(I) « Les résultats obtenus par la France dans le domaine du management apparaissent médiocres. » Publication d’un rapport de l’IGAS sur les pratiques managériales en France

Il y a trois bonnes raisons pour, toutes affaires cessantes !, lire (ici) le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), rendu public il y a quelque jours : Pratiques managériales dans les entreprises et politiques sociales en France : les enseignements d’une comparaison internationale (Allemagne, Irlande, Italie, Suède) et de la recherche.

Première raison : la qualité intrinsèque de ce rapport de ce rapport de 107 pages, annexes comprises. Le propos est argumenté, exemplifié et pédagogique. Il constitue une excellente synthèse du sujet.

Deuxième raison : les recommandations qu’il suggère. Elles sont aussi pragmatiques  que pertinentes.

Troisième raison : ce rapport articule intelligemment pratiques de management, dialogue professionnel entre salariés et le management, et dialogue social entre employeurs et représentants des salariés.

Je reproduis ci-dessous la synthèse du rapport. Dans le billet de blog suivant, je reproduis la liste des recommandations et donne la parole à l’un des quatre rédacteurs du rapport, M. Frédéric Laloue, inspecteur IGAS .

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« Dans le cadre de son programme de travail, l’IGAS a lancé en janvier 2024 une mission relative aux liens qui peuvent être établis entre les pratiques managériales et les politiques sociales nationales françaises. En effet, les politiques managériales exercent une influence non seulement sur la qualité de vie au travail et les conditions de travail des salariés mais produisent également, outre un effet sur la performance des entreprises, des effets sur les politiques sociales que l’on peut mesurer via le taux d’emploi, recours au régime d’assurance maladie, absentéisme, sentiment de perte de sens au travail et donc in fine risque de retrait, le turnover, etc. Pour mesurer ces impacts, le choix a été d’emblée de faire un parangonnage européen qui s’est étendu à l’Allemagne, l’Italie, la Suède et l’Irlande afin de comparer la situation de la France à celle de ses voisins

À l’issue de ces investigations, la mission dresse le constat, d’emblée contre-intuitif que les critères d’un management de qualité, loin d’être dispersés et hétérogènes selon les pays, les secteurs d’activité ou la taille des organisations, sont en réalité très convergents. Le « bon » management y est partout, et d’abord, décrit comme celui qui se caractérise par un fort degré de participation des travailleurs, d’une part, et qui assure la reconnaissance du travail accompli, d’autre part. D’autres traits fondamentaux d’un management de qualité s’ajoutent à cette dimension centrale de la participation et de la reconnaissance (autonomie, clarté des rôles, décentralisation de la décision, etc.), qui forment un nombre finalement limité de principes. Cette forte convergence est probablement liée à l’évolution des contraintes qui pèsent sur les entreprises (pénuries de main-d’œuvre, transformation des attentes accélérées par l’épidémie de Covid-19, quête de sens, individualisation des rapports au travail, etc.), qui se retrouve dans les pays et les secteurs d’activité étudiés.

En outre, la qualité des pratiques managériales produit des effets non négligeables, mais difficiles à mesurer, sur la performance des entreprises, alors qu’elle détermine de façon sûre la santé des salariés, la qualité de l’emploi et la qualité du travail. Le fait que les pratiques managériales aient un effet sur l’efficacité et la performance des entreprises est largement mis en avant par de nombreuses études économétriques, ce que la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail de Dublin (Eurofound), la DARES et France stratégie ont encore récemment confirmé. Au-delà des effets sur la performance économique des entreprises, la qualité des pratiques managériales emporte des effets certains sur la situation des individus, qu’il s’agisse de la santé et sécurité au travail, de la qualité de l’emploi ou de la qualité du travail et de l’engagement des salariés. Elle emporte en particulier des impacts très significatifs sur l’engagement des salariés et donc la performance économique et sociale des entreprises. Il s’agit d’un point majeur dans un contexte de tensions sur les recrutements, de manques de main-d’œuvre, où l’attractivité des postes d’une part et la fidélisation des salariés d’autre part constituent un enjeu essentiel au regard du taux d’emploi et de la productivité.

L’examen comparatif des pratiques managériales place la France dans une position peu flatteuse par rapport à ses voisinscomme le montrent les enquêtes d’Eurofound et de l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail de Bilbao (EU-OSHA), mais également les données produites par d’autres acteurs (Cnam, IFOP, APEC notamment) et les analyses convergentes des chercheurs. Les pratiques managériales françaises apparaissent très verticales et hiérarchiques. De même la reconnaissance du travail, item déterminant de la qualité du management, est-elle beaucoup plus faible que dans les autres pays de la comparaison, et la formation des managers très académique et peu tournée vers la coopération, malgré des progrès que le développement de l’apprentissage dans l’enseignement supérieur devrait amplifier.

Si les résultats obtenus par la France dans le domaine du management apparaissent médiocres, ce n’est pourtant pas par défaut de dispositifs publics destinés à influencer ces pratiques. La réglementation est plus qu’ailleurs le levier privilégié d’intervention des pouvoirs publics. La comparaison avec l’Allemagne, l’Irlande, l’Italie et la Suède permet d’y observer une meilleure priorisation des sujets ainsi qu’un recours mieux établi aux instruments du dialogue social.

Alors même que tous les pays sont confrontés à des défis managériaux proches, qu’il s’agisse de la crise du sens au travail, de l’encadrement d’équipes en mode hybride, de la prise en compte des grandes transitions démographique, technologique et écologique, il n’existe pas de politique publique du management à proprement parler, mais des politiques qui influencent indirectement le management. En France, la réglementation occupe une place prééminente parmi les instruments d’action sur le management mobilisables au titre des politiques sociales. Cela traduit une forme de paradoxe français, dans lequel coexistent le dispositif public le plus complet destiné à influencer, certes indirectement, les pratiques managériales, notamment via le droit d’expression directe des salariés et les obligations des entreprises en matière de qualité de vie et des conditions de travail (QVCT), et la réalité de relations de travail frappées de faiblesses.

Dans les autres pays étudiés, les instruments légaux et réglementaires sont beaucoup moins présents, et ciblent des questions prioritaires qui touchent au management : en Suède, la provision 2015 :4 a apporté un levier de prise en charge des risques psycho-sociaux dans l’entreprise dans un contexte de croissance des arrêts maladie ; en Italie et en Irlande, la loi a promu des formules individuelles de travail à distance pour faciliter la conciliation vie professionnelle / vie personnelle ; en Allemagne, la révolution numérique est intégrée progressivement dans les règles du dialogue social en entreprise afin de donner des balises au management.

Dans tous les cas, c’est la place du dialogue social qui différencie les pays étudiés avec une codétermination qui modèle véritablement le management et les pratiques managériales en Allemagne et en Suède, tandis qu’en Italie, le dialogue social est surtout représenté au niveau des branches. Quant à l’Irlande, la grande proximité entre managers et salariés compense probablement la faiblesse de la représentation du personnel. En France, le dialogue social a un impact plus limité sur les pratiques managériales.

La mission a constaté par ailleurs que les mesures ciblant l’environnement dans lequel évolue le management sont parfois plus ambitieuses chez nos voisins, avec une action de l’administration du travail qui intègre parfois une approche concertée autour des pratiques managériales, notamment en Suède et en Irlande. Dans plusieurs pays, les partenaires sociaux proposent également des dispositifs d’appui et de conseil intéressants pour les managers et leurs employeurs, notamment en Suède, où les organisations syndicales SACO et Lenarda, dédiées à la défense et à la représentation des « cols blancs », les appuient en tant que salariés, mais également dans leur rôle de managers. De même en Allemagne, où l’Initiative paritaire pour une nouvelle qualité du travail (Initiative für eine neue Qualität der Arbeit – INQA) accompagne les entreprises de taille intermédiaire dans les questions de management et de qualité au travail.

Sur la base de ces constats tirés de son analyse comparée, la mission a établi une série de recommandations. En effet, même si les limites à l’action publique sur les questions de management dans les entreprises sont réelles, du fait du caractère nécessairement indirect de l’action des pouvoirs publics dans un débat qui concerne avant tout les entreprises, le contexte actuel est plutôt favorable à une telle intervention publique car :

  • Il existe un consensus sur la réalité d’une crise du sens du travail, qui a fait l’objet de nombreux rapports administratifs, de travaux universitaires et de prises de position des acteurs importants du monde du travail, y compris des chefs d’entreprise.
  • Le développement récent et massif de l’apprentissage, y compris dans l’enseignement supérieur, constitue un atout pour modifier en profondeur les modes de formation des managers et donc in fine leur approche des pratiques managériales.
  • Il y a une demande sociale de faire évoluer les pratiques managériales exprimées par les organisations représentatives rencontrées par la mission, non seulement du côté des salariés mais aussi, selon des modalités différentes, du côté patronal, avec deux questions majeures que sont le dialogue professionnel et la codétermination.
  • Cette demande sociale de changement des pratiques managériales se situe dans les entreprises elles-mêmes, qui prennent de nombreuses initiatives, comme le disent également des intervenants sur la question du travail notamment en formation-action quelle que soit leur spécialité (ergonome, économiste, psychologue ou sociologue du travail, etc.). Ces professionnels expriment que nombre d’entreprises ont le souhait de transformer leurs pratiques managériales mais ont besoin d’un cadre de soutien technique national.
  • Le droit européen, via la directive CSRD « Corporate sustainability reporting Directive » applicable depuis le 1er janvier 2024 via son obligation de reporting non financier pousse également à s’interroger sur ses pratiques professionnelles managériales.
  • Enfin, quoique non abouti, le projet d’accord national interprofessionnel (ANI) d’avril 2024 sur un nouveau « pacte de la vie au travail », par son contenu très orienté sur la nécessité de modifier les pratiques managériales pour améliorer la qualité de vie au travail, montre que les partenaires sociaux, des deux côtés de la table, ont identifié le sujet comme majeur, avec la volonté partagée de mettre en oeuvre des solutions concrètes.

Ainsi, l’amélioration des pratiques managériales en France doit, selon la mission, s’envisager comme un ensemble de mesures tout à la fois respectueuses des pratiques des entreprises, soutenant une meilleure situation des salariés au travail, et favorables au modèle social français et notamment inspirées par les enseignements tirés des expériences étrangères.

Si les pratiques managériales ne sont qu’un déterminant parmi d’autres des résultats des politiques économiques et sociales, la mission estime utile de proposer, d’une part, des mesures qui allient des dispositions destinées à soutenir un environnement de travail propice à des pratiques managériales positives et, d’autre part, des mesures plus ciblées de nature à rénover le cadre juridique dans lequel s’inscrivent les pratiques de management en France.

Au titre de l’environnement de travail, la mission recommande de :

  • Promouvoir la politique managériale dans les entreprises en prolongeant les débats des Assises du travail autour de la question du management ; cette réflexion publique pourrait le cas échéant aboutir à un nouvel ANI sur le sujet, ou en lançant, un programme national de soutien à l’innovation managériale et à la qualité de vie au travail, fonctionnant par appels d’offres, sur le modèle du « future of work » allemand ;
  • faire évoluer le système éducatif, formation initiale et continue, pour réduire la distance hiérarchique en introduisant dans les maquettes pédagogiques des écoles et établissements d’enseignement supérieur, des éléments de formation des managers incluant une vision innovante du management ainsi que la maîtrise de l’ingénierie du dialogue social et du dialogue professionnel et de leur articulation, en s’appuyant notamment sur des partenariats entre l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT), l’Institut national du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle (INTEFP) et les établissement formant des managers, tout en confortant l’apprentissage comme un des modes de formation des managers ;
  • renforcer l’accompagnement des managers dans un contexte où ils subissent une importante pression, vers un management plus participatif, innovant et décentralisé, en étendant les missions de l’APEC non seulement au conseil des cadres en tant que salariés, mais également à du conseil sur le contenu de leur pratique professionnelle de management, mettant les cadres et notamment les managers au centre des processus de transformation des organisations ;
  • décloisonner les approches pour intégrer les pratiques managériales dans les politiques publiques, notamment en inscrivant la qualité des pratiques managériales dans les objectifs poursuivis par la négociation de branche ou encore dans les plans nationaux et régionaux de santé au travail ;
  • améliorer les pratiques managériales également dans le secteur public, en clarifiant et en rendant transparente la politique managériale poursuivie dans chaque administration, en impulsant des initiatives de mise en place de formes de dialogue professionnel dans les services publics et en mettant en place des actions de formation au management (compétence d’organisation, appuis individuels et collectifs sous la forme de coachings), pour aider à la transformation de pratiques managériales dans les services.

Au-delà de l’amélioration de l’environnement de travail, il pourrait être nécessaire de mettre en œuvre des mesures de nature juridique pour améliorer les pratiques managériales. La mission, partant d’un point de vue comparatiste, signale que des techniques juridiques non finalistes, axées sur les procédures, existent dans les pays de comparaison, et pourraient constituer des sources d’inspiration. Elle détaille un certain nombre de possibilités d’évolutions du droit, qui n’ont pas vocation à se cumuler entre elles, mais à constituer un ou plusieurs leviers à la disposition des pouvoirs publics et des partenaires sociaux au terme d’un nécessaire processus de concertation :

  • la possibilité d’inscrire les pratiques managériales dans les thèmes du dialogue social obligatoire sur la QVCT ;
  • la possibilité d’inscrire les pratiques managériales parmi les orientations stratégiques faisant l’objet de la procédure d’information-consultation avec le comité social et économique (CSE), à défaut d’accord d’entreprise stipulant autrement ;
  • la possibilité de transformer le droit d’expression directe en un droit au dialogue professionnel dans les entreprises ;
  • la possibilité d’étendre les pouvoirs du CSE en matière d’organisation du travail ;
  • la possibilité de réévaluer la représentation des salariés dans les conseils d’administration et les conseils de surveillance ;
  • la possibilité d’expérimenter des mécanismes juridiques formalisés de prise en compte des besoins des salariés en matière de conciliation vie professionnelle / vie familiale. »

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