(III) Palabre kanak et négociation. Un agir décisionnel…

(Suite 1 de ma conférence, Palabre coutumier et négociation collective, mai 2012, Nouméa)

Quatrième dimension du palabre : une vision du monde, une perception originale du monde – et c’est ce que ce mot de « coutume kanak » désigne.

Quel est l’objectif du palabre ? Arrêter une décision. Mais le recours au juge vise le même objectif ; ou le vote majoritaire. En quoi le palabre est-il différent de ces deux modes de décision en usage dans nos sociétés démocratiques ? D’abord le fait que la solution n’est pas externe aux protagonistes, comme dans la procédure judiciaire, où c’est un tiers instruit – le juge – qui va décider « au nom du peuple français » ; ensuite que le résultat de ce palabre – la décision, donc – non seulement est validé par les intéressés mais poursuit un autre objectif que seulement trancher. C’est sur ce point que je vais insister…

L’objectif du palabre n’est pas – en tous cas pas uniquement…  – de sanctionner le déviant ou de désigner un coupable ou une victime. C’est aussi, ou surtout, de renouer une relation sociale, un instant brisée. L’important est donc moins le présent – condamner, attribuer des torts – que de faciliter ou reconstruire les rapports futurs entre les protagonistes.

Il y a là une grande noblesse du palabre et une vision du monde intéressante. Je cite ici Jean-Godefroy Bidima : « C’est la relation qu’il faut sauver et non une vengeance qu’il faut assouvir » (p. 31). Il s’agit donc moins d’humilier un coupable que de préserver l’honneur d’un homme. Bidima écrit, en reprenant le titre de l’ouvrage de Michel Foucault : « Non pas surveiller et punir, mais discuter et racheter ».

Le palabre, si j’ose ce jeu de mot, est ainsi un entre-tient, en deux mots, un « tient entre » : il s’agit d’un échange de paroles « pour faire tenir ensemble » deux êtres, et au-delà, faire tenir la communauté à laquelle ils appartiennent… Voilà, me semble-t-il, une vision du monde, radicalement étrangère à la conception occidentale depuis Descartes ; or cette conception est inspirante pour (re)penser une démocratie moderne car elle exprime le pluralisme des vérités. Quel est en effet le mécanisme fondamental qui fonde le palabre, soit cette discussion collective, regroupant tous ceux qui sont concernés, à divers titres, par le litige ? Le fait que par la confrontation à l’autre, ou à ceux de « l’autre camp », on puisse, en écoutant leurs arguments – ou ceux de tierces personnes, ou des anciens – changer soi-même de point de vue. Palabrer avec son adversaire, en présence de la communauté, c’est admettre de se tromper, c’est voir les choses autrement qu’on ne les voyait, c’est reconnaître que la réalité est multiple.

Bidima use, pour désigner ceci, d’une belle formule : « une perte de souveraineté de soi ». Le mécanisme de la négociation collective emprunte au même schéma : en négociant avec son adversaire, ou avec son ennemi – Nelson Mandela avec le Président De Klerck en Afrique du Sud ; Yasser Arafat et Menahem Begin, pour la Palestine ; ici même Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur, etc. –, les négociateurs acceptent d’abandonner une partie de ce qui les motivait, d’abandonner une partie de leurs croyances et certitudes, et tentent de voir les choses comme les voit leur adversaire.

Là aussi, beauté et noblesse du palabre : on y met en péril sa propre vérité en la confrontant à celle de l’autre. On y fait surgir et on rend publiques, par un échange de paroles, d’autres vérités, d’autres certitudes, d’autres possibles. Les absolus de chacun sont ainsi relativisés. Palabrer, c’est accepter de voir ébranlées les justifications de ses propres actions et de ses valeurs, en écoutant et comprenant les actions et les valeurs de l’autre.

Il y a là, disais-je, un pluralisme des vérités, et c’est là le principe même des sociétés démocratiques : si l’on discute ensemble, c’est parce que personne n’a « la » solution unique, personne n’est capable de décrire la totalité du monde. On palabre ensemble car chacun des participants au palabre est dépositaire d’une description d’une partie de ce monde seulement ; il faut donc rassembler ces visions partielles, les additionner, pour pouvoir disposer, enfin, d’une description un peu plus complète…

Cinquième et dernière dimension du palabre : c’est un agir décisionnel. L’objectif du palabre – l’énoncé de la loi de pays est clair à ce sujet – est de décider d’un cours d’action, parmi divers choix d’action possibles. Bien sûr, toutes les décisions ne sont pas de même ampleur ou gravité. On peut donc distinguer le palabre irénique, en dehors de tout conflit, quand il s’agit de décider d’un arrangement entre des parties, comme un mariage, une vente de biens, etc., et le palabre agonistique – de agon, en grec : conflit – où il s’agit de résoudre un conflit ouvert, à propos de droits sur des biens. Les litiges fonciers sont de ce type.

Ici aussi, le parallèle peut être fait avec la négociation collective : nous distinguons en effet la négociation conflictuelle, qu’on nomme « distributive », qui a pour objectif de trouver une solution quand à un partage des biens revendiqués par chacun, et la négociation coopérative, ou intégrative, qui a pour objet de décider de cours d’action commun, mais sans conflit ouvert – c’est souvent le cas des fusions entre entreprises, ou la négociation de gros contrats commerciaux. Bien sûr, comme pour le palabre irénique ou agonistique, les frontières entre les deux mécanismes de négociation sont floues et tout processus réel emprunte à ces deux formes…

Le palabre n’est donc pas, assurément, et contrairement à l’usage péjoratif qu’en a fait le colonialisme français, une discussion sans fin, mais bien un mécanisme original de prise de décision. En quoi est-il original ? On distingue généralement, pour les opposer ou les distinguer, plusieurs modes de décision. Le premier mécanisme a été inventé dans les sociétés occidentales, qui l’ont ensuite rationalisé : le vote, le suffrage universel. Son mécanisme est simple : la décision est prise à l’issue d’un comptage des voix ; et c’est l’avis de la majorité qui l’emporte. La minorité, même si son avis a recueilli 49, 9 % des voix, doit s’incliner et son avis n’est nullement pris en compte…

Second mécanisme décisionnel : le recours à un tiers, qui décide, seul, et qui impose sa décision, en vertu de sa science, de la légalité, de son statut, etc. C’est le cas du juge, de l’arbitre, du directeur de service, etc. Autre mécanisme, usuel dans le monde occidental, en particulier anglo-saxon : la négociation. A la différence des deux précédents, ce sont les parties en litige qui décident de se réunir pour trouver ensemble une solution. La décision prise à l’issue d’une négociation est, pour reprendre le propos d’Henry Kissinger, à l’unanimité des présents. Ce mécanisme me semble plus moral que les deux précédents : la négociation ne dessaisit pas les parties de leur problème, et aucune majorité n’impose sa décision à une minorité…

Le palabre réunit, me semble-t-il, le meilleur de ces trois mécanismes – et cela constitue son originalité : 1) il regroupe toutes les parties en litige, voire même les supporteurs de chaque camp, ou ceux qui ont à cœur de résoudre le problème – par exemple les anciens ; 2) chacun tente d’apporter sa pierre à la résolution et contribue à la décision finale ; chacun l’enrichit ; et, surtout, 3) à la différence de la négociation, qui s’arrête en chemin, le palabre pousse les discussions jusqu’au consensus – nous retrouvons ici la définition de M. Néaoutyne. Les échanges de parole se poursuivent en effet jusqu’à ce que tout le monde soit d’accord avec la solution proposée ; celle-ci a émergé de leur confrontation entre les participants ; l’organisateur du palabre, le grand chef, n’a plus qu’à ratifier cette solution ; elle apparaîtra bientôt comme la meilleure, en tous cas, la moins insatisfaisante. Les autres scénarios auront été, auparavant, examinés, amendés, ou critiqués.

Je souligne ici, à nouveau, la beauté et la noblesse du palabre : il prend le temps de rechercher l’accord de toutes les parties, il s’efforce de susciter leur adhésion à la décision finale ; celle-ci sera donc mieux acceptée, donc mieux appliquée, donc peu transgressée ou peu détournée… Certes, on peut discerner dans ce processus une discussion sans fin, une « discutaillerie » – pour mettre tout le monde d’accord… Que dire, alors, des modes occidentaux de décision, plus rapides – une courte réunion de travail et le chef tranche… – mais qui ouvrent la possibilité, infinie, de contestation, y compris judiciaire, d’une décision à laquelle la plupart n’ont pas adhéré ou sont en désaccord ? Les manifestations en France à l’occasion de la réforme des retraites fin 2010 se comprennent à cette aune : il n’y a pas eu de palabre sur les objectifs et les moyens de réformer le système français de retraites… Le temps qui n’a pas été pris lors d’échanges de parole a été pris lors des grèves et des manifestations, et chacun retranché dans sa vision partielle du monde…

(Suite et fin dans le prochain billet)

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