« The Times They Are A-Changin' » ?

Vendredi 17 janvier, autour de François Bayrou, Premier ministre, et d’Astrid Panosyan-Bouvet, ministre du travail, et l’ensemble des partenaires sociaux, syndicats et patronats, s’est ouvert le premier round d’un processus de négociation sociale visant à reprendre le dossier de la réforme des retraites, clos l’an dernier par le recours à l’article 49.3 de la Constitution, sans vote ni débat au Parlement. En 2023, rappelle un article du journal Le Monde du samedi 18 janvier, au titre sans équivoque – Les partenaires sociaux consultés sur la réforme des retraites, un désaveu pour Macron (lire ici) – le président de la République n’avait pas jugé opportun de les réunir une seule fois – ne de recevoir, à leur demande, les organisations syndicales ; il fallait aller vite, nous disait-on, car « les marchés » exigeaient, nous répétait-on, une réforme rapide et drastique. Un an et demi plus tard, le bon sens a prévalu : c’est à la table des négociations que patronats et syndicats vont tenter de corriger les impasses et les impensés de la réforme brutale de 2023.

Bayrou l’a confirmé : ce sera une négociation « sans totem ni tabou », la seule contrainte étant – on l’imagine et il n’y a là rien de déraisonnable– de préserver l’équilibre financier de notre système de retraite. En cas d’échec du processus, le Parlement aura le dernier mot, a même promis le Premier ministre, se démarquant à nouveau de l’attitude de Mme Elizabeth Borne au printemps 2023. Les négociations débuteront fin février, après la publication du diagnostic financier de la Cour des comptes.

Jeudi soir, à la tribune de l’Assemblée nationale, François Bayrou a lu à haute voix un communiqué. Du jamais vu dans nos temps modernes : un Premier ministre s’adresse aux députés en reprenant à son compte l’invitation suivante, courtoise mais de grande fermeté, faite par sept des huit organisations syndicales et patronales interprofessionnelles et représentatives au niveau national en direction des élus et responsables politiques (lire ici) : « Au nom de la confiance que les millions de salariés et chefs d’entreprise que nous représentons placent en nous et de l’esprit de responsabilité qui nous guide, [nous appelons] à retrouver au plus vite le chemin de la stabilité, de la visibilité et de la sérénité. » 

« De mémoire de politique, c’est du jamais vu » indiquait la page concernée du site web de Radio-France le lendemain (lire ici). Qui poursuivait : « De mémoire patronale et syndicale, la dernière initiative forte, c’était en avril 2020, en sortie de crise Covid, quand Medef, CFDT et CFTC, exhortaient, ensemble, le gouvernement à une « reprise de la vie économique et sociale », après des mois de confinement et d’activité dégradée… ».

Pourquoi cette lettre des Sept signataires ? Pour sonner l’alerte. Qui alerte-elle ? Toute la classe politique, parlementaires compris : « Derrière ces remontées en temps réel de nos capteurs de terrain sur tout le territoire – dont toutes nos organisations disposent massivement – c’est l’économie réelle, l’avenir des entreprises et le quotidien des salariés, qui sont en jeu. Les conséquences d’une instabilité prolongée, pour notre société, sa cohésion, les femmes et les hommes qui la composent, en seraient graves. Dans le respect du fonctionnement de nos institutions et des choix des élus de la Nation, il est de notre devoir de vous alerter sur les risques réels qu’une telle instabilité génère. »

La CGT n’a pas signé. Sophie Binet s’en est expliquée dans son communiqué à l’AFP : « Ce texte pose problème car il fait reposer sur l’instabilité politique la responsabilité de la crise économique et des licenciements (…) [Ceux-ci] sont le résultat du naufrage de la politique de l’offre et de l’irresponsabilité des grands groupes et du patronat (…) Le texte occulte le fait que la stabilité politique passe par la réponse aux exigences sociales

La FSU a persiflé : « Dans un communiqué (…) et qui ferait presque verser une larme pour les pauvres patrons du MEDEF, les organisations signataires (…) réclament dans un forme d’union sacrée entre salariés et chefs d’entreprise “de la stabilité, de la visibilité et de la sérénité”.»

Il n’y a de pire sourd que celui qui ne veut rien entendre. Ce qu’ont dit, à la quasi unanimité, ces dirigeants patronaux et syndicaux, c’est que, justement, en cette période de probables et massives fermetures d’usines et d’entreprises, notre pays a besoin de stabilité politique, de visibilité à moyen-terme et de sérénité pour faire face aux incertitudes. Qui peut croire un instant que la chute du gouvernement Bayrou, puis les (probables) atermoiements d’Emmanuel Macron pour choisir à nouveau un (ou une) nouveau Premier ministre, ensuite la formation d’un troisième gouvernement en quelques mois et la mise au travail progressive des nouveaux ministres, permettront d’apporter des solutions, rapides et efficientes, à la montagne de problèmes devant nous ?

Il faut donc saluer – applaudir ! – l’initiative des sept signataires. Entre l’éthique de conviction, affirmait Max Weber, que portent celles et ceux qui ne se sentent responsables  « que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine pour qu’elle ne s’éteigne pas », et l’éthique de responsabilité, que portent celles et ceux qui entendent, au contraire des précédents, répondre des conséquences prévisibles de leurs actes et agissent pour cela de façon prudente et raisonnable, il y a, jugeait Weber (dans sa conférence de 1919, Le métier et la vocation d’homme politique ; lire ici), « une opposition abyssale ». Les sept signataires ont rappelé à nos élites politiques et parlementaires cette évidence : être ou agir en responsable, étymologiquement, c’est répondre de ses actes. Et non pas : aduler le boucan, cajoler le barouf et couronner le tohu-bohu. La politique du pire est la pire des politiques.

Dans le récit de la Genèse (4-10), Yahvé demande à Caïn : Où est ton frère Abel ? Caïn ne répond pas – ou plutôt : il répond en se défaussant (Suis-je le gardien de mon frère ?). Quand Yahvé lui redemande : Qu’as-tu fait ?, Caïn ne répond toujours pas. Il ne prend la parole qu’après avoir été maudit et condamné à errer « comme un fuyard sur la terre ». Agir en responsable, c’est cela : répondre de ses actes, reconnaître ses torts, s’il y a lieu. Weber le rappelait : celui qui est animé par une éthique de la responsabilité estime qu’il ne peut pas se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action (pour autant qu’elles soient prévisibles, ajoute-il). Lorsque les conséquences d’un acte commis par pure conviction sont fâcheuses, souligne Weber, le partisan de ce type d’éthique attribuera cette responsabilité « au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi ». Autrement dit : il agira comme Caïn.

Que veux-je signifier en faisant se rencontrer ici un sociologue allemand célèbre pour sa distinction entre deux types d’éthique et un personnage-clé de l’Ancien Testament ? Que les Sept signataires, par leur communiqué du 17 décembre 2024, ont agi de la façon la plus responsable qui soit : non pas en laissant faire, pour mieux, ensuite, reprocher à autrui ce qu’il a fait ou ce qu’il n’a pas fait (ou pire : laisser faire, puis ne rien dire, et tirer ensuite les marrons du feu – et se désintéresser de l’éteindre…), mais dire tout haut ce qui doit être dit.

C’est là, assurément (il faut le dire et l’écrire), le signe d’une maturité des organisations syndicales et patronales françaises. Elles donnent ainsi corps à l’idée d’une démocratie sociale, dont elles sont l’un des rouages essentiels, venant compléter (et parfois secourir, comme c’est le cas avec ce communiqué) une démocratie politique affaiblie et sans boussole. Cette maturité s’était déjà révélée à l’automne 2024, avec la signature de pas moins de trois ANI, accords nationaux interprofessionnels (et sur des sujets tout sauf anodins, comme l’emploi des séniors et la réforme de l’assurance-chômage). Les signataires avaient alors fait la démonstration que les partenaires sociaux sont capables, en toute autonomie, de produire de la régulation sociale. Qu’il fallait leur en laisser le temps (que leur n’avait pas laissé le gouvernement Attal ; mais les gouvernements précédents avaient agi de même façon…) et miser sur leur autonomie responsable.

Yvan Ricordeau, secrétaire général adjoint de la CFDT, dans un entretien pour le numéro de janvier 2025 de CFDT Magazine (lire ici), présente ainsi ces trois ANI : « Non seulement ces trois accords apportent des droits nouveaux aux salariés mais ils constituent aussi un message à destination des politiques. Ils montrent que l’on peut continuer à avancer en choisissant la voie de la concertation. Et ils rappellent que les partenaires sociaux, et plus largement l’ensemble des corps intermédiaires participent à la définition de l’intérêt général ».

Le mépris porté aux corps intermédiaires est une constante du macronisme (pour autant qu’on puisse le considérer comme une doctrine ; près de huit ans après l’élection de mai 2017, ce mouvement ne s’est toujours pas doté d’une pensée, d’une vision et d’un récit ; et les humeurs du chef élyséen ne sont plus, depuis longtemps, inspirantes…). Il faut donc remettre l’ouvrage sur le métier et réfléchir aux formes contemporaines à donner à cette nécessaire démocratie sociale.

La page n’est pas vierge. Les compromis signés à l’automne 2024 sous forme d’ANI peuvent être qualifiés de raisonnables. Indicateurs de cette « raisonnabilité » : le fait que la délégation CPME s’est montrée très hésitante au sujet de sa signature pour l’un d’entre eux, jugeant l’accord « déséquilibré en faveur des salariés » et ne prévoyant « rien pour les patrons » ; et le fait que la CGT n’a pas signé ce même ANI, au motif « qu’elle jugeait le texte encore trop déséquilibré en faveur du patronat » (lire ici). C’est le propre des compromis : chacun pense, lors de sa signature, qu’il fait la part plutôt belle à l’autre partie ; mais tous savent que cela leur permet d’obtenir une (plus ou moins large) part de ce qu’elles revendiquaient à l’origine. Tout compromis est donc à juger, non au regard de ce qui n’a pas été obtenu (aucun compromis ne réussirait ce test puisque, par nature, fondé sur des concessions réciproques et proportionnées…), mais au regard de ce qui aurait pu ne jamais être obtenu si l’accord de compromis n’avait pas été signé. Bientôt, disons, d’ici la fin de cette décennie, on ne pourra probablement plus écrire, comme nous le faisions, nous, universitaires, au début des années 2000, que la France était un pays qui n’aimait pas et ne savait pas négocier…

The Times They Are A-Changin’, chantait Bob Dylan en 1963. Les temps sont en train de changer… Une des strophes de sa ballade protestataire commençait ainsi (la coïncidence est plaisante…) : Come senators, congressmen / Please heed the call / Don’t stand in the doorway / Don’t block up the hall (Allons sénateurs et députés / S’il vous plaît écoutez l’appel / Ne restez pas dans l’embrasure / N’encombrez pas le hall). Le communiqué des Sept signataires syndicaux et patronaux du 17 décembre 2024 sonne (un peu) comme ces paroles de Dylan…

Ma comparaison peut faire sourire – ou dérouter. Mais l’idée est bien celle-ci : les mutations d’un système de relations sociales sont lentes et incertaines ; mais elles agissent avec des effets de cliquets : rares sont les situations où ces systèmes reviennent à leur état d’origine. Le S’il vous plaît, écoutez l’appel de Dylan se dirait aujourd’hui, à l’aube de ce cycle de négociations sur les retraites (même si elles n’aboutissent pas à un compromis efficient) : S’il vous plaît, Mesdames et messieurs les députés et sénateurs, laissez la démocratie sociale fonctionner, faites confiance aux syndicalistes et aux dirigeants patronaux

Mais cela avait déjà été dit cet automne, par… Astrid Panosyan-Bouvet, ministre du Travail (confirmée à son poste dans le gouvernement Bayrou, ce qui est une bonne nouvelle…). Saluant la signature des ANI sur les séniors et l’Unedic (lire ici), son communiqué de presse indiquait ceci : « Ce premier succès démontre qu’une nouvelle méthode, fondée sur la confiance en les partenaires sociaux et sur un dialogue social renouvelé (…) permet des avancées importantes. Il souligne également combien les partenaires sociaux sont des acteurs incontournables de la vie démocratique, sociale et économique du pays. » C’est dit, et c’est bien dit. Il faut maintenant profiter de l’opportunité politique du moment pour remettre le dialogue social (ou la démocratie sociale, si l’on préfère) au centre du jeu. Il y a tant à faire…

1 Comment

Laisser un commentaire