Chimérique : « Qui ne correspond à aucune réalité, n’a aucune chance de se réaliser, utopique. » Le compromis auquel François Bayrou a fait référence à la fin de son discours ce lundi 8 septembre devant l’Assemblée nationale est un compromis chimérique : il n’existe pas ; il n’avait donc aucune chance de se nouer. Certes, plusieurs voix, ces deniers jours, dont celle de la ministre des Comptes publics, Amélie de Monchalin, en ont parlé : « Ceux qui auront le courage du compromis seront gagnants en 2027. ( …) Si nous ne sommes pas capables de trouver des compromis, de nous mettre d’accord sur l’essentiel, les Français nous sanctionneront, crise après crise. C’est un cercle vicieux qu’il nous faut rompre. » (Amélie de Monchalin, 1er septembre ; lire ici). D’autres jugeaient la chose impossible, et ils ont eu raison : « Budget, un compromis impossible ! » (France Inter, le 1er septembre ; lire ici). « L’art manqué du compromis : les quatre erreurs de François Bayrou » (Les Échos, 6 septembre ; lire ici). D’autres encore pensent que ces compromis sont devant nous : « Budget : des compromis inévitables avec le PS si le gouvernement tombe, juge Eric Lombard » (Libération, 3 septembre ; lire ici).
Ces appels incantatoires au « compromis » donnent à ce dernier la figure de l’Arlésienne – on l’attend, on l’espère, mais jamais elle ne vient… La phrase conclusive de François Bayrou ce lundi à l’Assemblée (« Je crois aux compromis quand ils respectent l’essentiel ») illustre, au-delà de sa personne, une mécompréhension des ressorts de ce mécanisme de mise en accord par nos élites. Esquissons ici une analyse plus réaliste.
Qu’est-ce qu’un compromis ? La mise en compatibilité d’options rivales. Comment y parvient-on ? Par un jeu de concessions réciproques et de désistements de prétentions. Pourquoi noue-t-on un compromis ? Parce que l’autre détient l’accès à des droits, des biens ou des possibilités d’actions que l’on souhaite détenir ou engager, et que d’autres options d’action semblent périlleuses, impossibles ou déjà testées. Y a-t-il des conditions permissives au nouage d’un compromis ? Oui. Lesquelles ? Les parties ont compris, qu’après avoir tenté vainement d’imposer leur volonté, elles obtiendront une part significative de leur prétentions en renonçant à certaines ; elles pensent qu’aucune alternative sérieuse ne leur permet désormais d’éviter ces concessions, et qu’elles risquent fort, en l’absence d’un compromis pragmatique, de n’engranger aucun gain, voire d’assumer des pertes.
Dans la France de ce début septembre, aucune de ces conditions permissives n’étaient réunies pour qu’un compromis se noue entre le chef du gouvernement et les partis de « l’arc républicain » ; et nulle partie n’avait le sentiment d’être (pour reprendre l’expression de William Zartman, ce politiste états-unien, récemment décédé) dans a mutually hurting stalemate – une « impasse jugée douloureuse pour les deux parties », qui les aurait poussé à envisager la possibilité de compromettre.
S’est ajouté un autre effet, plus psychologique, relatif au sentiment qu’ont eu les députés de l’opposition de gauche, Parti socialiste en tête, de ne pas avoir été « payés de retour », après leur décision, début 2025, de ne pas censurer le gouvernement de François Bayrou. Même ressentiment de ce dernier envers les parlementaires et les chefs de partis (« Des formations politiques qui non seulement ne sont d’accord sur rien, mais bien pire que cela, sont en guerre civile ouverte les unes avec les autres »), ce qui l’a conduit à élaborer, seul, un projet de budget (et résumer celui-ci par un seul chiffre, anxiogène, de 44 milliards d’économies), et à miser, contre ces mêmes parlementaires, sur un improbable sursaut de l’opinion publique (comme si les électeurs allaient, individuellement, au retour d’une journée de travail, téléphoner à leur député pour qu’il adopte un budget prévoyant pour eux deux jours de travail gratuit…).
L’histoire, disait Karl Marx, quand elle se répète, se présente souvent comme une farce. Sauf qu’il s’agit ces jours-ci d’une mauvaise farce : aucune leçon n’a visiblement été tirée des épisodes précédents (la chute du gouvernement Barnier, par exemple) ; on a commencé de parler de compromis à huit jours de l’échéance, comme si compromettre était un choix de dernier recours, faute de mieux ; et ceux – les parlementaires – avec lesquels ce compromis pouvait être noué ont été moqués (« Ils étaient en vacances ! »), snobés (Bayrou ne s’adressant qu’ « aux Français », tout en leur reprochant d’êtres responsables de la dette : « La dette, c’est vous ! »), délégitimés (« Mais tout ça est dingue ! ») et ignorés (invités à Matignon à la dernière minute).
Les chefs des partis d’opposition, de leur côté, disposaient d’une alternative. Pour le RN et LFI : provoquer une crise politique, et parvenir au pouvoir en misant sur l’exaspération des citoyens. Pour la gauche de gouvernement : refuser la confiance, proposer au président de la République de nommer une personnalité de gauche, et faire voter ensuite un nouveau budget en modifiant les termes de son équation. Ils n’avaient donc aucun intérêt à transiger avec M. Bayrou : ce dernier n’a d’ailleurs jamais évoqué la possibilité d’un gouvernement de coalition (et s’est même gaussé d’Olivier Faure, lui reprochant de vouloir « prendre sa place à Matignon »…).
Le président de la République pensait lui aussi détenir des solutions alternatives à un franc compromis avec les forces de gauche : une nouvelle dissolution, ou la nomination d’un Premier ministre au profil technique (ou, au contraire, plus politique – au sens de professionnel de la politique), ou l’attente de jours meilleurs, pour ne pas devoir faire à l’automne 2025 ce qu’Olivier Faure lui demandait déjà de faire à l’été 2024… Sans parler de l’occasion qui s’offrait à Emmanuel Macron de se débarrasser de Bayrou, dont l’impopularité, plutôt que le protéger, l’entraîne vers le fond.
Tous les joueurs détenant ce que les théoriciens états-uniens nomment (à la suite de Roger Fisher et William Ury qui ont proposé l’acronyme en 1981) une BATNA, a best alternative to a non-agreement, et tous animés par le ressentiment et l’esprit de vengeance, personne ne pouvait accepter de compromettre.
Quelles premières leçons tirer de ce rocambolesque épisode– pour l’avenir, afin d’éviter que les mêmes erreurs se reproduisent ?
D’abord qu’un compromis politique impliquant un gouvernement et des chefs de parti rivaux se pense dès la formation de ce dernier. Qu’il se construit à travers d’autres compromis, ponctuels et de moindre enjeu, qui le précèdent ou l’accompagnent, de manière à ce que chacun, au fil du temps, apprenne à compromettre et, surtout, équilibre ses gains et ses renoncements, condition nécessaire pour que ses partenaires acceptent d’équilibrer les leurs.
Que la démarche de nouage d’un compromis est rationnelle, qu’elle doit se penser comme un exercice conjoint de résolution de problèmes – et non se limiter à un marchandage de bazar. Qu’un minimum de confiance et de bonne foi sont requises (et que preuves en soient périodiquement données).
Qu’un compromis portant sur le budget d’un État comme le nôtre, socialement généreux mais empêtré dans sa bureaucratie, oblige les parties acceptant de l’élaborer en commun, de procéder, à un état des lieux budgétaires et de porter un diagnostic lucide sur ce qui est possible, impossible, prioritaire, réalisable à moyen terme, etc. ; cela suppose que ces chefs de parti soient, en temps réel, informés par les administrations centrales de la situation budgétaire.
Qu’un compromis à propos d’un budget d’État, pour qu’il soit économiquement valide, politiquement acceptable et socialement équitable, doit être débattu devant les citoyens, et ces derniers invités, dans des instances ad hoc, à échanger avec les parlementaires et les représentants de l’État, en présence d’experts et d’universitaires ; cela suppose qu’un débat contradictoire et argumenté leur soit proposé, chiffres à l’appui et évaluation des conséquences de chacun des scénarios envisagés. Ce débat public décentralisé peut être l’occasion, pour les responsables politiques, de regagner la confiance des citoyens et initier une autre manière de gouverner : en écoutant d’abord, puis en laissant les citoyens délibérer, enfin en décidant sans imposer. Notons que la manière dont François Bayrou s’est comportée avec les chiffres (en énonçant aujourd’hui un montant fantaisiste de la dette – 3415 milliards, au lieu des 3345 corroborés par l’Insee…) est la pire des façons de parler du budget de l’État ; la chose est trop sérieuse pour être laissée en de seules mains politiciennes…
Qu’un compromis, en tant que technique de mise en compatibilité d’options concurrentes, c’est d’abord une méthode et, comme toute méthode, suppose des règles, des outils et des principes. Qu’ils n’aient guère été respectés ces dernières semaines ne nous condamne pas à refaire éternellement les mêmes erreurs.
Compromis était hier un mot peu usité dans le vocabulaire politique français ; il est aujourd’hui employé (presque) au quotidien – même s’il ne se traduit pas encore par des compromis avérés et que ceux qui en parlent ne savent guère les nouer… Mais peut-être the times they are a-changin’ et que les prochains mois verront des chefs de parti capables de négocier des contrats de coalition temporaire, sur des sujets précis. Cela ne sera cependant possible que si le (beau) mot de compromis ne sert plus (seulement) à reprocher aux autres leur incapacité à s’y résoudre…