
Évidemment, cela fait plaisir d’annoncer son vingtième livre (dont cinq comme directeur d’un ouvrage collectif). Il est paru fin février aux Presses universitaires de France (lire ici) – éditeur fidèle, précieux, efficace. Au dos, en quatrième de couverture, je présente ainsi l’ouvrage :
« Contre l’outrance contemporaine, cet ouvrage promeut des notions en apparence surannées mais étonnamment modernes : la mesure, la retenue, l’équilibre, le raisonnable, la modération, le juste milieu, la pensée de midi et le sens de la nuance. Il n’est pas vain de tenter de rebâtir, par le bas et à portée de voix, le vivre-ensemble et la démocratie qui le garantit. Modération est un concept politique d’avenir. »
Trois notions y sont interrogées – donc trois études, nommées dans l’ouvrage : des parcours. Le premier est consacré à la nuance ; celle-ci est relative au raisonnement ; c’est-à-dire : notre capacité d’analyser le réel des individus, leurs actions et les situations où ils s’inscrivent. Le deuxième parcours est consacré au juste milieu ; il est relatif au choix décisionnel ; il s’incarne dans la volonté de choisir une option plutôt qu’une autre – parce qu’elle préserve l’avenir, parce qu’elle ne lèse personne ou qu’elle maximise les gains de tous. Le troisième parcours est consacré à l’agir mesuré et à la modération ; ces notions sont relatives à notre comportement, dans l’intimité comme dans nos communautés, ainsi qu’à la gouvernance de nos vies et des institutions dans lesquelles nous agissons.
S’il s’appuie beaucoup sur les penseurs grecs, s’il mobilise des politistes, parfois des économistes, cet ouvrage est d’abord celui d’un sociologue. Sa discipline, comme le disait Émile Durkheim, ne vaut pas une seule heure de peine si celle-ci ne produit qu’une pensée spéculative. Elle est vaine si elle se contente d’un discours moral. Cet ouvrage tente de maintenir en tension deux démarches : l’analyse et le conseil. La première vise à comprendre un phénomène social (l’outrance contemporaine, la péjoration d’une action publique modérée, etc.) ; la seconde s’adresse à l’acteur social, pour qu’il soit attentif à ses raisonnements, à ses choix décisionnel, à ses comportements. L’idée est de lui proposer un horizon, pour raisonner, décider et agir dans le monde sans brutaliser autrui ni enfiévrer nos débats.
Je cite ci-dessous un extrait du chapitre L’Agir modéré, Troisième parcours, De la Modération en tout :
« Modération. Les philosophes de l’Antiquité grecque et latine ont glosé à son sujet ; les théologiens en ont fait l’un de leurs canons ; elle est recommandée dans les exercices spirituels ; météorologues, décideurs politiques et habitants des cités l’ont intégré à leur vocabulaire. Mais avouer sa préférence pour un agir mesuré, ou se prétendre modéré – voire « modéré avec excès », comme Raymond Aron se dépeignit lui-même… – est rare. Dans nos vies ordinaires, la modération est une vertu, disait La Rochefoucauld, « pour consoler les gens médiocres de leur peu de fortune, et de leur peu de mérite ». Le moraliste ajoutait : « La modération est la langueur et la paresse de l’âme, comme l’ambition en est l’activité et l’ardeur. »
L’homme à l’action et au verbe modérés semble un peu palot face à l’homme outrancier. Celui-là s’indigne haut et fort et sa conduite est transgressive quand celui-ci parle bas et agit de façon responsable. Pourquoi préférer l’individu qui vocifère ? Parce qu’il semble déterminé. Être outrancier, c’est se montrer tranché, inapte par volonté à tout compromis ; c’est le principe d’une révolution : du passé, il sera fait, dit-on, table rase. Aucune révolution n’a pourtant débouché sur autre chose que son échec ; mais son sanglant romantisme plaît encore.
La modération ne fixe guère les catégories et les coordonnées d’une controverse politique : les radicalismes s’en chargent. De sorte que l’homme politique modéré semble agir de façon défensive, nuançant ici, rectifiant là ; et à chaque fois : en réaction à l’homme extrémiste. Non qu’il ne sache être incisif ; mais la controverse politique le désavantage : elle relève d’un agir stratégique, orienté vers le succès – quels qu’en soient les moyens. L’homme modéré est plutôt orienté vers l’accord ; il combine vérité (des faits), justesse (des propos) et validité (de l’expérience). C’est pourquoi il est souvent à la peine dans le débat public : en refusant d’outrer, simplifier et amalgamer, il se prive d’armes langagières que son adversaire, lui, déploie sans états d’âme. L’homme modéré, croit-on, porte « les stigmates de l’impuissance, de l’indigence intellectuelle qui conduisent à le rattacher, en politique, au marais où prospèrent, sous la bannière d’une pseudo-sagesse, les ni-ni et les mi-mi en quart de teinte. Modéré a valeur d’injure au temps des idéologies flamboyantes sur fond de scène volcanique. »
On le tient pour un cœur tendre, incapable d’opiner avec fermeté. S’il parle de paix et de concessions, le voilà honni ; s’il se contente d’un gain raisonnable, on rit de lui ; s’il consent à écouter autrui et sa plainte, il est jugé faible. On lui laisse le soin de nouer les nécessaires compromis – pour mieux le réprimander en cas d’échec. On lui reproche sa mollesse, ou son conservatisme ; et l’on conclut, contre Edmund Burke qui exalta sa noblesse, que cette modération est « la vertu des lâches » ; et le compromis : « la prudence des traîtres ». Par quels arguments ce renversement du bon sens a-t-il pu s’opérer ?
La modération est une vertu troublante : elle est un ethos et un positionnement ; elle est substantive et procédurale ; elle est jugée plus conservatrice qu’innovatrice ; elle est synonyme de complaisance avec les pouvoirs ; elle est peu sensible à l’oxymore (on ne trouve guère de modérés audacieux…). Ludwig Wittgenstein dirait qu’il s’agit d’un concept « élastique », « indéterminé », « sans frontières nettes » ; mais il n’en condamnerait pas l’usage : dans la vie courante, dit-il, un concept rigide n’est d’aucun secours « dans le cours changeant de la vie ».
Modération est un concept controversé ; ce qui n’est pas un désavantage ; mais cela obscurcit son message. Walter Bryce Gallie forgea l’expression d’essentially contested concept pour designer des actions, des phénomènes, etc., dont le sens ne peut être clairement défini et, de ce fait, font l’objet de controverses (comme « démocratie », « dialogue social », « justice » ou « participation » ; la liste semble infinie, dès lors qu’on réfléchit à ces termes, d’usage courant mais dont le sens est un construit social). Le fait d’être un concept controversé présente quelques avantages : sa plasticité permet d’étendre cette propriété à de multiples situations ou phénomènes ; l’analyste peut, par exemple, conceptualiser une modération radicale, ou un radicalisme de la modération. Ou, en rappelant que le vocabulaire moderne a fait sienne cette notion – on parle de proximité modérée (pour établir la distance entre un canapé et un îlot de cuisine) ou de retard de développement modéré (dans le cas d’une maladie infantile rare) –, l’analyste peut en profiter pour lui faire perdre son statut idéologique et la faire ré-advenir en une vertu appréciée.
Cette troisième étude entend contribuer à cette renaissance. Elle se fonde sur une certitude : la modération est un dispositif conceptuel idoine pour traverser les désordres de ces premières décennies du 21ème siècle. Non en la louant pieusement ; plutôt en lui assignant une fonction d’utilité sociale. Saisi sous ce format, le concept de modération perd son indétermination : ce qu’il désigne est une manière d’agir, de décider et de gouverner dont le résultat est « de nature à augmenter le bonheur de la communauté plutôt qu’à le diminuer »…
Modération provient du latin moderatio, dérivé de moderari, lui-même de moderor, « être maître de ses propos et de ses gestes, diriger, conduire un cheval » ; mais aussi : « imposer une limite, réprimer des excès, réfréner des sentiments ». L’idée, indique Félix Gaffiot dans son dictionnaire, traduit une exigence : tenir dans la mesure. Le vocable (en français) est attesté dès 1180, indique la notice du CNRTL : est mesuré l’homme « qui agit avec modération ». Modéré, mesuré : l’équivalence est de règle. On peut y ajouter, puisés dans la liste des synonymes : la retenue, la réserve, la sagesse, la prudence, l’équilibre, la circonspection, la pondération, etc. Et la tempérance, qu’utilisait Platon et, après lui, Thomas d’Aquin. Si ces mots se définissent ainsi les uns les autres, comment les différencier ? Et le faut-il ? Revenons au texte grec. Μετριοτης (metriótês), c’est la juste mesure, la modération dans les habitudes, dans le régime de vie, indique le Dictionnaire d’Anatole Bailly (1901). En anglais, le mot se traduit par : moderation ou mediocrity. En italien, par : misura, moderazione, temperanza, modestia. Être μέτριος (métrios), c’est être mesuré, modéré. En allemand : mäßig. En portugais : moderado. Jean Laurent Lambert Remacle, auteur d’un Dictionnaire wallon-français en 1823, traduit ainsi le vocable « Ateinpranss » (ou « Ataîpranss ») : « modération, retenue, discrétion, réserve, prudence, patience. » Et commente ainsi : « Ennemi de la pétulance, la modération commande à la vivacité. La retenue sait se taire ; elle est à la modestie, ce que la discrétion est au silence, ce que la réserve est à la pudeur. La modération, la retenue, la discrétion, la réserve, constituent la prudence éclairée. »
Tous ces mots (et leur sens), la prudence les contient. La prudence ? Phronèsis, en grec, soit l’acte de celui qui est capable de phronein, qui sait penser et utiliser son bon sens, celui qui est avisé. C’est donc, explique Bernard Suzanne, solide traducteur des textes grecs, « la pensée, le sentiment, la capacité à comprendre quelque chose, la raison, la sagesse, l’intelligence, et plus spécifiquement, la prudence, la sagesse pratique. »
Le mot dérive de φρήν, phrèn, l’esprit, la faculté de penser et juger. On le retrouve dans σωφροσύνη(sôphrosunè), généralement traduit par… modération. Se conduire sôphronôs, c’est-à-dire comme un sôphrôn, c’est, explique encore Suzanne, « faire preuve de la qualité de sôphrosunè, terme qui peut se traduire par prudence, sagesse, modération, tempérance, modestie, toutes idées qui évoque l’équilibre, la retenue, de celui qui est justement sain d’esprit et qui ne fait pas dans la démesure (hubris). »
Chez les grecs de l’Antiquité, sagesse pratique et modération sont de même famille sémantique ; l’un éclaire le sens de l’autre. Point besoin de faire se disputer ces mots. Dans leur registre propre, ils indiquent une même idée : se conduire avec sagesse, hors de tout excès. Pourquoi s’excuser de se comporter ainsi ? Loin d’être une philosophie pour âmes faibles, affirment Aurelian Craiutu et Isabelle Hausser, « la modération est en fait une vertu rare et difficile pour les esprits courageux. Cela implique une bonne dose de courage, d’anticonformisme et d’éclectisme, ce qui explique pourquoi il est si difficile d’acquérir et de pratiquer la modération. »
L’historien Jacques le Goff, dans son ouvrage Gouverner au centre ? La politique que nous n’aimons pas !, rappelle que loin d’être des « mollassons » ou « des vaincus d’avance », les hommes modérés refusent « d’imposer des solutions partisanes et bellicistes. Ils ont montré qu’en politique, le droit et la raison, l’équité et la solidarité ne sont pas toujours à la merci des idéologies casquées, du bloc contre bloc, des fronts vite disloqués, des majorités impotentes et des alternances sans projet. » Dans une tribune roborative, ce même historien notait qu’à « y regarder, la modération concerne moins le contenu même des idées et programmes que la manière de les défendre dans un débat respectueux de l’adversaire. »
L’essentiel est dit : la modération concerne autant le fond que la forme. Parfois l’une l’emporte sur l’autre ; d’autres fois ils s’épaulent. Dans les deux cas, il importe de convaincre plutôt que vaincre. Si la modération est l’objet de moqueries, c’est par ignorance des uns, qui ne pensent qu’aux poires coupées en deux, et par animadversion des autres, qui confondent persuader et catéchiser. Être modéré, ce n’est pas tenter de concilier Saint-Just et Jacques Cathelineau ; c’est retenir le bras vengeur de l’un et rendre tolérant l’autre. « L’abstinence ou l’excès ne fit jamais d’heureux. » Le procès en légitimité et en efficacité de la modération est agaçant : comme la mauvaise monnaie chasse la bonne, l’outrance chasse la nuance. Faut-il s’y résigner ? Non. Comment promouvoir cette modération ? En parler, l’argumenter, montrer son heuristique. Dans l’ouvrage collectif Les forces de la modération, coordonné par deux historiens, Olivier Andurand et Albane Pialoux, ces derniers présentent ainsi leur intention : « Les modérés sont-ils les oubliés de l’histoire ? Vertu morale, la modération n’est guère magnifiée comme principe politique et l’historiographie fait plus volontiers la part belle aux révoltés qu’aux pacificateurs, trop souvent suspects de faiblesse ou de compromission. Depuis les guerres de religion jusqu’aux nouveaux enjeux républicains, les occasions n’ont pourtant pas manqué aux théoriciens comme aux acteurs politiques d’inventer et de mettre en œuvre cette modération bien utile à la résolution des crises politiques et religieuses. »
Toute l’Antiquité intellectuelle, grecque et romaine, en était persuadée : l’homme vertueux, sur la scène du monde se comporte en « personnage constant, modéré, réservé et tempérant ». Cette leçon a été oubliée ; il nous faut la réapprendre. Avec Cicéron, Montaigne et Montesquieu. »
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