L’association Dialogues (ici) et le Cevipof, un laboratoire de Science Po Paris (ici), ont publié début novembre les résultats de l’édition 2024 de leur Baromètre du dialogue social (lire ici). Je discute en sociologue, dans le présent billet de blog, les problèmes que pose ce type de sondage et les difficultés à interpréter les réponses des enquêtés. Un deuxième billet suivra, consacré à la perception par les salariés de ce « dialogue social », dont rend compte ce sondage. Dans deux autres billets, mi-décembre, je profiterai d’une des nouvelles questions introduites dans cette édition 2024 par les sondeurs – à propos de la perception du compromis par les salariés – pour aborder ce thème. Je suis intervenu en effet hier, jeudi 28 novembre, à Paris, à une des tables-rondes de l’évènement-anniversaire organisé par la CFE-CGC à propos de ses 80 ans d’existence (elle a été fondé à Paris, en octobre 1944). Le thème de la table-ronde était alléchant : « L’art du compromis »… Dans ce monde de démesure et de brutalité, le compromis me semble résolument moderne ; j’expliquerai pourquoi… Pour l’instant, dans ce premier billet : les remarques d’un sociologue à propos de ce « Baromètre 2024 du dialogue social »…

Toute enquête d’opinion, notait le sociologue Pierre Bourdieu en 1972, dans un exposé fait à Arras et reproduit dans le numéro de janvier 1973 de la revue Les Temps modernes (lire ici, pour une réédition en ligne), est fondée sur trois postulats, dont il entendait critiquer le bien fondé : que tout le monde peut avoir une opinion sur tout ; que toutes les opinions se valent et qu’on peut donc agréger les réponses des enquêtés ; et qu’il y ait accord de ces derniers sur les questions qui leurs sont posées.
Bourdieu estimait ces postulats erronés : certains enquêtés ne se sont jamais posé les questions auxquelles ils tentent de répondre quand ils sont sondés ; l’agrégation des réponses émanant de personnes de catégories socioprofessionnelles fort différentes produit, disait-il, un artefact dépourvu de sens ; et les questions posées par les sondeurs sont souvent des questions qui reflètent les préoccupations du moment de ces sondeurs et de leurs clients, indépendamment des questions réelles que se posent les sondés. D’où, inévitablement, pensait Bourdieu, des distorsions dans les résultats – même si l’administration du sondage est faite de façon rigoureuse.
Parmi les problèmes recensés par Bourdieu à propos des questions posées, il notait ceux-ci : certaines questions, par leur formulation, induisent, de fait, certaines réponses ; de mêmes questions sont posées sous des formes différentes ; beaucoup de ces questions sont liées à la conjoncture politique du moment ; elles reflètent les soucis et opinions du commanditaire du sondage ; certaines questions sont donc ignorées (car ne faisant pas partie des préoccupations du commanditaire).
Pour les réponses et leur interprétation, Bourdieu pointait les problèmes suivants : les items de réponse proposés aux enquêtés (pour les questions dites « fermées ») ne reflètent pas l’étendue des réponses possibles ; ils sont rédigés de manière synthétique et saisissent assez mal la complexité des situations ; enfin, la non prise en compte des non-réponses dans les pourcentages de réponse aux items proposés rend ceux-ci difficiles à interpréter.
Examinons ici les questions des sondeurs et les réponses des sondés au sondage 2024 sur le dialogue social du Cevipof à l’aune des critiques de Pierre Bourdieu. Mon intention est ici strictement pédagogique : montrer les difficultés à interpréter les réponses 2024, et donc proposer à Laurence Laigo et Martial Fourcault, concepteurs du questionnaire 2024, des « axes d’amélioration » pour l’édition 2025…
Rappels sur la méthodologie du sondage 2024 : 1681 personnes interrogées, « constituant un échantillon national représentatif de la population française salariée (du privé et du public hors fonctionnaires) âgée de 18 ans et plus, comprenant 609 cadres et 1 072 non-cadres, 729 salariés de PME (TPE comprises), 533 d’ETI, 419 de Grandes Entreprises ».
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Le sondage 2024 est divisé en cinq grands thèmes : L’état d’esprit des salariés (17 questions) ; De quoi le dialogue social est-il le nom ? (5) ; Les acteurs du dialogue social (12) ; L’efficacité du dialogue social (6) ; et Au-delà du dialogue social (2).
À la question : « Parmi les qualificatifs suivants, quels sont ceux qui caractérisent le mieux votre état d’esprit actuel dans votre activité professionnelle ? », les enquêtés avaient le choix de répondre : confiance, lassitude, épanouissement, enthousiasme, inquiétude, désillusion, espoir, indifférence, méfiance, et colère. Si je vous demande, lecteur ou lectrice qui lisez ce paragraphe, de répondre à la question ci-dessus, que répondriez-vous ? Je fais l’hypothèse que chacun des sondés a eu, comme vous, des raisons particulières de choisir tel ou tel de ces items (deux réponses étaient possibles). L’une d’entre vous, alarmée par la multiplication des plans sociaux en France a dû cocher les items tels « inquiétude » ou « méfiance ». Une autre, échaudée par l’épisode de la dissolution de l’Assemblée nationale puis le feuilleton de l’été à propos du « Premier ministre » a dû noter « colère » ou « désillusion », etc. Bref, il doit être difficile, pour ces sondés, de faire la part entre leur travail et le contexte social, politique, économique, etc., dans lequel il s’accomplit…
Les résultats à cette question démontrent ainsi l’effet pervers d’agrégation de réponses singulières : 31 % des répondants ont coché « confiance », 27 % « lassitude », 25 % « épanouissement », 23 % « enthousiasme », etc. Les items « négatifs », type « inquiétude » (21 %) et « méfiance » (11 %) sont en net recul par rapport la vague 2023 (7 et 8 points de différence, ce qui est conséquent !) et l’« indifférence », nouvel item proposé ne recueille que 13 % des avis. À lire ces résultats, on peut donc penser que « l’état d’esprit des salariés » est plutôt positif et ce, malgré les craintes de plans sociaux, malgré la situation de crise politique, etc.
La répartition des réponses à cette question montre cependant comment sont agrégés, dans un énoncé simple (« 31 % des salariés sont confiants »), des états d’esprit contrastés : si 32 % et 29 % des cadres se sont déclarés « confiants » et « épanouis », ce n’est le cas que de 26 % et 17 % des syndiqués… « L’espoir » a été coché « au total » par 19 % des enquêtés, mais par 24 % des salariés syndiqués et par 16 % des salariés des GE, grandes entreprises. Les items « confiance » et « espoir » sont donc diversement appréciés selon le statut et le type d’entreprise. Le taux (général) de 31 % de sondés « confiants » masque donc le fait qu’il varie en fait de 17 % à 32 %…
Autre problème pointé par Bourdieu : l’intitulé (orienté) des questions. Prenons celle-ci du sondage Cevipof : « Pour faire face aux difficultés économiques, pensez-vous qu’il faut… ? ». Sont proposées deux réponses : « Que l’État fasse confiance aux entreprises et leur donne plus de liberté » et « Que l’État contrôle les entreprises et les réglemente plus étroitement ». On m’accordera que ces deux énoncés ne sont pas de même valorisation : le premier mobilise des mots positivement connotés (« liberté », « confiance »), le second, des mots péjorativement connotés (« contrôle », « réglementation »). Si la question a été imaginée en ces termes, c’est probablement pour obliger les enquêtés à durcir leurs positions et choisir l’un ou l’autre de ces énoncés – bien que la plupart d’entre eux, comme vous et moi, auraient préféré cocher un item moins clivant, du type « Que l’État fasse confiance aux entreprises mais veille au respect de la réglementation »… Mais il n’a pas été proposé aux répondants !
Résultat de la question : 56 % des salariés interrogés préfèrent « faire confiance aux entreprises » (mais 60 % des cadres), et 44 % sont pour « le contrôle des entreprises » (mais 54 % des syndiqués). Face à un choix binaire un peu forcé, les répondants ont donc coché l’item opposé à ce qu’ils refusaient : les syndiqués, estimant que les directions d’entreprise, depuis des années, n’ont pas vraiment joué le jeu du dialogue social et de la transparence informationnelle, ont voté pour le contrôle ; et les cadres, rétifs à un surcroît de réglementation étatique, ont voté pour la confiance. Mais chacun des deux groupes est probablement conscient que la bonne politique publique face aux difficultés économiques est au juste milieu de ces deux attitudes…
Même remarque à propos de la question : « En 2023, 27,5% des salariés ont déclaré un arrêt de travail. Face à ce phénomène, quelles seraient, selon vous, les pistes à privilégier pour prévenir l’absentéisme ? ». Je suis surpris de la formulation de la question : faire équivaloir « arrêts-maladie » et « absentéisme au travail » est vrai d’un point de vue gestionnaire : les malades, par définition (« arrêts de travail ») ne sont pas, en effet, présents au travail… Mais demander à des salariés, qu’on informe qu’ils sont 27,5 % à avoir été mis en arrêt par un tiers-expert (un médecin a dû signer la feuille…), ce qu’ils pensent de cet « absentéisme » (sachant qu’un quart des sondés ont eu un arrêt de travail en 2023 – statistiquement parlant…) conduit à ce que ces sondés sur-réagissent. Les réponses des sondés sont logiques : 51 % d’entre eux proposent, comme remède, « une prise en compte du bien-être au travail (charge de travail…)», 29 % « une meilleure reconnaissance », et 28 % « une meilleure conciliation vie de travail / vie personnelle »… Que nous apprend, que nous ne sachions déjà, cette question sur « l’absentéisme » au travail ? Il est lié, avant tout, à la manière dont le travail est reconnu et organisé dans l’entreprise contemporaine…
Autre remarque, à propos de la question portant sur Les sujets incontournables pour un dialogue social efficace. La question du Cevipof est la suivante : « Parmi les propositions suivantes, indiquez-nous celles qui vous semblent les plus importantes/pertinentes pour un dialogue social efficace ». Etaient proposés les items suivants (les trois premiers et les trois derniers, par ordre décroissant de réponses) : « Les conditions de travail » (76 % des enquêtés l’ont estimé « important »), « La question des salaires » (74 %), « La prise en compte des remontées du terrain » (69 %) « « Être informé.e sur les nouvelles dispositions ou accords conclus » (67 %), « Être informé.e sur les orientations stratégiques de l’entreprise » (58 %), « L’offre de formation et/ou l’accompagnement professionnel » (56 %).
Le problème de cette question est double. Il y a d’abord la gymnastique intellectuelle que doit faire l’enquêté : à une question qui demande – c’est comme cela que je la lis – « Que faut-il faire pour rendre le dialogue social efficace ? », des items comme « Les conditions de travail », ou « La question des salaires » semblent mal formulés. Si « Être informé » est une réponse logique (l’enquêté se disant : « Le dialogue social est efficace puisque je suis informé de… »), « Les conditions de travail » ou « les salaires » sont une réponse non logique, sauf à imaginer que les enquêtés ont compris ainsi la question : « Pensez-vous qu’un dialogue social qui s’occupe de vos conditions de travail serait un dialogue plus efficace ? »
Peut-être est-cela que les sondeurs ont voulu demander aux sondés : si le fait d’aborder les questions de salaire et de conditions de travail était ou non un facteur d’efficacité du dialogue social. Je pose donc la question à Laurence Laigo et Martial Foucault : que cherchiez-vous vraiment à savoir avec cette question, et des items ainsi énoncés ?
L’autre problème de cette même question concerne les réponses des salariés. Je pense que les enquêtés, en cochant en premier les salaires et les conditions de travail ont surtout répondu, en fait, à une question non posée mais qu’ils ont compris comme telle : « De quoi, selon vous, devrait s’occuper un dialogue social efficace ? »…
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Les réponses des enquêtés, dans ce sondage du Cevipof, sont présentées sous deux formats : les résultats agrégés, en pourcentage, avec les évolutions depuis la vague 1 (2018), du Baromètre… ; et les résultats avec une répartition selon le statut (cadres ou non cadres) et la taille de l’entreprise (PME, ETI ou GE), et selon l’adhésion à un syndicat.
Reprenons cette même question sur « Comment rendre le dialogue social efficace ». L’item « Conditions de travail » est coché par 76 % des répondants, tous statuts confondus. Mais 81 % des cadres l’ont coché, 75 % des salariés syndiqués, et 71 % des salariés de TPE-PME. Même chose pour l’item « Les salaires » : 74 % des répondants, tous statuts confondus l’ont coché, mais ce fut le cas de 78 % des cadres et de 68 % des syndiqués. Les chiffres semblent donc un peu incohérents (les syndiqués semblent moins acquis que les cadres à l’idée qu’un dialogue social efficace est celui qui s’occupe des salaires et des conditions de travail…). Comment comprendre ces écarts ? Je pose cette question à Laurence Laigo et Martial Foucault ; et je publierai leurs réponses dans un prochain billet de blog…
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En se posant la question des questions non-posées, Pierre Bourdieu portait au jour un phénomène social de première importance : « Les questions posées », écrivait-il, « dans une enquête d’opinion ne sont pas des questions qui se posent réellement à toutes les personnes interrogées. »
Les sondeurs ont demandé aux sondés leur opinion à propos de deux propositions : « Il faut rendre obligatoire le vote lors des élections professionnelles » et « Pour que les employeurs n’aient pas peur d’embaucher, ils devraient avoir le droit de licencier plus facilement », en indiquant s’ils étaient, à leur égard, « tout à fait d’accord, plutôt d’accord, plutôt pas d’accord ou pas d’accord du tout ».
La proximité entre ces deux propositions, de niveau et de sujet différent, dans une même question, me conduit à poser… une question à nos deux amis sondeurs : pourquoi faire voisiner deux thématiques de nature radicalement différente ? Il y a ensuite (j’ai déjà fait plus haut cette remarque) les formulations opposées des deux énoncés (« rendre obligatoire », dans l’un ; et « avoir le droit de » dans l’autre…). Si des articles de presse sont souvent publiés lors d’élections politiques et abordent la question d’un possible vote obligatoire pour enrayer la hausse des abstentions, il me semble qu’aucun rapport parlementaire (ou de haut-fonctionnaire…) n’a, pour l’instant, abordé la possibilité de rendre obligatoire le vote aux élections professionnelles (ce qui serait d’ailleurs, je crois, considéré comme anticonstitutionnel…).
Pourquoi alors poser cette question à des sondés qui ne se sont jamais posé cette question ? Leurs réponses, d’ailleurs, rendent la question inexploitable : 53 % sont d’accord pour un vote obligatoire (dont seulement 16 % « tout à fait d’accord »), et 47 % sont en désaccord (dont 15 % « pas du tout d’accord »). Autrement dit, tout le monde est pour, et tout le monde est contre…
Autre exemple de questions que les sondeurs se posent (mais probablement pas les sondés) et qu’ils posent aux sondés (qui leur répondent car on répond toujours aux questions que l’on nous pose, a fortiori si c’est IPSOS et Science Po qui les posent…), celle-ci : « Certains disent que le dialogue social est une chose trop compliquée et qu’il faut être un spécialiste pour le comprendre. Êtes-vous d’accord ou non avec cette affirmation ? ». Je pense (mais je parle ici sous votre contrôle, cher lectrice, cher lecteur ; adressez-moi SVP un message d’erreur si je me trompe) n’avoir jamais vu / lu quelque part, ces dernières années, dans un article scientifique ou issu d’un magazine, l’idée que le dialogue social était « chose compliquée » et qu’à défaut d’« être un spécialiste », personne n’y comprenait rien…
Pourquoi, chers Laurence Laigo et Martial Foucault, posez-vous cette question aux sondés ? D’autant que, vous me l’accorderez, les réponses sont inexploitables (51 % sont « d’accord », et 49 % ne sont « pas d’accord » ; seuls les répondants issus de TPE-PME pensent, à 54 % (le plus gros écart), que c’est compliqué). Ce résultat est logique : le dialogue social n’étant pas structurel dans ce type d’entreprises, les salariés de ces TPE-PME ignorent si cela est compliqué ou non quand il y est présent. Ils répondent un peu plus négativement que les autres sondés car on trouve toujours compliqué / complexe ce dont nous ne sommes pas familiers…
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Restent les questions non posées par les sondeurs et auxquelles, peut-être, les sondés auraient aimé répondre… Par exemple à propos de la participation / association des salariés à la prise de décisions les concernant, ou de leur expression directe et collective, via des espaces de discussion ou des groupes thématiques dédiés, ou encore au sujet de la pertinence ou de la qualité des informations sociales et économiques qu’ils reçoivent, etc.
C’est aussi cela le dialogue social. Pourquoi, Laurence Laigo et Martial Foucault, ne posez-vous pas de questions comme « Avez-vous le sentiment d’être correctement informés par la direction de la situation économique de votre entreprise et des perspectives de développement ? » ou « Comment vous associer plus étroitement aux décisions de la direction et qui affectent votre vie personnelle et professionnelle ? » ? Suivraient différents items, à cocher, tels « des AG mensuelles », « des mini-référendums », « des conférences de salariés », « du travail en groupe avec les managers pour en discuter », etc. Pourrait-on ajoutera ces questions à la vague 2025 de votre Baromètre ? Au plaisir d’échanger avec vous sur tous ces sujets…
(Prochain billet : Les principaux résultats de l’enquête 2024).