(I) L’Art du compromis. (Un bel anniversaire !)

(Je reproduis ci-dessous la retranscription de mon propos lors d’une table-ronde organisée dans le cadre de l’évènement-anniversaire des 80 ans de la confédération CFE-CGC, tenu à Paris jeudi 28 novembre 2024. Un grand merci aux organisateurs pour m’avoir permis de participer à une table-ronde sur un thème – l’art du compromis – jusqu’alors peu usité dans le mouvement syndical français. C’est pourtant, je pense, de sa capacité à nouer des compromis efficients et innovants (avec les patronats organisés, au niveau national et des branches ; avec les employeurs dans les entreprises, les hôpitaux et les administrations) que dépend une grande part de sa revitalisation…).

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Question : Quelles sont, pour vous, les vertus « philosophiques » du compromis ?

Commençons par définir le compromis. Je vous propose la définition suivante : la mise en compatibilité d’options rivales – ou plutôt présentées comme rivales. Un compromis possède trois caractéristiques : 1) Il est fondé sur des concessions réciproques (c’est-à-dire : sur des renoncements à des préférences, de type « Je voulais 100, je me contenterai de 75 ») ; 2) Il s’agit d’un engagement réciproque ; c’est donc, littéralement, un cum promissus, « avec promesses » : chacune des parties promet à l’autre de faire ce qu’elle a dit qu’elle fera. Enfin, 3) cet accord est tourné vers le futur, vers un avenir commun : on ne noue des compromis qu’avec des voisins, des pays frontaliers, des clients ou des fournisseurs, etc., bref, des personnes avec qui nous devons vivre ensemble…

Une fois ces rappels effectués, venons-en aux vertus du compromis. Je réponds en sociologue, mais en mobilisant la figure de trois philosophes.

Première vertu, que je nomme : une vertu de créativité, ou d’inventivité. Je convoque ici Aristote. Dans son ouvrage Le Politique, il décrit longuement chacune des constitutions politiques des cités méditerranéennes de son époque. Il constate qu’elles recèlent toutes, dans leur méthode de gouvernement, de bonnes choses, mais aussi de moins bonnes, voire de mauvaises. Pour dessiner ce qu’il nomme la cité parfaite, ou le gouvernement parfait, il propose – là aussi, je simplifie – de prendre ce qu’il y a de meilleur dans chacune de ces constitutions politiques et de les mixer dans une constitution, qui pourrait être parfaite. Il nomme cela : « la méthode combinatoire ». L’accord de compromis est construit sur ce même mode : il emprunte des éléments aux deux parties pour créer un nouvel ensemble. Et comme ces éléments représentent ce qu’il y a de « meilleur » pour chacune des parties – c’est-à-dire : ce qu’elles désirent, par-dessus-tout, obtenir – le compromis qui en résulte est jugé satisfaisant par les deux, puisque chacune y retrouve ce qu’elle désire ardemment…

Je nomme vertu d’agilité une deuxième vertu du compromis. Il nous oblige en effet à une agilité intellectuelle. Le philosophe Leibniz a dit à ce sujet l’essentiel : 1) il faut savoir se mettre à la place de l’autre, pour voir le monde comme il le voit ; et 2), en profiter pour questionner, revisiter notre propre vision du monde, à la lumière de ce que nous avons appris en nous mettant à cette « place d’autrui ». L’accord de compromis est bâti sur un même mécanisme : il n’est possible que si les deux parties, après s’être écoutées, acceptent de modifier leurs préférences, de redéfinir leurs priorités, ne conserver que leurs vouloirs les plus importants. La phase de confrontation argumentée qui a précédé ce moment de reconfiguration des préférences a permis d’opérer ce questionnement de chaque partie sur son propre vouloir, à la lumière du vouloir de l’autre…

Troisième vertu – mais je pourrais allonger cette liste tant le compromis recèle à mes yeux de vertus… : une vertu de complémentarité. Je fais ici référence au philosophe Emmanuel Lévinas. Je prends deux de ses phrases, fortes : La différence, ce n’est pas de l’indifférence, et L’autre est ce moi que je ne suis pas. Paroles puissantes ! Que veut-il dire par là ? D’abord que l’autre, bien que différent de moi, possède aussi un Moi, que c’est un homme qui me ressemble – il a comme moi des désirs, des émotions, etc. – mais cet autrui n’est pas moi : il est différent de moi. Or c’est avec lui que je dois faire accord car il détient l’accès à des ressources que je revendique ; il est donc moins le problème que la solution à mon problème… C’est avec lui que je dois la construire. Cela sera d’autant plus facile qu’il est différent de moi : l’accord de compromis prend nécessairement appui sur les différences de besoins et d’approches entre négociateurs. L’exemple classique est celui de ces deux sœurs se disputant pour une seule orange, chacune la revendiquant. Quand on les interroge, l’une dit : J’ai besoin de la peau, du zeste, pour faire un gâteau ; l’autre dit : J’ai besoin de la pulpe, pour faire un jus d’orange. Le compromis, ici, ce n’est pas la poire coupée en deux – en l’occurrence : une orange ! – mais le renoncement simultané des deux sœurs à leurs préférences initiales. Ce sont bien nos différences (de désirs, de points de vue, de préférences, etc.) qui permettent le nouage, durable et efficient, d’un compromis…

Question : Pensez-vous que le compromis soit adapté à notre monde d’aujourd’hui ? Est-il, pour reprendre le mot d’Arthur Rimbaud dans Une saison en enfer (1873) : absolument moderne ?

Oui,  mille fois oui, le compromis est résolument, absolument moderne ! Trois raisons, parmi d’autres : 1) dans un monde de fureur, de brutalité, d’outrance, de violence, comme il l’est actuellement, le compromis est la seule alternative à l’intransigeance et l’unilatéralisme. Il n’y en a pas d’autres ! Si nous sommes tous intransigeants et unilatéraux, c’est la guerre de tous contre tous… 2) Dans un tel monde de brutalité et d’outrance, le compromis est le seul moyen de faire accord en respectant la singularité de l’autre, en préservant son individualité, sa différence – son altérité, donc. Le compromis que j’établis avec cet autrui comprend un peu de moi et un peu de lui. Personne ne s’est soumis, personne n’a abdiqué; et nos deux singularités sont présentes dans l’accord de compromis. 3) Dans ce monde de fureur et de violence, le compromis est un oasis de paix. Pourquoi ? Parce qu’il est fondé sur le retrait, la retenue, la réserve, le juste milieu, la modération, etc. C’est cela la modernité du compromis : ce n’est pas l’expression d’une volonté de puissance, mais celle d’un agir tourné vers la modération. Il nous faut, dans un tel monde de bruit et de fureur – je reprends ici le propos d’une jeune politiste états-unienne, Lauren Hall (lire ici) – être radicalement modéré.e, excessivement modéré.e

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