(Theoria IV) La négociation comme mode efficient de prise de décision à plusieurs (Lettre 3 à Pierre Amadieu)

Cher ami,

Je clos mon propos par un commentaire sur chacun de vos trois exemples.

À propos de la « prestation philosophique de la coopération » : vous égratignez certaines théorisations, dont celles s’inscrivant dans le deliberative turn des années 2000, quand de nombreux chercheurs, étatsuniens et européens, promouvaient la délibération, entendue, dites-vous en citant Habermas, « comme une situation communicationnelle idéale où seuls les meilleurs arguments l’emportent sur les autres et où tous les participants sont également enclins à chercher le consensus. » Vous pointez une faiblesse (pour ne pas dire : une candeur) dans leur argumentation. Vous avez raison de conclure que la négociation n’est « ni pure compétition, ni pure coopération ».

Quatre mécanismes décisionnels sont prépondérants (d’autres existent – Christophe Dupont en identifiait treize[1]…) : les modes par agrégation, adjudication, imposition et négociation. Le premier est illustré par le vote majoritaire : une assemblée de citoyens se réunit, délibère et procède ensuite à un vote pour départager deux ou plusieurs options d’action ; l’option adoptée est celle qui a réunit le plus de suffrages. L’option minoritaire est abandonnée ; l’option majoritaire est alors réputée être celle de tous.

Le deuxième mode décisionnel est illustré par le recours à un juge, un arbitre, un expert, etc., bref à un tiers qui prend la décision au nom de la loi, de son statut, de son expertise, etc. Leur sentence est exécutoire ; celle-ci peut être contestée mais devant les tribunaux ; un juge rendra alors son verdict. Les personnes qui auront déposé ce recours devront se plier à sa décision en appel.

Le troisième mode décisionnel est illustré par l’acte de commandement d’une seule personne, en position d’autorité légitime (un président de la République, un officier de marine, un colonel des pompiers, un employeur, un instituteur dans sa classe, etc.).

Le dernier mode, la négociation, est en rupture avec les trois premiers : ce sont les individus parties prenantes d’une situation de conflit qui décident, à l’unanimité, d’adopter telle décision. Tout au long du processus, aucun d’entre eux n’a le pouvoir d’imposer sa décision et celle-ci résulte d’une mise en compatibilité des options préférées par chacun.

Le choix d’un individu (ou d’un collectif d’individus) de recourir à l’un ou à l’autre de ces modes génériques dépend de deux facteurs (pour simplifier) : un, le meilleur ratio entre le gain espéré à l’issue du recours à l’un de ces mécanismes et le coût d’engagement de ce mécanisme (si ce ratio est inférieur à 1, l’individu optera pour un autre mécanisme ; s’il souhaite recourir par exemple à un juge, que les délais d’attente du jugement sont de deux ans et qu’il n’est pas assuré d’obtenir son dû, il optera pour un autre mode) ; et l’usage, socialement approprié, de recourir à tel ou tel de ces modes dans des situations sociales précises (il est difficile de négocier le prix de la baguette de pain chez le boulanger comme nous le faisons au marché aux puces…).

Si certaines situations sociales requièrent un certain mode de prise de décision, cela ne signifie pas qu’il est impossible d’y importer un autre de ces mécanismes ; c’est parfois la garantie que les choses se font. Par exemple : le plaider-coupable, institué dans la justice française permet au mis en examen (adjudication), sous condition de l’acceptation d’avouer le délit, de bénéficier d’une réduction immédiate de peine (négociation). Se vérifie l’assertion déjà commentée : l’intrication des ordres sociaux, avec des ordres parfois dominants, parfois minoritaires, et des individus qui évoluent sans cesse d’un ordre à un autre, jouant de leur pluralité pour tenter de gagner sur tous les tableaux…

L’avantage du mode « négociation » sur d’autres modes décisionnels, tels le vote majoritaire ou le recours au juge, réside dans la qualité du moment délibératif – du point de vue des parties prenantes au processus de négociation : elles ont en effet la possibilité, jusqu’à l’accord final, de discuter et (se) disputer ;  de proposer des scénarios et de les argumenter ; de contester la pertinence ou l’efficience d’autres scénarios, qui leur sont opposés, etc. J’ai abordé dans ma lettre précédente ce point : c’est de la qualité de la délibération collective au cours du processus de négociation  que dépend celle de l’accord final. Opposer délibération collective (qui serait une recherche de « consensual solutions through exchanges of arguments accepted as valid by the participants in public debate », donc l’expression de la démocratie et du souci du bien commun) et négociation collective (définie comme « the confrontation between actors with diverging interests and preferences, each of which aims at reaching agreements maximising its own interests at the expense of others », comme l’écrivirent Claude Didry and Annette Jobert[2]) n’a pas grand sens puisque, par nature, l’activité de négociation collective suppose qu’il y ait confrontation d’arguments et tentatives réciproques de persuader l’autre du bien fondé de sa proposition.

Vous avez donc mille fois raison, comme leçon tirée de la « prestation de changement écologique », d’estimer que celle-ci « fonctionne mieux quand elle intègre une variété de faits et d’intérêts divers et pertinents », et que de ce mélange d’opinions, cette prestation « devient plus pertinente, plus efficace. » Vous pointez là un argument majeur en faveur d’une décision collective négociée.  Je suis donc comme vous, perplexe, devant le refus de nombre de mes collègues universitaires de saisir la négociation, en ces temps de fatigue démocratique et de mutations socio-productives, comme un mécanisme approprié de régulation sociale, civique, politique et domestique….

Vous abordez, à propos de « la prestation de choix économique » la question des préférences. Vous avez raison de pointer la responsabilité des économistes orthodoxes dans une modélisation trop rigide du choix préférentiel. Nos préférences peuvent en effet évoluer, par exemple en fonction des arguments qui nous sont opposés à la table de négociation ; le négociateur adaptatif, qui sait réviser l’ordre ou  la combinaison de ses options, est assurément en meilleure posture que celui qui s’arcboute, persistant, au-delà de la raison, dans ses choix d’origine. Vous notez qu’une procédure délibérative abrite, de facto, des changements de préférence. On pourrait ajouter qu’une délibération collective, par nature, permet aux participants de mieux construire leurs préférences en les confrontant à celles des autres (même si peuvent apparaître des biais de polarisation, chaque protagoniste se sentant renforcé dans son propre vouloir après avoir écouté celui d’autrui).

Deux hypothèses sont valables, et il faut les garder en tension. H1 : La confrontation d’un négociateur avec son adversaire permet à tous deux d’« échanger leur place en pensée », comme disait le philosophe Leibniz, et donc « de découvrir des considérations qui sans cela ne [leur] seraient pas venues » ; cela leur permet de cheminer plus rapidement vers un accord satisfaisant pour tous. H2 : La confrontation avec son adversaire renforce le négociateur dans le bien-fondé de sa prétention et de sa lecture du monde ; un effet de polarisation les conduit à éterniser leur conflit.

H1 et H2 sont les deux faces du mécanisme de négociation (tout comme le vote majoritaire, archétype de la décision démocratique, possède sa face sombre : la minorité, dont l’option a pourtant recueilli 49,9 % des suffrages, doit s’effacer devant une option, proclamée « majoritaire », qui n’a recueilli que 50,1 % des suffrages…). C’est pourquoi les adeptes du vilipendage de la négociation, au motif que ce mode décisionnel est entaché de défauts, sont souvent muets sur ceux  des autres modes décisionnels. La négociation est comme un parapluie : il permet de se protéger de la pluie ; il n’est pas responsable du fait qu’il pleuve, ni que la pluie mouille… La négociation est un moyen, pour des individus en désaccord sur l’action à engager, de parvenir néanmoins à s’accorder, en mobilisant des techniques d’échange (« Si tu veux obtenir x, dont je possède l’accès, donne-moi y, dont tu contrôle l’accès »), de concession (« Je voulais obtenir x unités, je me contenterai de x-2 unités si tu acceptes de ne me réclamer à ton tour que y unités, à la place des y+2 que tu revendiques »), de compensation (« Tu as accepté de me donner x, je t’ai donné y, d’un peu moins de valeur ; j’ajoute z, pour compenser »), et de redéfinition (« Nos prétentions ne sont pas les bonnes et nous avons mal posé le problème ; réétudions-le et inventons une autre solution, plus appropriée et plus satisfaisant pour nos deux cours d’action »).

Je vous remercie, cher Pierre Amadieu, par votre lettre et le raisonnement qu’elle déploie, de m’avoir permis de faire le point sur ces questions essentielles que sont la structuration du monde social en « ordres » et la place qu’y occupe l’activité sociale de négociation.

Bien à vous, Christian Th.


[1] Dans l’ordre où il les classait : négociation ; libre concurrence ; décision hiérarchique ; décision judiciaire ; décision par vote majoritaire ; pure résolution de problème ; décision par des experts ; décision après consultation ; décision différée ; refus de décider ; délibération sans décision ; pur affrontement ; pseudo-négociation.

[2] Claude Didry et Annette Jobert, « Social Dialogue and Deliberation: a New Dimension in European Industrial Relations », dans Jean De Munck, Claude Didry, Isabelle Ferreras, Annette Jobert, Civil Dialogue, Social Dialogue : A New connection to Change our Model of Development, Bruxelles, Peter Lang, 2011.

Laisser un commentaire