C’était en mai 2012, au Centre culturel Tjibaou, à Nouméa. L’objet de ma conférence, ce soir-là, était singulier : rapprocher palabre et négociation collective. Autrement dit, conjoindre deux modes de résolution des conflits : l’un, mélanésien, fondé sur la parole et le droit de tous à délibérer ; l’autre, occidental, fondé sur la réciprocité des concessions. Missionné à l’époque par le Directeur du Travail de Nouvelle-Calédonie, Pierre Garcia, pour aider syndicalistes et employeurs calédoniens à mieux maîtriser les techniques de dialogue social et de la négociation collective, j’étais convaincu qu’on ne pouvait, sur une île du Pacifique où cohabitent plusieurs communautés, chacune avec son histoire et ses espoirs, réguler le vivre-ensemble au travail sans s’inspirer des atouts du palabre mélanésien. Ce dernier est défini par une loi de pays, votée en janvier 2007 : « Une discussion organisée selon les usages de la coutume kanak, à l’issue de laquelle une décision coutumière est adoptée ».
Le palabre est un moment de parole constructive, un récit collectif appuyé sur des témoignages, clôturé par des engagements ; il est dit coutumier, car fondé sur cet ensemble de valeurs et de règles orales qui structurent le système de relations sociales entre Kanak. Cette technique est aux antipodes de celle en usage chez les élites politiques françaises : une délibération restreinte à quelques uns, formés dans les mêmes écoles, évoluant dans de mêmes cercles sociaux ; et un décideur final, solitaire et omnipotent. Les deux mandats d’Emmanuel Macron ont porté à l’incandescence ce mode décisionnel suranné.
L’objectif du palabre mélanésien n’est pas (uniquement) de sanctionner un déviant : il est (surtout) de renouer les fils d’une relation, un instant brisés. L’important est moins le présent – en attribuant des torts – que le lien futur entre protagonistes. Cela n’est possible que par l’écoute attentive de tous – les auteurs des faits incriminés, leurs victimes, les tiers qui les soutiennent, les anciens qui gardent en mémoire les palabres précédents, etc. D’où la noblesse du palabre : on y met en péril sa vérité en la confrontant à celles des autres ; on fait surgir, par l’échange de paroles, d’autres certitudes, d’autres chemins possibles ; les absolus en sont relativisés. Chaque participant n’étant dépositaire que d’une description partielle de l’évènement, il faut les additionner toutes, pour que la communauté dispose d’une vision complète.
La négociation dite « à gains mutuels » procède d’un mécanisme voisin : raisonner en « problèmes à résoudre ensemble » ; combiner astucieusement les préférences de chacun ; et inventer des solutions efficientes, en les appropriant aux situations. Combiner cette démarche et celle du palabre mélanésien : cela peut être une méthode permettant aux loyalistes et aux indépendantistes de définir par eux-mêmes et avec l’aide de tiers facilitants une formule durable d’accord politique.
Car aucun compromis ne se bâtit sur la concession importante d’une seule partie. Dégeler le corps électoral calédonien, disposition inscrite dans l’accord de Nouméa de 1998, soustrait aux Kanak le droit de décider de l’avenir de leur pays. Un dégel partiel ne peut être jugé acceptable que s’il s’inscrit dans un accord politique global. Le renoncement de l’un ouvre la possibilité du renoncement de l’autre ; de ces deux abandons naît l’accord de compromis. Pour qu’il soit équilibré, condition de son acceptation, ils doivent être jugés équivalents ; ils le seront si chacun reconnaît le sacrifice de son interlocuteur. L’accord de compromis tire sa solidité de la à concomitance de ces deux sacrifices.
Dans la situation où se trouve aujourd’hui – socialement, politiquement et économiquement – la Nouvelle-Calédonie, tout accord de compromis ne peut être que global et pragmatique. Car les enjeux sont multidimensionnels et ne peuvent être traités séparément ; ce traitement nécessite d’expérimenter des formules juridiques nouvelles ou d’inventer des dispositifs politiques novateurs. Pour favoriser cela, et de façon concomitante à la mission des trois hauts-fonctionnaires, il est urgent de mettre en mouvement la société civile calédonienne, via des espaces délibératifs, à imaginer. S’inspirer pour cela du palabre Kanak et organiser partout des délibérations sur l’avenir commun de toutes les communautés, ce serait reconnaître publiquement et politiquement cette vérité, parfois oubliée, du Préambule des accords de Nouméa en 1998 : « Or ce territoire n’était pas vide. La Grande Terre et les îles étaient habitées par des femmes et des hommes qui ont été dénommés Kanak. Ils avaient développé une civilisation propre, avec ses traditions, ses langues, la coutume qui organisait le champ social et politique. »

L’histoire de la négociation de cet accord de 1998 a été décrite par Alain Christnacht, qui fut le conseiller spécial de Lionel Jospin, premier ministre, pour les affaires intérieures et l’outre-mer de 1997 à 2002, dans un livre-témoignages, L’œil de Matignon, mai 2003 (lire ici). Il fut le principal artisan d’un début de processus politique de décolonisation, codifié dans un accord dont les termes ont été ensuite intégrés à notre Constitution, et où l’État, simultanément, reconnaissait la brutalité de sa colonisation, accordait aux Calédoniens le droit d’avoir, sur certains domaines, « leurs lois », des lois de pays, votées par le Congrès de Nouvelle-Calédonie, et entendait œuvrer, dans l’impartialité, à ce que vivent ensemble les communautés d’hommes et de femmes désormais liées, sur l’île, à un destin commun.
Cet accord de 1998 avait été précédé par l’accord de Matignon, signé le 26 juin 1988 par Jean Marie Tjibaou, pour le FLNKS, Jacques Lafleur, pour le RPCR, et Michel Rocard, au nom de l’État français. L’histoire de cette négociation de 1988 est présente dans plusieurs ouvrages (Négocier pour la paix. Des accords de Matignon de 1988 au référendum de 2018 en Nouvelle-Calédonie, de Stéphane Bliek, lire ici ; Jean-Edouard Grésy et Eric Le Deley, 7 Négociations qui ont fait l’histoire de France ; lire ici).
Je mets ici en exergue deux documents, roboratifs : le film documentaire de Charles Belmont, Les Médiateurs du Pacifique (lire ici), et la bande dessinée, La Solution pacifique. L’art de la paix en Nouvelle-Calédonie, avec les dessins de Luca Casalanguida, sur un scénario de Makyo et Jean-Edouard Grésy, publiée en 2021 aux éditions Delcourt (lire ici).
En s’appuyant sur le témoignage des acteurs de cette négociation, les auteurs de cette BD décrivent, avec justesse, tous les évènements qui ont secoué l’île – dont la prise d’otages de gendarmes dans une grotte d’Ouvéa, qui s’est soldée par la mort de quatre gendarmes et dix-neuf militants indépendantistes, après un assaut sanglant des militaires français du 11ème choc et du GIGN (lire ici) –, l’envoi de la mission du dialogue par Michel Rocard, Premier ministre, la négociation dans les locaux de Matignon, puis la signature des accords.

Entre 2006 et 2014, j’ai accompagné les acteurs socio-économiques calédoniens dans leurs efforts de régulation sociale ; durant cette période, j’ai formé localement près de mille personnes, syndicalistes, RRH/DRH et employeurs aux « techniques de négociation collective fondées sur la résolution de problèmes » –- ma manière de désigner la négociation dite « raisonnée » ou la « basée sur les intérêts ». Sur place, à partir de 2010, je me suis intéressé de très près au palabre mélanésien. J’ai rencontré des sénateurs coutumiers, j’ai interrogé des syndicalistes Kanak, j’ai lu dans les bibliothèques les (rares) travaux à ce sujet, etc. Le Centre culturel Tjibaou, magnifique construction – « Souvenir de case, ouvert sur un rêve d’avenir », comme le désigna son architecte, Renzo Piano… – m’a proposé un jour de partager les résultats de mon enquête devant un public intéressé par ma démarche de rapprocher palabre et négociation collective. Une conférence s’ensuivit. Je la reproduis dans les trois billets suivants…