Des bonnes raisons de ne pas nouer de compromis…

« Ce qui me frappe » – c’est le journaliste politique Alain Duhamel qui s’exprime ainsi, interrogé par le journal Le Monde le 7 septembre 2025 (lire ici) – « c’est l’irresponsabilité des politiques. Ceux des oppositions, qui ne semblent pas prendre la mesure de la gravité de la situation économique, financière et budgétaire. Ceux du centre – ou plutôt des centres, tellement cet espace est composite – qui se comportent comme des amateurs désinvoltes, en faisant du mauvais Marivaux alors qu’on est en pleine tragédie. Et puis il y a les Français, qui savent que la situation est difficile mais refusent d’en tirer les conséquences. Comme si la France était une île. Comme si elle pouvait éternellement échapper aux décisions, parfois désagréables mais souvent salvatrices qui ont été appliquées dans d’autres pays, comme l’Espagne, le Portugal, l’Italie ou la Suède. »

 Ce jugement d’un journaliste, avisé et expérimenté, semble fondé à première vue ; ce qu’il reproche aux responsables politiques (jugés irresponsables) et à nous tous (jugés inconséquents) n’est pas sans vérité. Mais son analyse est incomplète ; et du fait de cette incomplétude, elle ne permet pas de comprendre les raisons de la crise politique actuelle en France.

Notre maison brûle, et nous regardons ailleurs, inconscients ou désinvoltes. Tel est le reproche, et François Bayrou l’a martelé ce lundi après-midi à l’Assemblée. Est-ce vraiment le cas ? Non. Pourquoi ? Parce que les responsables politiques (et nous-mêmes, « les Français ») ont de bonnes raisons à ne pas penser et agir comme Alain Duhamel (et d’autres) voudrait qu’ils le fassent (ou que nous le fassions). Ce sont des raisons que nous déduisons de notre expérience, de notre capacité d’analyse, des discussions avec des collègues et des voisins, etc., et qui nous font agir (ou qui font agir les responsables politiques) comme Duhamel le déplore.

Le sociologue Raymond Boudon les a nommées bonnes raisons (pour les différencier des « raisons » de la théorie du choix rationnel, objectivement fondées et déployées pour déterminer le meilleur choix possible) car elles paraissent, aux yeux des individus et au moment où ils doivent prendre des décisions, des « raisons fortes » pour juger approprié l’objectif poursuivi, ou pour utiliser le moyen jugé le plus adéquat pour l’atteindre.

Quelles sont ces bonnes raisons ? Parmi celles-ci :

Ils (les dirigeants du Parti Socialiste, les Écologistes, etc.) ne pensent pas être responsables de l’accroissement exponentiel de la dette depuis 2017. François Hollande l’a rappelé le 17 juillet (lire ici) : « François Bayrou ne vient pas solder un compte qui remonterait à 1981, mais les fautes de gestion de la présidence Macron. Nous ne sommes pas là pour faire des comparaisons blessantes, mais si je m’en tiens à la période du gouvernement de Lionel Jospin et à celle de mon quinquennat, les déficits avaient été substantiellement réduits.».

Ils (ces mêmes dirigeants de gauche) ont reproché à Emmanuel Macron, depuis 2017, d’user du « quoi qu’il en coûte » de façon outrancière. Pierre Moscovici, Président de la Cour des Comptes (mais aussi ex-ministre PS de l’économie) l’avait indiqué le 18 septembre 2024 (lire ici) : « La France doit impérativement réduire son déficit public et replacer la dette sur une trajectoire descendante ». Le 18 janvier 2023, Pierre Moscovici, lors de ses vœux à la presse, indiquait une méthode, qui n’a pas été suivie par les différents Premiers ministres (Elizabeth Borne, Gabriel Attal et Michel Barnier) : « Il ne faut pas faire ce que l’on a fait dans le passé. Cette fois, il s’agit d’établir un calendrier, un périmètre et une méthode, pour regarder politique publique par politique publique et établir des objectifs explicites en matière de dépenses ». L’article du journal Les Échos qui rapportait ses propos avait pour titre : « La Cour des comptes s’inquiète d’un “quoi qu’il en coûte” qui perdure » (lire ici)…

Ils (toujours eux, l’opposition de gauche) estiment, chiffres à l’appui, que la cause du déficit  public réside, d’une part, dans les « cadeaux aux entreprises » et, d’autre part, dans les exonérations fiscales accordées aux hauts revenus. Difficile pour eux, dès lors, de croire dans la légende d’un déficit public qui augmenterait de lui-même, sans qu’un « dépenseur public » n’en soit à l’origine, et qui serait le fruit d’un contrat tacite entre le peuple et ses dirigeants de vivre au-dessus de nos moyens.

Ils (la plupart des députés du parti présidentiel, Renaissance) sont certes des « amateurs » (au sens  de « non-professionnels de la politique ») mais ils sont excédés eux-mêmes par l’amateurisme de Bayrou et de son cabinet ; lire ici). Gilles Le Gendre, l’ancien président du groupe des députés LREM durant le premier mandat d’Emmanuel Macron (et depuis lors l’un de ses opposants) a résumé tout haut ce que ses anciens collègues pensent tout bas (lire ici) : « L’irresponsabilité institutionnelle du président de la République le protège, mais sa responsabilité politique dans la crise financière et politique actuelle l’expose chaque jour davantage. Combien de temps la première l’emportera sur la seconde ? La situation semble ne tenir qu’à un fil ».

Reste « les Français » – catégorie générique improprement employée par les responsables politiques puisque nous sommes tous différents (par notre statut professionnel, nos revenus, notre patrimoine, nos opinions, notre manière de danser le tango ou de chanter sous la douche). Il est donc difficile d’attribuer aux Français un même comportement collectif face à la dette. Mais il est par contre possible de se mettre à leur place et d’imaginer leur raisonnement…  Sont-ils persuadés, comme le pense Alain Duhamel, qu’ils vivent « sur une île » ? Le trait est mesquin : nos amis Anglais vivent, eux, sur une île, et aucun d’eux ne feraient de lien logique – car il n’y en a aucun ! – entre l’économie mondiale et l’insularité de leur pays… Plus sérieusement : la majorité des citoyens français savent que des « décisions, parfois désagréables mais souvent salvatrices » sont en effet à prendre pour que notre dette devienne supportable. Sauf qu’ils ont l’impression, surtout les ménages à bas revenus ou vivant en zones rurales, que de telles décisions, depuis des décennies, ont déjà été prises et qu’elles ont affectées leur qualité de vie. Ils ont vu les services publics fermer les uns après les autres, ou se tarir des emplois publics aidés, qui fournissaient un travail aux personnes démunies et une aide réelle à ceux qui en avaient besoin. Ils ont vu les lits dans les couloirs de l’hôpital public, les queues aux guichets et aux urgences, les banderoles dans les villages pour réclamer un médecin de plus. Etc.

Le problème n’est pas que les Français  veulent se soustraire « aux décisions désagréables » ; mais de quelles décisions désagréables s’agit-il ? Pascal Demurger, dans un entretien le 7 septembre au journal Le Monde (« Il en va de la responsabilité et de l‘intérêt des entreprises de contribuer à l’effort de redressement » ; lire ici) indique, comme une évidence – car c’en est une ! – qu’« un trop grand sentiment d’injustice sociale rendra vaine toute tentative de redressement. Aucun budget ne sera voté si une majorité de nos concitoyens pense que l’effort pèse fortement sur les ménages, notamment les plus modestes. »

Les « Français » – nous, vous, moi – ne sont pas (tous) des énarques ou des polytechniciens. Mais ils savent lire, analyser et se documenter. 210 milliards, indique Pascal Demurger dans ce même entretien, ont été distribués aux entreprises depuis 2017 et, dit-il, sans que l’on puisse vérifier ce chiffre ni mesurer les effets réels de cette manne versée aux entreprises. Demurger  conclut : « Il n’est pas interdit de chercher à être plus rigoureux. » Cet argument du directeur général de la MAIF est aussi celui d’une majorité de Français.  

La communication anxiogène de François Bayrou, à revers de son objectif de « pédagogie de la dette », a renforcé le sentiment d’injustice sociale. À écouter Pascal Demurger – et il est convainquant ! –, on imagine qu’un discours objectivé et des mesures équilibrées de réduction budgétaire auraient un tout autre effet politique. Par exemple, cite-il : « Rationaliser [les aides aux entreprises] et les calibrer en fonction de leurs impacts sociaux et écologiques pour en augmenter l’efficacité ». « Différencier les taux de l’impôt sur les sociétés selon que les bénéfices sont reversés aux actionnaires ou réinvestis dans l’entreprise ». « Différer la suppression programmée de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises ».

Ce n’est donc pas en s’agitant sur sa chaise comme un cabri et en disant compromis !, compromis !, compromis ! (pour singer De Gaulle parlant de l’Europe en décembre 1965 ; voir ici, 11ème minute) que de tels accords fondés sur des concessions réciproques verront en France le jour. Si l’on est persuadé, comme François Bayrou l’a déclaré ce lundi 8 septembre 2025 à l’Assemblée nationale, que les compromis ne peuvent être noués que s’ils « respectent l’essentiel », que l’on définit soi-même cet « essentiel » (en le faisant coïncider avec ses seuls intérêts et ses seules lignes rouges), et en refusant que d’autres en aient une définition différente, alors ces autres, en face, auront toujours de bonnes raisons pour décliner l’invitation à compromettre (c’est-à-dire, dans ce cas : à se soumettre).  

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