(Le 14 mars dernier, Pierre Amadieu, ingénieur et philosophe, m’a adressé une lettre, ci-dessous, à laquelle j’ai aussitôt répondu, lui indiquant que je le remerciais grandement de ré-ouvrir un débat académique que je croyais clos : la négociation comme nouveau paradigme, comme « destination finale de nos réflexions et de nos prestations », comme Pierre Amadieu l’écrivait en liminaire. Il y développait trois exemples ; ses arguments me semblaient robustes. Je lui adressai en retour une longue lettre, reproduite ici, en trois billets. Pourquoi cette longue réponse ? Parce que l’effort d’une poignée de collègues, suisses, belges et français, qui, au début des années 2000, avaient entrepris de structurer une communauté francophone de recherche sur la négociation, à l’égal des communautés, puissantes, dans les milieux académiques aux États-Unis et au Canada, n’a pas eu le résultat escompté, ; il faut donc comprendre les raisons pour lesquelles nous ne sommes pas parvenu à nos objectifs. Parce que cette négociation incessante continue de régir nos vies personnelles, nos activités professionnelles, les relations entre les groupes et entre les nations, et qu’il faut donc rendre compte de cet écart, étrange, entre l’activité sociale de négociation, répandue, et l’absence d’une tradition française d’étude de cette activité...)
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Cher monsieur,
« La négociation ne constitue pas seulement un objet de plus. Elle occupe une place stratégique car elle est susceptible de faire vaciller quelques-unes des lignes de partage qui aujourd’hui fracturent le champ des sciences de l’Homme et de la société » écrivait Jean De Munck dans l’article-éditorial du premier numéro de la revue Négociations, en mai 2004. La négociation, comme théorie et comme pratique, m’apparaît comme un attracteur, où semblent converger tous les discours et toutes les pratiques, comme s’ils étaient attirés par un puissant centre de gravitation ou comme s’ils suivaient une nouvelle fois la « loi de Godwin ». Quel que soit le point de départ, il semble que nous finissions par devoir envisager la négociation comme destination finale de nos réflexions et de nos prestations. La négociation est un nouveau paradigme. Je prends ci-dessous trois exemples pour décrire la négociation comme horizon.
Exemple 1 : la prestation de changement écologique
Le Récit Écologique. Le changement climatique a fait l’objet de nombreuses recherches scientifiques ayant abouti à l’établissement de faits indiscutables sur l’état objectif du monde (GIEC, IPBES, etc.). Cet ensemble de faits est régulièrement mis en avant, comme point de départ, par les écologistes pour faire changer les mentalités, faire bouger les choses, et aller vers un monde plus durable et plus responsable. Cet ensemble de faits est commun à tout le monde et concerne le monde entier. C’est le retour du « Grand Récit Écologique » où tout le monde, toute l’humanité est embarquée comme une seule et même entité[1].
Pourtant, rien ne change, rien ne bouge. Pas assez vite. L’état du monde se dégrade malgré les avertissements des scientifiques, et les actions de changement sont timorées. C’est l’échec du Grand Récit Écologique (le représentant français emblématique du grand récit est Aurélien Barrau dont il fait une apologétique presque poétique[2]).
C’est comme si on savait, mais qu’on ne voulait pas. C’est ici le problème bien connu de l’acrasie, chez les Grecs anciens ; de l’incontinence de la volonté, chez Kant ; des résistances aux changements, chez Kurt Lewin, Rosabeth Moss Kanter, John Kotter, Robert-Vincent Joule, Wilfred Bion, ou Jack Harich. Ces résistances sont soit endogènes, c’est-à-dire générées au sein même de l’individu et des organisations, par des craintes, des réflexes, des dénis, etc. ; soit elles sont exogènes, c’est-à-dire engendrées par des forces extérieures qui s’opposent, plus ou moins volontairement, au changement (les « marchands de doute »). C’est au final le sempiternel problème du fumeur qui sait que le tabac tue mais qui continue de fumer.
La science écologique, seule, ne sait pas résoudre elle-même ce problème, cette aporie du changement. Il lui faut s’adjoindre les services d’autres sciences, comme celles de la psychologie, de la psychologie sociale, de la sociologie, des neurosciences, de l’histoire, de la géographie, de la géopolitique, ou de la négociation (théorie de la négociation comme régulation sociale). Les écologistes se tournent vers ces sciences pour trouver des relais de réflexion, et compléter leur discours et leurs démarches. Certes, leurs discours et leurs démarches deviennent plus concrets, plus ancrés, plus précis, plus liés à une situation réelle, à un contexte. Ce ne sont plus de « grands récits », leurs discours et leurs démarches embrassent, décrivent, des réalités de terrain de façon de moins en moins imaginaire. On quitte le Grand Récit Écologique et la prestation de changement devient automatiquement de moins en moins générale.
Il faut, à ce stade, introduire un nouveau terme : celui de contingence. Et reformuler ce qui vient d’être dit : la prestation de changement écologique devient de moins en moins générale, et prend de plus en plus en compte la contingence des situations.
La négociation comme prise en compte de la contingence. Au départ, ce qui s’apparentait à une simple énonciation de faits scientifiques se termine en procédure de négociation, où la science elle-même se mélange à d’autres formes de raisonnement, à des comportements même, à des mondes vécus. Elle trouve donc, d’une certaine manière, des alliés utiles. Des alliés pour réaliser ce qu’elle s’était donnée comme but : provoquer le changement. Pour résumer, tout se passe comme si les faits, seuls, sont sans effet.
La négociation apparaît, dans cet exemple, comme un horizon qui était nécessaire dès le départ, et qui a conduit à incorporer, dans des éléments purement scientifiques, des éléments de contingence. Sauf à ne vouloir produire qu’un discours scientifique et donc produire un Grand Récit, la prestation de changement écologique fonctionne mieux quand elle intègre une variété de faits et d’intérêts divers et pertinents. Autrement dit, si l’intention de départ est de faire changer, alors ce mélange, ou cette recette, devient plus pertinente, plus efficace.
.Exemple 2 : la prestation de choix économique
Un « concept vide ». La théorie du choix social se présente comme une science économique à part entière et donc comme un discours visant à expliquer comment des choix réels se font dans les sociétés afin de respecter certains principes démocratiques. Issue d’un développement remarquable de la théorie des jeux, elle continue de soulever de redoutables problèmes dans la droite lignée du théorème d’impossibilité de Kenneth Arrow.
Pour surmonter ces problèmes, les théories de choix social redoublent de virtuosité pour créer des « fonctions d’utilité » censées coller, décrire, plus fidèlement telle ou telle réalité. Ce faisant, elles fondent leur légitimité sur une anthropologie plus ou moins locale, où les communautés humaines ont pour habitudes d’agir de telle ou telle manière, de préférer telles ou telles choses, d’avoir telle ou telle idée de la justice sociale.
Pour faire court, les difficultés de la science économique du choix social sont de deux ordres : un ordre logique et un ordre pratique.
Sur le plan logique, ce sont les théorèmes d’impossibilité ou les théorèmes antidémocratiques qui montrent les limites de cette science. Sur le plan pratique, on dit généralement qu’une limite est la difficulté à mesurer, sur le terrain, la satisfaction, l’utilité, ou les préférences des individus, pour en faire une grandeur commensurable.
Claudine Tiercelin, professeure de philosophie au Collège de France, à la suite de Jürgen Habermas, a expliqué que l’agrégation des préférences dans des modèles économiques d’utilité repose sur des préférences clairement exprimées et exprimées de manière fixe. Ces modèles ne tiennent absolument pas compte du changement de préférences qui intervient lorsque les acteurs s’engagent dans une procédure délibérative. Tout se passe comme si, depuis Borda et Condorcet, les choix sociaux se basaient sur des préférences immuables.
Pour résumer, il faut noter que la théorie du choix social échoue à capturer la contingence des situations concrètes. En particulier, la contingence d’une situation de discussion, où des interlocuteurs échangent sur leurs positions et sur leurs arguments, et d’où peut sortir un réarrangement des préférences initiales.
La négociation comme « donnée sensible ». Ici encore, la négociation, comme procédure délibérative plus ou moins idéale (partant du modèle proposé par Jürgen Habermas dans l’Éthique de la discussion), apparaît comme un horizon nécessaire et indépassable pour proposer une issue à chaque fois pertinente à un problème de choix social réel. Il faut bien prendre en compte que ce flot perpétuel et imprévisible de reconfigurations des préférences, au cours d’une procédure de négociation, ne peut pas se mettre en équation (la contingence échappe à toute formalisation). Et c’est bien là le sujet. En considérant que les préférences exprimées constituent un ensemble de conditions initiales qui, par définition, ne peuvent pas changer, la science du choix social échappe à une partie du monde sensible, et devient, pour reprendre les mots de Kant, une pseudoscience, c’est-à-dire un « concept vide ». Pour « remplir » ce concept, et en faire une véritable connaissance et éventuellement un moyen d’action, c’est-à-dire un moment de choix politique réel, il faut nécessairement lui adjoindre les services de la négociation, en lui apportant les données sensibles nécessaires, empiriques, provenant du terrain.
Exemple 3 : la prestation philosophique de la coopération
La pure coopération face au réel. En opposition au modèle de la compétition, certains éthiciens en appellent à la défense de la coopération. Cet appel, qui vise un idéal de coopération entre des agents parfaitement autonomes et volontaires, a pour principal but de revaloriser socialement la coopération et de dévaloriser le modèle de la compétition, jugé prépondérant et foncièrement injuste. C’est l’éternel débat entre l’efficacité et l’équité, l’état de nature et l’état de droit. Ainsi plusieurs modèles de la coopération mettent-ils en avant la délibération comme source de l’équité et source d’une recherche plus fiable de la vérité (vérité morale d’abord). Ces modèles remontent à Aristote, mais les principaux représentants connus au XXe siècle sont John Rawls (consensus par recoupement) et Jürgen Habermas (éthique de la discussion). Le plus emblématique des deux est certainement Jürgen Habermas. Il décrit, dans son Éthique de la discussion, une procédure délibérative parfaite fondant les normes du juste et constituant les règles d’un accord valide. Voici ce qu’il dit : « Les participants sont placés dans une situation communicationnelle idéale où seuls les meilleurs arguments l’emportent sur les autres et où tous les participants sont également enclins à chercher le consensus. »
Pour résumer, ces modèles de la coopération mettent en avant la pure coopération. Une sorte de monde parfait, fondé sur une humanité profonde, dont les acteurs sont des anges, qui coopèrent dans le but d’établir des normes de vie commune et qui se promettent mutuellement respect et reconnaissance pour l’éternité. Ce monde n’existe pas ailleurs que dans l’esprit de leurs inventeurs. Les coopératifs eux-mêmes se rendent compte des limites de ce modèle. Dans le monde réel, ils sont contraints et forcés d’envisager des procédures de « communication non violente » par exemple, des procédures pour « monter au balcon », etc. Ce faisant, ils quittent nécessairement le domaine de la pure coopération et adoptent une attitude résolument différente vis-à-vis de la réalité : une attitude de négociation qui n’est ni pure compétition, ni pure coopération.
Le désert et les oasis. Ces modèles de coopération agissent, comme tout idéal, comme un phare. Hannah Arendt a utilisé une métaphore utile à ce sujet. Celle du « désert et des oasis » (voir Qu’est-ce que la politique ?), où les oasis sont des havres de paix et le désert le seul chemin les reliant. En tant qu’oasis (ou phare), ces modèles sont utiles pour savoir où l’on va, dire ce que l’on vise. Cependant, en pratique, ils sont nuls. Il faut les amender, les modifier, parfois même les changer en d’autres modèles plus réels, plus opérants. Laurent Mermet dit à leur sujet qu’il faut leur adjoindre les secours de la négociation et y intégrer une « composante distributive réelle ». Voici ce que dit Claudine Tiercelin encore à leur sujet : « Une justification instrumentale de la politique délibérative comme le défend John Rawls (découlant de la « position originelle ») est trop fragile, car elle implique que la politique délibérative n’est nécessaire que si elle est la seule à pouvoir réaliser l’équité. Or, il n’est pas du tout certain qu’une politique fondée sur la négociation entre groupes poursuivant leurs intérêts particuliers soit moins à même de refléter l’idéal d’équité qu’une politique délibérative, car la négociation peut elle aussi suivre des règles équitables. » Là encore, on retombe sur la négociation…
Il n’est pas nécessaire de détailler davantage la suite de ce troisième et dernier exemple, car il se décline comme les deux premiers, en faisant apparaître la négociation comme horizon réel indépassable. La négociation est le désert, dans la métaphore d’Hannah Arendt, où personne ne va et qui paraît à tout le monde insondable et hostile. Chacun y préfère la chaleur de son foyer. Son oasis, son idéal.
Avec ces trois exemples, quel que soit l’angle d’attaque, que ce soit la philosophie, l’économie, ou l’écologie, la négociation apparaît comme horizon réel. Autrement dit et pour conclure, partout où il y a du réel, il y a de la négociation.
Mon raisonnement est-il correct ? Il me faut le confronter avec quelqu’un qui réfléchit depuis quelques années à ce sujet. J’ai donc pensé à vous. En vous remerciant pour l’attention que vous me porterez,
Sincèrement, Pierre Amadieu
[1] A titre d’exemple, voir Laurent Mermet, « Qui peut agir sur qui pour éviter la fin du monde? Une réponse à Aurélien Barrau », vidéo enregistrée lors du cours du master EEET de l’université Paris-Saclay (lire ici) https://youtu.be/P1JRYlrLxvw?si=a_AN6_1b6ySh65Pq
[2] Voir ses interventions publiques, ses vidéos, où le sujet et l’acteur de ses propos est toujours l’humanité, prise dans son ensemble, comme un tout indivisible. Un « nous » qui n’existe pas vraiment selon Laurent Mermet…