(I) The « Bargaining Table ». 70 cm de haut, largeur et longueur variables…

Laurent Berger, page 45 de l’ouvrage Pour une société du compromis (2024), où il dialogue avec Jean Viard (voir mon récent billet de blog ; lire ici), ajoute ceci au détour d’une phrase, après avoir souhaité « réunir les gens autour de la même table » : « C’est symbolique la table. »

Qu’est-ce qu’une table de négociation et pourquoi emploie-t-on cette expression (et pour quelles raisons ne dit-on pas, par exemple : « table de médiation » ?) ? Tel est l’objet du premier billet de ce mini-dossier. Le suivant articulera table et hors-table, « table principale » et « seconde table », ce qui se passe « à la table » et « en coulisses », etc. Les deux derniers présenteront et commenteront un texte  de John Dunlop, « The Bargaining Table ».

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L’expression princeps, the Bargaining Table, semble naître aux États-Unis vers 1935 – et la promulgation du National Labor Relations Act (lire ici). Son usage atteint son acmé dans les années 1980, puis s’estompe après 2000, au profit d’une expression similaire, mais moins connotée, negotiating table – comme le montre le graphique ci-dessous, issu de l’application Ngram Viewer, proposée par Google Books ; voir ici.

On traduit généralement bargaining par « marchandage ». L’ouvrage séminal de Carl Stevens (1963 ; lire ici) se nommait ainsi Strategy and Collective Bargaining Negotiation. Cette « négociation collective de marchandage » est une négociation distributive – si l’on reprend la typologie de Richard Walton et Robert McKersie (1965 ; lire ici) – où les parties « bargain » entre elles, chacune répondant à une concession de l’autre, d’où cette sorte de zig-zag, à l’instar d’une barque tirant des bords pour avancer (le mot anglais bargain est tiré de l’ancien français, bargain, qui a ensuite donné barque…). Si l’expression « Negotiating Table / Table de négociation » illustre le fait que des personnes en désaccord, optant pour un règlement amiable de leur différend, prennent place autour d’une table, pour concrétiser cet accord, sa symbolique dépasse la seule action de production d’un accord. Ou plutôt : la symbolique de la table renseigne de ce qu’est un processus de négociation et de sa fonction générative

Si l’expression « Negotiating Table / Table de négociation » illustre le fait que des personnes en désaccord, optant pour un règlement amiable de leur différend, prennent place autour d’une table, pour concrétiser cet accord, sa symbolique dépasse la seule action de production d’un accord. Ou plutôt : la symbolique de la table renseigne de ce qu’est un processus de négociation et de sa fonction générative

Qu’est-ce qu’une table ? Un meuble, formé d’une surface plane (le plus souvent : horizontale), d’une hauteur convenable (le plus souvent : entre 70 et 76 cm), reposant sur un support (le plus souvent : quatre pieds), et servant à divers usages (le plus souvent : à déjeuner et dîner). Si les tables ont leurs spécificités fonctionnelles (il existe ainsi des tables : d’architecte, de cuisson, de montage, d’opération, d’orientation, de ping-pong, de repassage, etc.), si elles peuvent être basculantes, dormantes, gigognes, lumineuses, roulantes, tournantes, volantes, etc., que peuvent être des tables de négociation ?

Elles sont des lieux d’accords (ou de persistance du désaccord). Mais ce « lieu » peut être tout autre chose qu’une table en bois, de forme carrée et revêtue d’une nappe blanche ou à motifs floraux… Comme l’indique le PON, Program On Negotiation, ce consortium réunissant la Law School d’Harvard, le MIT et l’université Tufts (lire ici), « la table de négociation est une façon de désigner le moment et le lieu où les parties se réunissent pour conduire leur négociation. Il n’est pas nécessaire qu’il s’agisse d’une “table” physique ; l’expression désigne plutôt l’acte de faire accord (the act of getting a deal done). »  

Dans les dictionnaires anglais, même ambivalence dans la définition de la « table de négociation ». Exemples : « Une situation ou un lieu où des personnes discutent formellement dans l’objectif d’aboutir à un accord » (Cambridge Business English Dictionary) ;  « Le moment ou la situation où des personnes tentent de parvenir à un accord » (Collins English Dictionary).  La « table des négociations » semble donc, dans la tradition culturelle anglo-saxonne, un concept élargi,  et qui englobe : le lieu, le moment, et le « faire accord ».

La plupart du temps, la « table de négociation » est une (vraie) table. Les alternatives ne sont pas en grand nombre : les négociateurs peuvent négocier au téléphone, ou le faire en visio-conférence ; ou passer par des intermédiaires ; ou encore, par exemple lors d’expériences de recherche, négocier via des écrans où s’inscrivent des offres et des contre-offres.

C’est pourquoi la « table » est un accessoire essentiel aux négociateurs : ils sont assis et en co-présence ; ils peuvent disposer leurs documents sur la table, pour les consulter, ou prendre des notes, etc. ; des tasses de café ou des viennoiseries sont à portée de main ; des micros peuvent être disposés devant eux, etc. Cette table peut être carrée ou rectangulaire, moins fréquemment ronde ou ovale (bien que  « ronde » est recommandé dans les manuels contemporains, pour qu’à l’instar des chevaliers du même nom, à la cour du roi Arthur, ils peuvent ressentir leur égalité). Il peut s’agir : de tables distinctes, chaque membre des délégations se faisant face (photo 1 ; négociations entre la municipalité et le syndicat de la police de la ville de San Antonio, Californie) ;  de tables distinctes mais rapprochées (photo 2 ; des syndicalistes sud-africains face à leur employeur ; tiré du site Labour Research Service) ; de tables distinctes mais contigües (photo 3 ; syndicalistes de l’US Postal face à leurs employeurs) ; d’une seule grande table (photo 4 ; négociations en mai 2024 entre l’U2P et les syndicats).

Pourquoi une « table de négociation », alors que n’existe pas « table de médiation » ?

Le chapitre 5, « Conduire une table ronde », de l’ouvrage de Jean-Edouard Grésy, Florence Duret-Salzer et Cristini Kuri, La Médiation au travail (2019 ; lire ici), lève le mystère : « Symboliquement », écrivent les auteurs, « plutôt que d’être face à face avec une table pour barricade, la table ronde offre à la fois une circularité de la parole et une absence de protocole sur le positionnement des uns ou des autres. Cette invention prêtée au roi Arthur avait un cahier des charges très précis si l’on en croit son charpentier de Cornouailles : “Je te ferai une table très belle, où ils pourront s’asseoir seize cents et plus, et tourner autour, et dont personne ne sera exclu… Aucun chevalier ne pourra livrer combat, car là, le haut placé sera sur le même pied que le bas placé.” Marcel Mauss nous rappelle ainsi que “Partout où Arthur transporta sa Table, joyeuse et invincible resta sa noble compagnie.” C’est pourquoi, à défaut de table ronde, nous préférons une absence de table pour privilégier le positionnement des acteurs en cercle autour d’une table ronde dématérialisée, gage d’abandon des querelles. »

Pourquoi ce raisonnement n’a-t-il pas été appliqué à la négociation et parle-t-on d’une « table de négociation » ? Parmi les hypothèses, commentons celles-ci : un, à une table de négociation, on n’« abandonne pas une querelle », pour parler comme Grésy, Duret-Salzer et Kuri : on surmonte un désaccord en combinant différemment les préférences de chacun ; et deux, à une table de négociation, seules les parties se dont face, sans l’aide d’un tiers.

Négocier, c’est gérer méthodiquement un désaccord. Pour quelles raisons les parties s’inscrivent dans ce processus de gestion de leur désaccord ? Car elles ont conscience qu’aucune ne parviendra à imposer sa solution à l’autre et que chacune détient l’accès à ce que l’autre veut obtenir. Ce sont pour ces deux raisons qu’elles engagent une négociation : tant que l’une, ou l’autre, ou les deux parties sont persuadées qu’elles ont le pouvoir d’imposer à l’autre leurs préférences, aucune négociation ne s’engage ; c’est, à l’inverse, quand l’une, ou l’autre, ou les deux parties sont convaincues qu’elles n’ont plus les moyens de leurs ambitions et qu’elles ne parviendront pas à faire céder l’autre, qu’elles prennent place à la table de négociation. Et pourquoi y siègent-elles ? Car toutes deux savent que chacune contrôle, tout ou partie, l’accès à la solution souhaitée par son vis-à-vis. En l’absence de cette seconde condition, aucune ne prendrait place à la table de négociation… Elles s’y assoient et s’y font face car toutes deux savent que chacune détient une part de la solution et que de leur seule coopération dépend la possibilité pour chacune d’obtenir ce qu’elle désire.

En médiation, a contrario, les parties recherchent moins une solution à leur différend que de réapprendre à se parler pour pouvoir le régler. D’où la présence d’un médiateur, tiers neutre et impartial, pour « rétablir le dialogue ». Les experts européens avaient défini, à Créteil en 2000, la médiation sociale comme un processus de réparation du lien social. Dans un processus classique de négociation collective, hormis le cas d’une grève due à une exaspération sociale, le lien social n’est jamais rompu ou endommagé ; il n’a donc pas à être réparé. À la table de négociation, ce qui est mis sur la table, ce sont des propositions de règlement, des abandons de prétentions, des solutions concrètes ; c’est sur elles que portent le désaccord ; ce sont donc ces propositions, ces abandons et ces solutions qui sont discutées, amendées, combinées, etc. Le fait d’être assis autour de la « table de négociation » pour faire ce travail de négociation est ainsi une posture éminemment pratique….

(Suite du dossier dans le prochain billet)

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