Préparer le dialogue social de demain ? Les fictions du Cahier n° 5 de l’IPSI…

Il faut lire, sans tarder (et le faire lire à d’autres…), le numéro 5 des Cahiers de l’IPSI, « Spécial Prospective ». Le sous-titre est : « Écouter les signaux faibles. Imaginer l’avenir. Initier la réflexion pour construire un futur désirable » (lire ici).

L’IPSI, c’est l’Institution Paritaire pour le Progrès Social dans l’Industrie, une sorte de think tank / do tank partenaire de la Chaire Mutations Anticipations et Innovations de l’IAE de Paris. Il est composé de représentants des salariés et d’employeurs issus de l’Industrie, d’experts et d’universitaires.

Ce travail de prospective part d’une hypothèse, à forte validité : le dialogue social, tel que nous le connaissons aujourd’hui, semble inadapté pour accompagner les profondes mutations en cours du travail et des organisations productives.

Nos collègues de l’IPSI ont donc imaginé, via l’écriture de trois fictions – « L’entreprise dissoute dans l’algorithme » ; « L’entreprise au service d’un renouveau démocratique » ; « L’entreprise, espace de contrôle social » – « mettre en lumière des futurs possibles », désirables et non-désirables, construits « sur la base de signaux faibles et de tendances émergentes », pour, indique l’éditorial signé d’Emmanuelle Chapelier, déléguée générale de l’IPSI, « se donner les moyens d’agir sur le futur. »

Le résultat est à la hauteur de l’enjeu. En imaginant le pire, dirait Jean-Pierre Dupuy, promoteur, à la fin des années 2000, d’une féconde démarche de catastrophisme éclairé (lire ici), on peut s’en prémunir. Mais pas seulement : écrire ces scénarios du futur, y placer Léo, un solo augmenté, travaillant pourTalentFlow, une méga plateforme algorithmique, ou Nadia, participante du Cercle élargi, une assemblée délibérative d’entreprise, ou Dupin, syndicaliste clandestin, qui tente de « survivre humainement dans un cadre déshumanisé », faire réagir les membres de l’IPSI, donner la parole aux chercheurs de l’IAE, etc., c’est aussi choisir ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas, c’est définir des limites à la technologisation de nos vies personnelles et de travail, c’est anticiper des conséquences fâcheuses , c’est prendre en mains nos destinées individuelles et collectives.

La conclusion, de Florent Noël, professeur à l’IAE de Paris, est précieuse. J’en tire trois leçons. D’abord, l’heuristique de cette démarche de design fiction ; elle nous autorise à sortir de nos habitudes et schémas de pensée. Derrière l’aspect ludique et l’invention romanesque que permet cette approche, se profilent des scénarios alarmants, simple projection, pourtant, d’éléments du présent – les signaux faibles, dit-on, et qui doivent nous servir de signaux d’alarmes.

Puis, à l’heure où sont récompensés des ouvrages de pure déploration, où le dialogue social est défiguré en « dispositif managérial de domination », « sous contrôle étatique et patronal » et que la négociation collective ne serait  qu’ « un instrument d’adaptation des règles aux stratégies de compétitivité des entreprises » (phrases extraites de l’opus Le Dialogue social sous contrôle, qui vient d’obtenir, contre toute attente, le Prix Le Monde Penser le travail 2025…), il est rassurant de constater, comme l’écrit Florent Noël, que « tous les membres du groupe ont partagé les mêmes constats alarmants ». Ce numéro 5 des Cahiers de l’IPSI nous rappelle ainsi que le monde social, ce n’est pas les petits gentils face aux gros méchants, les pauvres salariés soumis aux riches entrepreneurs, pas plus qu’il n’abrite de bons gaulois réfractaires et de mauvais légionnaires romains. Le monde social à venir, ce sont des menaces qui « ne semblent tourner à l’avantage de personne et ne permettent pas de désigner clairement des responsabilités ». Les mutations décrites dans ce cahier n° 5 « sont clairement un problème pour tous les acteurs de l’entreprise ». C’est là, note Florent Noël, que pointe une lueur d’espoir : « Face à ces enjeux, le dialogue social ne consistera pas à faire passer son projet ou à pousser ses revendications en négociant des contreparties acceptables. Il s’agit au contraire de faire face ensemble à ces problèmes communs pour construire un avenir désirable ou à tout le moins limiter les dégâts. »

D’où une troisième leçon que m’inspire la lecture de ce cahier n° 5 : repenser, impérieusement, notre manière de penser l’entreprise et le dialogue social. À ne dépeindre les lieux de production de biens et de services – les entreprises, les hôpitaux, les collectivités locales, etc. – que comme des espaces binaires, ou d’oppression ou de résistance, à ne penser le dialogue social que comme un jeu de forces antagoniques, où le gain de l’un est nécessairement la perte d’un autre, on se prive d’une analyse lucide des rapports et des situations de travail. Comme le note Marcel Grignard, dans un des commentaires d’une des trois fictions de l’IPSI, « la performance de l’entreprise, demain, ne peut pas reposer sur autre chose que sur l’implication et la coopération. » C’est donc à propos de ces deux activités – s’impliquer, s’engager, et coopérer, mutualiser – que la réflexion sur le futur  monde social du travail doit s’organiser. Et les sujets ne manquent pas : qu’est-ce que s’engager, et à quel niveau, sur quels projets, etc., quand on est salarié d’une multinationale et que tout semble se décider à Singapour ou Sydney ? Pourquoi coopérer avec autrui si je n’en vois pas de résultat, sur ma fiche de paie et par une meilleure reconnaissance par le management de mes compétences ? Comment réguler les désaccords au sein d’un collectif de travail ? Comment animer un espace de discussion sur le travail ? Comment former les managers à un dialogue social décentralisé et innovant ? Etc. Ce n’est qu’un début, le débat continue…

Pour lire les Cahiers de l’IPSI :

  • Cahier n° 1, 2021 : « Pas de transformation sans évolution des compétences et des organisations » (lire ici)
  • Cahier n° 2, 2022 : Dialogue(s) social : « Se saisir du travail et oser la proximité » (lire ici)
  • Cahier n° 3, 2023 : « Relation au travail / Relations de travail » (lire ici)
  • Cahier n° 4, 2024 : « Le pari de l’autonomie » (lire ici)
  • Cahier n° 5, 2025 : «Spécial prospective» (lire ici)

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