(Je reproduis ci-dessous, avec grand plaisir, l’intervention de Me Pierre Lafont, bâtonnier de l’ordre des avocats de Montpellier, à l’occasion de la Rentrée économique du barreau de Montpellier, le 13 novembre dernier. Présent à ses côtés à la tribune, j’ai publié dans un billet précédent ma propre intervention – lire ici. Pierre Lafont y développe ici des idées qui me sont chères. Je le remercie de m’autoriser à publier son propos et, par là, en ces temps troublés, de rappeler quelques vérités sur la fabrique du droit et le rôle irremplaçable de la norme négociée dans le vivre-ensemble en société).

« Je voudrais vous convaincre – si besoin était ! – que la négociation emporte avec elle une idée du droit et une idée de la liberté, ou plutôt, devrais-je écrire, une idée du droit qui elle-même présuppose une idée de la liberté.
Mon propos m’appesantira sur le contrat. Je n’en ai pas simplement une connaissance universitaire (celle que je dois à l’éblouissant enseignement du professeur Jean-Marc Mousseron sur ce qu’il appelait la « technique contractuelle »[1]) ; j’en suis aussi quotidiennement un artisan pratique dans mon exercice professionnel.
Partons de cette idée simple : le contrat est la loi des parties. Je la crois profondément vraie.
Si parfois je peux douter de la qualité rédactionnelle de la plume législative, j’ai l’intime conviction que le Code civil ne saurait mieux s’exprimer que lorsqu’il énonce (art. 1103) : « Les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits. »
Certes le législateur ne manque pas de procurer au juge le pouvoir de modifier le contrat et donc de modifier l’équilibre auquel était parvenu la négociation.
Nombreux sont les exemples. Pour n’en donner que quelques-uns, chacun sait que le juge peut déclarer non écrites les clauses abusives ou contraires à l’ordre public, qu’il peut aussi modérer les clauses pénales. Et bien sûr, la loi ne respecte que les conventions « légalement formées » ce qui permet de faire prévaloir, le cas échéant, l’intérêt général sur l’intérêt particulier.
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Mais l’essentiel est en ceci : le contrat est un processus de création de normes, qui, au moins pour les parties qui les ont adoptées, n’ont pas une portée moindre que beaucoup de normes légales. Il est donc possible pour des individus de s’accorder – pour créer entre eux, à l’issue d’une libre négociation, de la norme juridique.
Certes le contrat n’est la loi des parties que parce que la loi (celle du législateur) le veut. Mais la loi respecte la liberté contractuelle ; elle respecte la norme que se sont donné les parties.
Pourquoi ? parce que cette loi des parties procède elle-même du droit fondamental de l’homme à se gouverner par sa volonté[2] : c’est ainsi que le Conseil constitutionnel fonde sur le principe de liberté individuelle, énoncé à l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789[3], l’obligation pour le législateur de respecter « l’économie des conventions et contrats légalement conclus »[4].
La loi de l’État doit donc en principe respecter le contrat, autant qu’elle doit respecter les droits de l’homme.
Le contrat étant d’abord un accord de volontés, comme le proclame l’article 1101 du Code civil, et cet accord étant lui-même créateur d’une ou plusieurs normes juridiques, il n’est pas abusif de dire que, par le contrat, donc par la négociation, les parties ont construit leur loi.
Qu’une norme soit le fruit d’une libre négociation entre les parties, cela nous permet de constater qu’il existe deux conceptions du droit : le droit comme contrainte, le droit comme outil de construction de la liberté.
En ce sens, le droit ne peut pas être compris comme l’encadrement abstraitement normatif des pratiques sociales, mais au contraire comme l’accomplissement de la liberté dans ces pratiques.
C’est cette conception du droit qu’emporte la notion de négociation. Elle emporte aussi une certaine idée de la liberté.
La négociation, c’est le contraire de la violence. Mais ce n’est le contraire de la violence que si la négociation est libre.
En effet, la liberté ne se contraint pas dans la norme juridique, qu’elle soit contractuelle, légale, constitutionnelle ou supra nationale, la liberté ne se contraint pas dans l’État de Droit ; la liberté est contrainte dans l’état de non droit.
L’essence du droit, contrairement à ce qu’il serait usuel de penser, ce n’est pas la contrainte. L’affaire du droit c’est la réalisation et non la restriction de la liberté, c’est la réaction libre contre la vraie contrainte, celle de la violence.
Mais quelle est cette liberté qui entre en jeu dans la négociation ?
Deux individus négocient, ils ont certains projets en commun, mais ils ont également chacun un projet en tête et le projet de l’un n’est pas nécessairement le projet de l’autre. Ils ne sont pas uniquement agis par l’articulation juridique, mais également par des ressorts historiques, anthropologiques, psychologiques.
Chacun peut utiliser d’autres vocables : utilitarisme, cynisme, narcissisme, ego, chacun les a tous rencontrés dans les négociations qu’il a pu conduire. Et pourtant certaines de ces négociations ont abouti. Pourquoi les négociations peuvent-elles aboutir à concilier des projets différents, parfois contradictoires ?
Parce que dans la négociation, nos deux individus confrontent leur liberté avec une nécessité. En fait une double nécessité.
La première, c’est celle de parvenir à conclure, ce qui suppose de réussir à placer la négociation, dès son début, dans l’axe d’un objectif commun, d’un projet – même s’il est minimal – qui soit un projet partagé : traiter une vente, donner naissance à une société, etc. Donc d’emblée il faut vérifier que le projet de l’un et celui de l’autre peuvent s’hybrider en un projet commun.
La seconde c’est de « faire avec » : avec les ressorts historiques anthropologiques, psychologiques de l’individu avec qui l’on négocie. La négociation, est l’expression positive de la liberté de chacun, c’est ce qui nous fait nous acheminer vers un moi qui est aussi un nous. Chacun l’a ressenti dans ces moments de la négociation où il s’est astreint à se dire un instant : « je me mets à la place de l’individu que j’ai en face, pour le comprendre. ».
La première nécessité c’est donc la finalité, la seconde c’est l’altérité. Ces deux dimensions forment un espace. Dans cet espace va s’inscrire la négociation.
Cet espace, nous pouvons aussi l’appeler réalité, et l’on s’aperçoit alors que seule la nécessité a permis à la négociation d’aboutir, que les projets de l’un, les projets de l’autre, tous étaient magnifiques et enthousiasmants mais que seule la réalité l’a emporté. L’on s’aperçoit que ce que nous dit l’effectivité de la négociation, c’est que la réalité, la confrontation avec la réalité, est plus riche que tous les possibles.
Il faut se convaincre de cette richesse alors même que les mots du contrat sont nécessairement frustres par rapport aux idées, d’autant plus frustres d’ailleurs qu’ils sont abondants ; il faut s’en convaincre alors même que le compromis ne sera, on le sait, que temporaire, mais qu’il vaut mieux du temporaire équilibré qu’un prétendu durable que l’un aurait imposé à l’autre.
Oui la réalité est toujours plus riche que les possibles. « La réalisation apporte avec elle un imprévisible rien qui change tout » écrivait Bergson.[5]
D’abord parce qu’elle, la réalité, existe. Elle est plus riche aussi parce qu’il n’y a pas de liberté effective qui consisterait à ne faire que ce que l’on veut, il y a une liberté positive qui réussit à arbitrer avec la finalité et l’altérité, il y a une liberté qui surmonte l’affrontement avec la négativité avec la contradiction avec le risque de l’échec. C’est ce que Hegel appelait : « le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif. ».
Le travail du négatif, c’est ce qui s’opère dans la négociation. D’un côté la liberté idéale qui n’existe pas, de l’autre, la liberté effective qui nous fait vivants.
La négociation emporte donc une certaine idée de la liberté. La négociation – mais, je le crois, plus généralement le droit – est le règne de la liberté effective.
Donc dire que le contrat est la loi des parties, c’est énoncer que les parties ont négocié pour parvenir à une solution de droit, alliant leurs intérêts sans nier leurs contradictions et qu’ils ont ensemble passé un pacte qui est celui de tourner le dos à la violence.
On voit ici que le droit ne se réduit pas à un corpus de normes. Le droit est aussi une pratique, et cette pratique de la négociation, c’est aussi du droit.
Énoncer que le contrat est la loi des parties c’est dire que les parties « ont fait du droit » c’est dire que deux individus ont construit ensemble une norme adaptée à leur pratique. La négociation fait ainsi du droit un outil d’action sociale.
Voilà la conviction que je voulais vous faire partager : la négociation est une fabrication du droit, une fabrication libre qui rend la liberté de chacun effective et qui démontre que le droit est un outil d’action sociale contre la violence. C’est cela qui rend effective l’humanité dans les rapports sociaux.
[1] MOUSSERON Jean-Marc, Technique Contractuelle, Francis Lefebvre, 5ème éd. 2017
[2] Laurent AYNES (Cahiers du Conseil constitutionnel n° 17 (Dossier : Loi et contrat) – mars 2005
[3] Article 4 : La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.
[4] Cons. const., 10 juin 1998, décis. 98-401 DC, JO 14 juin 1998, p. 9033, RTD. civ. 1998, 796, obs. N. Molfessis
[5] BERGSON Henri, Le possible et le réel, PUF éd. 2015, p.1