Le 17 juin dernier, dans un long billet posté sur le réseau LinkedIn , intitulé Persévérer (et joliment calligraphié en rouge et noir), Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT, expliquait pour quelles raisons, malgré les aléas et les chausse-trapes, la CFDT restait à la table de négociations dans le cadre du « conclave » imaginé par François Bayrou, et qu’elle ne désespérait pas d’y décrocher un accord national interprofessionnel. « Nombreux », écrivait-elle, « sont ceux qui cherchent davantage à faire porter aux autres la responsabilité de l’échec plutôt qu’à bâtir un accord, au prix du travail et du compromis.» Et plus loin, rappelant son objectif : « Défendre une gestion paritaire des solidarités collectives, et tracer une route vers un système universel de retraite. » Puis la chute : « Car entre le confort de l’abstention et la difficulté de la construction, je choisis la difficulté. C’est cela, persévérer. »
On conviendra que le propos est roboratif, inspirant même, et que tout délégué syndical, dans toutes les entreprises, quelle soit son allégeance, devrait coller cette phrase au-dessus de son ordinateur, histoire de se rappeler à chaque instant, si jamais il l’oubliait, que le syndicalisme, c’est d’abord un travail exigeant de régulation conjointe, et que co-construire avec un employeur des solutions porteuses, simultanément, d’efficacité économique et de qualité de vie au travail est sa tâche principale, car tout découle, ensuite, de ces règles négociées, mutuellement satisfaisantes.
Le « conclave » sur les retraites n’est cependant pas parvenu hier soir à se conclure sur un ANI, accord national interprofessionnel – malgré une séance de la dernière chance. La faute à personne et donc à tout le monde. Il ne s’agit pas de désigner ici des coupables mais d’identifier les mécanismes qui ont conduit à cet échec collectif et tirer d’utiles enseignements de ce « conclave » de quatre mois.
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L’utilité de la méthode adoptée. Bertrand Bissuel, journaliste au journal Le Monde, titrait ainsi son article du 23 juin : « “Conclave” sur les retraites : une méthode de dialogue inédite » (lire ici). Il y recensait, après interviews des négociateurs, plusieurs éléments novateurs dans ce type de négociation nationale interprofessionnelle. Dont ceux-ci :
Commençons, dans ce premier billet, par les enseignements du « conclave ». Un second billet de blog s’ensuivra ; il tentera d’expliciter les raisons de ce non-accord.
Le lieu des discussions / négociations. « Il a été installé au 20, avenue de Ségur à Paris, dans un bâtiment gouvernemental, et non pas au Medef, comme c’est, presque toujours, le cas pour des tractations destinées à conclure un accord national interprofessionnel ». On se doute que négocier dans les locaux du Medef ou avenue de Ségur, pour un syndicaliste, change un peu la donne. Imagine-t-on le président ukrainien Zelensky négocier sereinement à Moscou, dans le palais où règne Poutine ? Rappelons qu’une des premières mesures symboliques prises, au début des années 1980-1990, par les universitaires canadiens et états-uniens qui animèrent les premières séances conjointes, employeurs et syndicalistes, de formation aux techniques de la principled negotiation, la négociation raisonnée, promue par le tout nouveau PON, Program On Negotiation, de Harvard, fut de déplacer des sièges sociaux d’entreprises en centre ville les négociations collectives et les faire se dérouler dans des lieux neutres (les universités, par exemple) ou dans des locaux d’usines, décentralisés. Ce changement de lieu signifiait un changement de méthode de négociation…
Dans le cas du « conclave », on peut supputer que cette décentralisation de la négociation en un lieu « gouvernemental » a privé le MEDEF d’une position de force et que sa délégation, renvoyée à une parmi d’autres, a dû s’adapter à la nouvelle donne et prendre de nouvelles marques.
L’animation des discussions / négociations, confiée à un tiers-sachant. L’article du journaliste du Monde écrit ceci : « Autre modification dans les usages : la réflexion collective a été animée par une personnalité qualifiée, Jean-Jacques Marette. Cet ancien directeur du régime complémentaire du privé Agirc-Arrco est une figure connue et respectée dans le gotha du paritarisme. Il était vu comme ayant le bon profil pour remplir la mission qui lui a été confiée. » Cette animation par un tiers a deux avantages : un, les deux « camps » se font face et dialoguent mais chaque chef.ffe de délégation doit demander la parole à l’animateur pour s’exprimer. En n’étant plus juge (qui distribue la parole) et partie (qui négocie pour son camp), le MEDEF redevient ainsi une partie prenante, à égalité de droits et de devoirs. Cette organisation patronale perdait alors une ressource de pouvoir importante : la maîtrise de l’ordre du jour, de la prise de parole et de la gestion des propositions des parties. On imagine que cela n’a pas favorisé la recherche assidue d’un accord avec les syndicats réformistes, surtout avec un Premier ministre volontariste (que traduit d’ailleurs sa rencontre de mardi matin, à sa demande, avec les partenaires sociaux pour tenter de « rattraper le coup »…) Ajoutons – et cela explique aussi l’absence d’accord national interprofessionnel – qu’à l’origine, le « conclave » (ou, selon les termes de la lettre de cadrage de M. Bayrou, la « délégation paritaire permanente ») a été surtout pensé, au niveau gouvernemental, comme un forum de discussions (« discuter les paramètres du système de retraite ») et comme un groupe de travail (« ouvrir le chantier sur des évolutions nécessaires »). J’avais, le 28 mars dernier, dans un billet de ce blog reproduisant un entretien avec Bernard Domergue pour le quotidien ActuEL-CSE (lire ici), indiqué combien le flou du dispositif – est-ce une négociation ou une discussion ? Doit-elle aboutir à un accord et entre qui et qui ? Etc. – handicapait de fait tous les protagonistes autour de la table…
Une expertise mise au service de toutes les parties. L’article du Monde poursuit ainsi : « Tout au long des conciliabules qui auront duré quasiment quatre mois, M. Marette a été secondé par deux hauts fonctionnaires issus des inspections générales des affaires sociales et des finances dont l’expertise s’est révélée précieuse, d’après le témoignage de plusieurs protagonistes. » Et un peu plus loin : « L’ensemble des participants a pu bénéficier de l’appui des administrations, puisqu’elles leur ont fourni, par dizaines, des notes d’éclairages et des études d’impact sur tous les thèmes souhaités. »
Saluons ici, comme l’ont fait les négociateurs syndicaux et patronaux, l’engagement des hauts-fonctionnaires des administrations concernées à fournir des informations de qualité aux négociateurs. Mais l’épisode du rapport (modifié suite à la bronca qui s’ensuivit) du président du COR, Conseil d’orientation des retraites, montre, à l’inverse, que s’amuser à présenter aux négociateurs des données politiquement orientées et des solutions toutes faites est de nature à déstabiliser le jeu même de la négociation. Le dossier des retraites est déjà suffisamment brûlant pour qu’on évite de jeter de l’huile sur le feu…
Une rédaction du projet d’accord par un tiers de confiance. L’article du Monde poursuit : « Quand il s’est agi de mettre en forme un texte, “les propositions de chaque partie prenante ont été prises en compte, avant d’être peu à peu écartées ou amendées, pour essayer de trouver une voie de passage”, raconte [Yvan Ricordeau, négocieur CFDT]. “Cette manière de procéder, avec un tiers de confiance positionné à équidistance des acteurs en présence, est beaucoup plus équilibrée que celle à laquelle nous sommes habitués dans le cadre de la négociation classique d’un accord national interprofessionnel”, complète le dirigeant cédétiste. Lorsque le Medef orchestre l’écriture d’un projet de compromis, il fait “ce que bon lui semble des revendications des syndicats », souligne M. Ricordeau : “Il peut les incorporer mais aussi les mettre de côté”. »
Cette procédure se désigne par un acronyme en théorie de la négociation : SNT ; et il exprime une locution d’usage courant aux États-Unis : Single Negotiation Text (qu’on a traduit en français par la locution : Texte unique). L’origine de cette procédure est double : elle prend sa source dans le travail de médiation des universitaires états-uniens habitués à proposer leurs services aux négociateurs d’entreprise ou aux négociateurs des deux camps dans des conflits régionaux / internationaux, d’une part, et dans son expérimentation par Roger Fischer lui-même, notamment lors de la négociation des accords de Camp-David fin 1978-début 1979, d’autre part.
Howard Raiffa, dans son roboratif ouvrage de 1982, The Art and Science of Negotiation. How to resolve conflicts and get the best out of bargaining, collègue de travail de Fisher à Harvard, a conceptualisé le processus du SNT ainsi (page 220) : « Le médiateur prépare un projet de texte, successivement modifié après les remarques des négociateurs, séparément ou ensemble. Dans sa recherche de gains mutuels, ce médiateur cherche à aider chaque partie, séparément, à clarifier sa conception d’un compromis possible. En évaluant et en comprenant ensuite les différences entre ces deux conceptions d’un possible compromis, ce médiateur est mieux préparé pour suggérer aux parties des améliorations substantielles et mutuelles au texte unique en négociation. »
Howard Raiffa nomme (humoristiquement) contract embellisher (« embellisseur de contrats » !) cet intervenant, « pas tout à fait un médiateur et pas tout à fait un arbitre. » Son rôle est d’aider les parties à bonifier leur accord en leur proposant un contrat alternatif, s’adossant au compromis auquel elles sont parvenues, mais haussant les gains pour chacune de façon à rendre plus efficient leur contrat – pour atteindre ce que l’on nomme la frontière d’efficience (ou la frontière des possibilités de Pareto), soit cet ensemble de solutions les plus optimales, compte tenu des prétentions des deux parties. Le schéma de Raiffa, ci-dessous, illustre le raisonnement (l’exemple est celui de l’accord de Camp David entre Israël et l’Égypte) :

Explications du schéma : le médiateur a repéré, en écoutant les parties, que le meilleur accord possible, compte tenu des exigences d’Israël et de l’Égypte, se situait au point X (au croisement, donc, des reservation price respectifs (littéralement : les « prix de réserve » des parties ; c’est-à-dire : le maximum de ce qu’elles pourraient accepter, après concessions faites à leur adversaire et reçues de lui). Il leur a donc proposé une première mouture de son Texte unique (SNT-1), a écouté leurs remarques, puis leur a proposé une version 2, a écouté leurs nouvelles remarques, puis une version 3, etc. (SNT-2, SNT-3, etc.), jusqu’à être le plus proche possible de X, d’une part, et se situer sur la frontière d’efficience (qui définit le seuil où accéder au désir de l’une ou l’autre des parties dégrade la position de sa concurrente).
Lors du conclave, c’est ce type de travail autour d’un Texte unique, amendé au fur et à mesure, qui a été opéré par Jean-Jacques Marette et ses deux collègues de l’IGAS/ IGF. Le procédé pourra être repris pour la négociation de prochains ANI ; c’est un surcroît de rationalité dont peut grandement profiter la négociation interprofessionnelle…
(Suite dans le prochain billet)
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