Pilotage par les chiffres, réseaux d’accompagnants, outils de suivi, actions pilotes, etc. Réflexions sur la négociation collective à partir d’une tribune sur le vieillissement et la valorisation de l’expérience des anciens…

(Je reproduis ci-dessous quelques extraits de la tribune donnée au journal Le Monde par Catherine Delgoulet, ergonome et professeure au CNAM, et Laurence Théry, sociologue du travail et directrice de l’ARACT Hauts-de-France, publiée le 6 février 2024 (lire ici). Son titre est : « Le vieillissement dans le travail pose la question de la valorisation de l’expérience des anciens. » Je commente ensuite certains éléments de leur conclusion en les étendant à l’activité de la négociation collective.)

***

« Les modifications des paramètres d’accès à la retraite, des durées et des montants des indemnités chômage ou des effectifs éligibles aux départs anticipés ont visé entre autres à accroître le nombre des travailleurs âgés en emploi. S’y ajoute à présent, dans le document d’orientation « Pour un nouveau pacte de la vie au travail », un objectif de 65 % de taux d’emploi des 60-64 ans en 2030, dans six ans – contre 33 % aujourd’hui.

L’idée sous-jacente est qu’employeurs et salariés sauront adapter leurs décisions et leurs comportements pour que ces cadres numériques soient viables. Ce pronostic semble bien fragile (…) Ces constats plaident pour un renversement de perspective, en centrant l’attention sur le travail, ses contraintes, son sens pour celles et ceux qui l’exercent, les souffrances et les plaisirs qu’il fait naître ; en particulier vers la fin de la vie active, mais pas seulement. Les connaissances pour le vieillissement au travail et l’examen d’initiatives intéressantes dans certaines entreprises permettraient de soutenir les réflexions et d’orienter l’action en distinguant un vieillissement « par » le travail, « par rapport » à ses exigences, ou encore « dans » sa réalisation. »

Le premier volet (« par le travail ») renvoie au cumul, au fil de la vie professionnelle, de contraintes ou de nuisances susceptibles d’accentuer ou d’accélérer la survenue de déficiences de santé, dans des domaines comme les articulations, la qualité de l’audition ou du sommeil. (…)

Le vieillissement « par rapport » au travail, lui, désigne les situations où les exigences de la tâche fragilisent le maintien en poste de certains salariés, et ce davantage quand l’âge s’élève. Ces processus de fragilisation ont été établis dans quatre domaines surtout : les horaires nocturnes, les contraintes posturales, les pressions temporelles fortes, et les changements à rythme élevé dans les techniques ou l’organisation.(…)

Le vieillissement « dans le travail », enfin, pose la question de la valorisation de l’expérience des anciens, et de leurs stratégies de travail, individuelles et collectives, dans les gestes, l’usage des temps, les modes de coordination, les transmissions de savoirs, etc. Il s’agit alors de promouvoir des options d’organisation qui préservent et soutiennent ces stratégies. (…)

Ces connaissances et ces exemples le montrent : la question de l’emploi des seniors mérite mieux qu’un pilotage par indicateurs. Elle relève de démarches décloisonnées entre acteurs divers, dans des situations spécifiques. Elle appelle des prises en charge individuelles et des plans d’action larges et durables. Elle réclame des outils de suivi locaux, des actions pilotes et des concertations répétées. Elle a besoin de temps, surtout. Et, pour cela, que l’on évite de brusquer les choix. »

***

Je souscris pleinement à cette analyse. Elle peut s’étendre à d’autres thématiques, dont la négociation collective. Reprenons une à une les conclusions et les propositions des deux autrices.

Un, le pilotage par les seuls indicateurs. C’est le grand impensé des politiques publiques en matière de dialogue social : leur pilotage jacobin, sur la base de tableaux chiffrés de plus en plus complexes mais incapables de rendre compte des pratiques sociales qui ont généré les textes que les DDEETS enregistrent chaque jour. On compte (des accords), on compile (des données), on calcule (des pourcentages),  on mesure (des évolutions), etc., mais tout cela est opéré de très haut, sans effort compréhensif – c’est-à-dire : sans tenter de comprendre les motifs pour lesquels des acteurs sociaux signent ou ne signent pas des accords collectifs, ou tenter de connaître les conditions dans lesquelles s’opèrent les ratifications aux deux-tiers des textes patronaux dans les TPE et les PME dépourvues d’élus ou de délégués syndicaux.

L’archétype de ce pilotage par les seuls nombres se révèle dans une des phrases liminaire du chapitre consacré à la négociation d’entreprise dans le Bilan 2022 de la négociation collective (lire ici) : « Au total, 45 480 accords collectifs ont été signés par des délégués syndicaux, soit une hausse de 17 % par rapport à 2021 et de 26 % comparativement à 2020. Par ailleurs, en 2022 et comme en 2021, 25,8 % des accords et avenants ont été conclus par référendum à la majorité deux-tiers des salariés. » Le « par ailleurs » de ce paragraphe illustre l’inconvénient majeur de ce pilotage par les seuls indicateurs chiffrés : il est difficile de les interpréter et, surtout, de vérifier si ces chiffres sont congruents aux objectifs qui ont présidé à cette politique publique (autoriser les référendums d’entreprise en l’absence d’élus ou de DS).

Il est peut-être urgent de créer un Observatoire national du dialogue social qui, dans ses missions, aurait celle de commander à des organismes ad hoc (équipes de recherche universitaire et bureaux de conseils en relations sociales) des dizaines d’études qualitatives ciblées, de sorte qu’annuellement, dans un rapport rendu public, le ministre du Travail puisse connaître ce qui se fait ou ne se fait pas, et pour quelles raisons, en matière de dialogue social dans les entreprises françaises…

Deux, la promotion d’options d’organisation soutenable du travail. Ces options ne peuvent se discuter, se confronter, etc., qu’à une table de négociation. Qu’elles puissent s’élaborer (dans leurs grandes lignes) par des consultants ou des chargés de mission ARACT intervenant dans démarche paritaire est une bonne chose ; mais le lieu où ces options se définissent et sont adoptées est la table de négociation. La proposition d’Astrid Panosyan-Bouvet d’inclure « l’organisation du travail » dans la liste des thèmes des NAO tri-annuelles (lire ici la vidéo du débat lors de la parution de l’ouvrage Que sait-on du travail ?) est probablement une bonne piste…

J’ai tenté, dans un article intitulé « Négocier l’organisation du travail ? » et publié en janvier  2018 dans le numéro 7 de la Revue des Conditions de Travail (éditée par l’ANACT ; lire l’article ici), de réfléchir aux modalités et à l’objectif d’une telle négociation. Deux années après la crise de la Covid-19, le moment me semble propice à une réflexion collective sur cette extension à l’organisation du travail du travail de négociation…

Trois, les démarches décloisonnées entre acteurs. L’idée de créer, là où cela est possible et judicieux des RADIS (pour « Réseaux d’Appui au Dialogue social » – je propose cet acronyme, il fera sourire, il pourra être plus facilement retenu…), à l’instar des réseaux réunissant sur un territoire plusieurs professionnels de santé. Ces RADIS, expérimentaux dans un premier temps, permettraient une coordination des efforts, un échange sur les pratiques, le pilotage de projets dédiés, etc., en associant des consultants, des chargés de mission ARACT-ANACT, des agents des DDEETS, des membres d’ODDS, des agents de l’INRS, etc.

Quatre,  des plans d’action larges et durables. Une collaboration entre des DDEETS et des ODDS, soutenue par l’ARACT concernée permettrait, sur des thèmes et des problèmes précis – et ils ne manquent pas ! –, l’élaboration et le suivi de plans d’action dédiés.

Cinq, des outils de suivi locaux. Quelques DDEETS ou DREETS publient des statistiques sur les pratiques de dialogue social dans leurs territoires (voir par exemple ici ou ici). Une généralisation à toute la France et une réflexion collective sur les indicateurs nécessaires, quantitatifs et qualitatifs, seraient bienvenues…

Six, des actions pilotes et des concertations répétées. Même remarque que précédemment. En outre, cela donnerait du grain à moudre aux ODDS et nourrirait le dialogue social territorial…

Sept, du temps… C’est une condition nécessaire. Car le temps long du dialogue social est gage de solidité.

***

Ces réflexions, inspirées de la tribune de Catherine Delgoulet et Laurence Théry, sont à partager.

Laisser un commentaire