrait qu’ils le fassent (ou que nous le fassions). Ce sont des raisons que nous déduisons de notre expérience, de notre capacité d’analyse, des discussions avec des collègues et des voisins, etc., et qui nous font agir (ou qui font agir les responsables politiques) comme Duhamel le déplore.

    Le sociologue Raymond Boudon les a nommées bonnes raisons (pour les différencier des « raisons » de la théorie du choix rationnel, objectivement fondées et déployées pour déterminer le meilleur choix possible) car elles paraissent, aux yeux des individus et au moment où ils doivent prendre des décisions, des « raisons fortes » pour juger approprié l’objectif poursuivi, ou pour utiliser le moyen jugé le plus adéquat pour l’atteindre.

    Quelles sont ces bonnes raisons ? Parmi celles-ci :

    Ils (les dirigeants du Parti Socialiste, les Écologistes, etc.) ne pensent pas être responsables de l’accroissement exponentiel de la dette depuis 2017. François Hollande l’a rappelé le 17 juillet (lire ici) : « François Bayrou ne vient pas solder un compte qui remonterait à 1981, mais les fautes de gestion de la présidence Macron. Nous ne sommes pas là pour faire des comparaisons blessantes, mais si je m’en tiens à la période du gouvernement de Lionel Jospin et à celle de mon quinquennat, les déficits avaient été substantiellement réduits.».

    Ils (ces mêmes dirigeants de gauche) ont reproché à Emmanuel Macron, depuis 2017, d’user du « quoi qu’il en coûte » de façon outrancière. Pierre Moscovici, Président de la Cour des Comptes (mais aussi ex-ministre PS de l’économie) l’avait indiqué le 18 septembre 2024 (lire ici) : « La France doit impérativement réduire son déficit public et replacer la dette sur une trajectoire descendante ». Le 18 janvier 2023, Pierre Moscovici, lors de ses vœux à la presse, indiquait une méthode, qui n’a pas été suivie par les différents Premiers ministres (Elizabeth Borne, Gabriel Attal et Michel Barnier) : « Il ne faut pas faire ce que l’on a fait dans le passé. Cette fois, il s’agit d’établir un calendrier, un périmètre et une méthode, pour regarder politique publique par politique publique et établir des objectifs explicites en matière de dépenses ». L’article du journal Les Échos qui rapportait ses propos avait pour titre : « La Cour des comptes s’inquiète d’un “quoi qu’il en coûte” qui perdure » (lire ici)…

    Ils (toujours eux, l’opposition de gauche) estiment, chiffres à l’appui, que la cause du déficit  public réside, d’une part, dans les « cadeaux aux entreprises » et, d’autre part, dans les exonérations fiscales accordées aux hauts revenus. Difficile pour eux, dès lors, de croire dans la légende d’un déficit public qui augmenterait de lui-même, sans qu’un « dépenseur public » n’en soit à l’origine, et qui serait le fruit d’un contrat tacite entre le peuple et ses dirigeants de vivre au-dessus de nos moyens.

    Ils (la plupart des députés du parti présidentiel, Renaissance) sont certes des « amateurs » (au sens  de « non-professionnels de la politique ») mais ils sont excédés eux-mêmes par l’amateurisme de Bayrou et de son cabinet ; lire ici). Gilles Le Gendre, l’ancien président du groupe des députés LREM durant le premier mandat d’Emmanuel Macron (et depuis lors l’un de ses opposants) a résumé tout haut ce que ses anciens collègues pensent tout bas (lire ici) : « L’irresponsabilité institutionnelle du président de la République le protège, mais sa responsabilité politique dans la crise financière et politique actuelle l’expose chaque jour davantage. Combien de temps la première l’emportera sur la seconde ? La situation semble ne tenir qu’à un fil ».

    Reste « les Français » – catégorie générique improprement employée par les responsables politiques puisque nous sommes tous différents (par notre statut professionnel, nos revenus, notre patrimoine, nos opinions, notre manière de danser le tango ou de chanter sous la douche). Il est donc difficile d’attribuer aux Français un même comportement collectif face à la dette. Mais il est par contre possible de se mettre à leur place et d’imaginer leur raisonnement…  Sont-ils persuadés, comme le pense Alain Duhamel, qu’ils vivent « sur une île » ? Le trait est mesquin : nos amis Anglais vivent, eux, sur une île, et aucun d’eux ne feraient de lien logique – car il n’y en a aucun ! – entre l’économie mondiale et l’insularité de leur pays… Plus sérieusement : la majorité des citoyens français savent que des « décisions, parfois désagréables mais souvent salvatrices » sont en effet à prendre pour que notre dette devienne supportable. Sauf qu’ils ont l’impression, surtout les ménages à bas revenus ou vivant en zones rurales, que de telles décisions, depuis des décennies, ont déjà été prises et qu’elles ont affectées leur qualité de vie. Ils ont vu les services publics fermer les uns après les autres, ou se tarir des emplois publics aidés, qui fournissaient un travail aux personnes démunies et une aide réelle à ceux qui en avaient besoin. Ils ont vu les lits dans les couloirs de l’hôpital public, les queues aux guichets et aux urgences, les banderoles dans les villages pour réclamer un médecin de plus. Etc.

    Le problème n’est pas que les Français  veulent se soustraire « aux décisions désagréables » ; mais de quelles décisions désagréables s’agit-il ? Pascal Demurger, dans un entretien le 7 septembre au journal Le Monde (« Il en va de la responsabilité et de l‘intérêt des entreprises de contribuer à l’effort de redressement » ; lire ici) indique, comme une évidence – car c’en est une ! – qu’« un trop grand sentiment d’injustice sociale rendra vaine toute tentative de redressement. Aucun budget ne sera voté si une majorité de nos concitoyens pense que l’effort pèse fortement sur les ménages, notamment les plus modestes. »

    Les « Français » – nous, vous, moi – ne sont pas (tous) des énarques ou des polytechniciens. Mais ils savent lire, analyser et se documenter. 210 milliards, indique Pascal Demurger dans ce même entretien, ont été distribués aux entreprises depuis 2017 et, dit-il, sans que l’on puisse vérifier ce chiffre ni mesurer les effets réels de cette manne versée aux entreprises. Demurger  conclut : « Il n’est pas interdit de chercher à être plus rigoureux. » Cet argument du directeur général de la MAIF est aussi celui d’une majorité de Français.  

    La communication anxiogène de François Bayrou, à revers de son objectif de « pédagogie de la dette », a renforcé le sentiment d’injustice sociale. À écouter Pascal Demurger – et il est convainquant ! –, on imagine qu’un discours objectivé et des mesures équilibrées de réduction budgétaire auraient un tout autre effet politique. Par exemple, cite-il : « Rationaliser [les aides aux entreprises] et les calibrer en fonction de leurs impacts sociaux et écologiques pour en augmenter l’efficacité ». « Différencier les taux de l’impôt sur les sociétés selon que les bénéfices sont reversés aux actionnaires ou réinvestis dans l’entreprise ». « Différer la suppression programmée de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises ».

    Ce n’est donc pas en s’agitant sur sa chaise comme un cabri et en disant compromis !, compromis !, compromis ! (pour singer De Gaulle parlant de l’Europe en décembre 1965 ; voir ici, 11ème minute) que de tels accords fondés sur des concessions réciproques verront en France le jour. Si l’on est persuadé, comme François Bayrou l’a déclaré ce lundi 8 septembre 2025 à l’Assemblée nationale, que les compromis ne peuvent être noués que s’ils « respectent l’essentiel », que l’on définit soi-même cet « essentiel » (en le faisant coïncider avec ses seuls intérêts et ses seules lignes rouges), et en refusant que d’autres en aient une définition différente, alors ces autres, en face, auront toujours de bonnes raisons pour décliner l’invitation à compromettre (c’est-à-dire, dans ce cas : à se soumettre).