Le fait qu’on dise table de négociation n’est pas anodin. Comme le notait Laurent Berger dans son livre-entretiens avec Jean Viard, « c’est symbolique, la table ». En effet : un, cela liste des mots, des chiffres, des matières, etc., permettant ainsi à chacun de se repérer dans un monde complexe et incertain ; deux, c’est le lieu d’un repas partagé – entre amis, entre citoyens ou militants, entre relations d’affaires, etc. ; et trois, c’est le lieu où les choses sont dites, là où les options d’action sont débattues. Commentons (rapidement) ces trois dimensions symboliques de la « table ».

La table comme liste. Nos expressions l’indiquent avec clarté – table des lois, table des matières, table des multiplications, etc. : la « table », du latin tabula, la tablette, où étaient consignées, dans le monde romain, diverses données, marchandes ou politiques, est cet objet où des individus, investis d’une autorité savante, ont classifié des mots ou des choses. Ce que produit une négociation collective, ce sont des règles – du travail et des relations de travail ; celles-ci sont rassemblées dans un document – l’accord collectif d’entreprise, ou la convention collective de branche. Cette dernière, dit-on, « est la loi de la profession ». À la table (de négociation) s’élabore ainsi des règles, dont le contenu est rappelé dans une table (des matières), donnant vie à une table (de règles, codifiant l’activité socio-productive)…
Ces trois sortes de « table » (ou ces trois usages du mot « table ») informent de la spécificité de ce mode de décision collective qu’on nomme une négociation : des personnes en désaccord sur des options d’action (hausser les rémunérations de 1 % ou de 3 % ? Travailler 35 heures ou 39 heures par semaine ? Etc.) choisissent de rechercher ensemble, à une même table, une option consensuelle et, pour l’atteindre, acceptent de modifier leurs préférences initiales. À la différence avec d’autres modes décisionnels (la décision unilatérale, le recours au juge, le tirage au sort, la règle majoritaire, etc.), cette recherche s’effectue par les parties elles-mêmes, et leur décision commune les engagent contractuellement. L’accord (la tabula, donc) auquel elles parviennent à la table (physique), non sans mal parfois, définit son périmètre (c’est-à-dire les personnes concernées) et spécifie les règles à propos desquelles les parties se sont accordées (rassemblées dans une table des matières).
Le partage du repas. Il n’est pas anodin qu’on ait qualifié « table de négociation » le lieu de production de cet accord entre des parties en désaccord. Y ont été discutés différents scénarios ; certains ont été modifiés, puis combinés ; des formulations ont été révisées. Tout comme des amis ou une parentèle lors d’un repas : chacun, par ses propos ou son attitude, contribue à l’ambiance générale du repas. Chaque convive est unique, même s’ils sont parents, voisins, collègues de travail, etc. ; et c’est de cette pluralité (de statuts, d’intérêts, de visions du monde, etc.) que surgit l’unité du groupe. Chacun arbitre son positionnement en fonction de celui des autres ; chacun veille à louanger le cuisinier / la cuisinière, ou à ne pas aborder « les sujets qui fâchent ». La table de négociation ressemble à cette table d’hôtes : les interdépendances entre négociateurs y sont telles, comme le note Thomas Schelling dans son essai Vers une théorie de la décision interdépendante (lire ici), que l’action de chacun « dépend de l’idée qu’il se fait de l’attitude de son vis-à-vis, sachant que celui-ci fait de même, de telle sorte que chacun doit, avant de prendre sa décision, se représenter ce que l’autre pense qu’il fera lui-même, et réciproquement, suivant le classique enchaînement en spirale des attentes réciproques ».
À table, les choses sont dites (et faites)… Troisième symbolique de la table de négociation : les personnes s’y font face, les choses y sont dites, et les gestes nécessaires accomplis. « Toutes les options sont sur la table » dit-on dans la langue de bois diplomatique, signifiant par là qu’on ne s’interdit aucun scénario, y compris les plus radicaux. À l’inverse, recommandent les auteurs de Méthode de négociation, Alain Lempereur et Aurélien Colson (lire ici), les négociateurs ne doivent pas se désintéresser des solutions hors-table – c’est-à-dire celles permettant d’atteindre néanmoins ses objectifs, même si aucun accord n’est possible avec l’adversaire « à la table » (via un plan B, donc).
Le théoricien et praticien John Thomas Dunlop, dans son ouvrage de 1984, Dispute Resolution. Negotiation and Consensus Building (lire ici), remarquait que pour qu’un accord collectif soit signé entre un employeur et des syndicalistes, il devait être précédé de deux autres accords, un dans chaque camp, pour définir ce qui allait être négocié et comment cela serait négocié1.
Parler de « table de négociation », au singulier, est donc impropre. En négociation collective, il existe en effet trois tables : la table syndicale, où salariés et négociateurs syndicaux se mettent d’accord entre eux pour définir le mandat et les options alternatives ; la table patronale, où les membres du Comité de direction et les actionnaires se mettent eux aussi d’accord pour définir le mandat des négociateurs et les options alternatives ; enfin la table de négociation, où les deux parties vont, sur la base de leurs mandats respectifs, tenter de trouver la voie d’un compromis.
D’autres « négociateurs », non-présents à cette table principale, exercent une influence sur ce qui se passe à cette table ; ces « influenceurs » (pour user d’un terme contemporain) sont ceux de la Seconde Table ou de la Back Table – pour reprendre les expressions usuelles anglo-saxonnes. Cette deuxième table (ou cette « arrière-table ») illustre le travail d’orientation qu’opèrent (ce sont, par exemple, des avocats ou d’autres employeurs) ces « décideurs invisibles », réels dans leur capacité à influer le cours des choses à la Front Table (la table principale, ou « l’avant-table »), mais agissant en coulisses2.
Autre exemple d’articulation entre tables « de l’avant » et tables « de l’arrière » en négociation : celle que conceptualise James Sebenius dans un article de 2013 paru dans le Negotiation Journal (« Level Two Negotiations: Helping the Other Side Meet Its “Behind-the-Table” Challenges » ; lire ici).
Partant de la distinction classique entre « négociation interne » (dans son propre camp) et « négociation externe » (entre les deux camps) – et de l’idée, partagée par tous, que de la qualité des premières (les négociations dans son camp) dépend le succès de la seconde (à la table principale), Sebenius montre qu’aider le négociateur d’en face à réussir sa négociation avec ses propres mandants (salariés ou membres de la direction) est un facteur de plus grand succès encore… Aider son interlocuteur à se doter d’un mandat souple, non-impératif, à ne pas être prisonnier à la table de négociation de personnes « radicales », etc., voilà, dit Sebenius, ce qui garantit un accord efficient et satisfaisant pour toutes les parties. Il a grandement raison ; car on oublie (trop) souvent qu’un accord collectif est le fruit de deux renoncements et que plus une partie affirme qu’elle sera intransigeante sur son objectif et moins sera possible la possibilité d’un accord avec son homologue. Veiller à ce que son adversaire soit prêt à faire les concessions nécessaires et l’aider à y parvenir est une stratégie judicieuse.
Il faut donc, hors table, maintenir ouvert le canal de communication avec son homologue et considérer que le problème de son adversaire (si les syndiqués, ou son Codir, le désavoue) est aussi son problème. Durant mes stages de formation aux « techniques de négociation collective fondées sur la résolution de problèmes », j’utilisais à dessein une séquence d’un film documentaire canadien, The Last Offer (lire ici) à propos des négociations entre General Motors et le syndicat canadien de l’automobile durant la renégociation de la convention collective en 1984. On y voyait les membres du comité de grève tomber sur le dos du négociateur syndical en chef, Bob White, pour le contraindre à refuser la dernière offre patronale, contre l’avis de ce dernier, conscient de l’effort consenti par GM, d’une part, et parce qu’il obtenait, d’autre part, le droit de négocier les salaires des ouvriers canadiens sans passer par la branche étatsunienne du syndicat. Je disais alors aux stagiaires, en reprenant le titre du film de Steven Spielberg, que tout négociateur patronal chevronné, dans une telle situation, devait à tous prix « sauver le soldat White » et favoriser un vote consensuel dans l’autre camp de sa proposition…
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Terminons ce rapide tour d’horizon de « la table » en négociation collective par la définition qu’en donnait Jack Barbash, praticien et théoricien étasunien dans la période 1950-1980 (tirée de son article de 1977 : Price and Power in Collective Bargaining ; lire ici): « The negotiating table is figuratively and literally the forum or market-place where the parties face each other in the making of the bargain. » En français, on peut traduire ainsi : « La table de négociation est, au sens figuré comme au sens propre, le forum ou la place de marché où the parties face each other in the making of the bargain. » Le début du segment de phrase en italiques peut se traduire, selon le contexte, par « les parties se font face » ou « les parties s’affrontent » ; et la fin de cette phrase par : « pour conclure un marché » ou, plus élégant : « pour construire l’accord ». Que déduire de cette définition ? Que la « table de négociation » est un lieu alchimique…
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Car de ce meuble, haut de 70 à 76 cm, où s’assoient des personnes en désaccord, surgit la possibilité d’un accord, tout comme de cette chimie du Moyen Âge pouvait surgir « la transmutation des métaux » et révéler « la panacée universelle » (comme l’indique la notice du CNRTL du mot « Alchimie »). Barbash, en rapprochant ainsi « des parties qui s’affrontent » et « la conclusion d’un marché » met en lumière le rôle essentiel d’une table de négociation : une machine à produire de l’accord, par le jeu conjoint d’une confrontation des arguments, de l’explicitation des intérêts et de la volonté de définir une solution satisfaisante pour tous. En ces temps politiques troublés que nous vivons, la leçon est utile…
(Prochains billets, publiés à la rentrée : un texte de John Dunlop, The Bargaining Table, suivis de mes commentaires. D’ici là, bel été à toutes et à tous !)
- «Thus, in the instance of two parties, it takes three agreements to achieve one agreement: an agreement within each party as well as one across the table. In the instance of three parties, it takes four agreements to achieve one agreement. This simple proposition is a fundamental to agreement-making. » ↩︎
- Voir l’entretien avec Robert McKersie, réalisé en 2007 par ma collègue Lavinia Hall, médiatrice dans le New Jersey : Qu’est-ce qui est le plus difficile, la négociation à la table principale, ou la négociation loin de la table, souvent appelée “la seconde table” ? (lire ici) ↩︎