« L’agenda social paritaire : un projet de régulation interprofessionnelle autonome » (article de Jacques Freyssinet, revue de l’IRES, automne 2023)

Je reproduis ci-dessous les deux premières pages (et les dernières lignes de la conclusion) d’un article – roboratif ! – de Jacques Freyssinet, économiste du travail, publié cet automne dans  le dernier numéro de La Revue de l’IRES, l’institut de recherches économiques et sociales (lire ici).

Jacques Freyssinet décortique quatre moments de cette régulation interprofessionnelle autonome : l’accord d’orientation sur la modernisation des entreprises (1988-1989) ; le relevé de décisions du 28 février 1995 ; la refondation sociale (2000-2001) ; et le cycle pluriannuel de délibérations et de négociations (2011-2012).

Il interroge ensuite la capacité normative des organisations syndicales et patronales, leur légitimité et leur  représentativité pendant ces quatre séquences, puis, évidemment, examine le rôle de l’État pendant ces séquences (« Agenda paritaire autonome ou tripartisme ? » s’interroge-t-il…).

L’article est dense, car documenté et problématisé ; je vous invite à le lire sur le site Cairn (lire ici) ou sur le site de l’IRES (lire ici).

« L’accord national interprofessionnel (ANI) du 14 avril 2022 sur le paritarisme prévoit « la construction d’un agenda économique et social paritaire autonome ». Il s’agit pour les signataires de prendre leurs distances à l’égard d’un agenda social qui serait imposé par le gouvernement : « les organisations signataires conviennent d’instituer un espace de dialogue social permettant de faire, en temps réel, des points de situation économique et sociale, de confronter des points de vue, et d’anticiper un certain nombre de mutations ayant des conséquences notamment sur l’emploi et le travail, et de définir les chantiers ou négociations à ouvrir au niveau interprofessionnel ». Si l’adoption d’un agenda social par les organisations patronales et syndicales ne constitue pas un phénomène nouveau, les expériences antérieures étaient nées de conjonctures spécifiques ; elles étaient prévues pour une durée limitée. Pour la première fois est posé le principe d’un recours permanent à cette procédure. L’interprétation de cette évolution pose plusieurs questions partiellement interdépendantes.

En premier lieu, comment caractériser en référence à l’expérience historique la volonté des acteurs sociaux d’affirmer leur capacité normative ? Jean-Daniel Reynaud a consacré de nombreux écrits à l’analyse des rapports entre la règle et la régulation (principalement : Reynaud, 1989, 1995). La création des règles constitue un objet majeur des stratégies d’acteurs ; elles sont le produit de compromis, d’accommodations et d’équilibres provisoires entre groupes rivaux. La régulation est un processus de création, de transformation et de suppression des règles. Dès lors, se pose la question des relations de concours ou de conflit qui s’établissent entre différentes régulations. Tous les spécialistes ont souligné la domination historique exercée dès l’origine en France par l’État dans la production et la mise en œuvre des normes qui règlent les relations de travail.

Il serait naïf de se satisfaire d’une hypothèse de simple coexistence entre la régulation qu’exerce l’État et une régulation qu’opérerait la négociation interprofessionnelle dans le cadre d’un agenda social autonome. Les rapports entre ces deux types de régulation révèlent des configurations complexes et évolutives dont les expériences d’agenda social ne constituent que l’une des manifestations.

En second lieu, un autre enseignement de l’histoire de la négociation collective en France réside dans le caractère dominant longtemps accordé à la négociation de branche. Les accords paritaires interprofessionnels n’apparaissent qu’après la seconde guerre mondiale dans le champ limité de la protection sociale. Ils ne connaissent un essor qu’après 1968. Or, les relations avec les normes étatiques se posent dans des termes différents selon les niveaux de négociation. Le Code du travail définit les domaines de compétence respectifs de la négociation de branche ou d’entreprise ; il impose des obligations de négocier, mais, dans ce cadre, les négociateurs sont souverains pour fixer le contenu des accords dès lors qu’ils respectent l’ordre public social. La négociation inter- professionnelle couvre les mêmes domaines que le Code du travail et s’applique potentiellement sur le même champ ; il existe donc des rapports de concurrence ou de complémentarité entre les deux sources de production des normes de la relation d’emploi, c’est-à-dire entre une régulation impérative exercée par l’État et une régulation qu’assureraient de manière autonome les organisations interprofessionnelles représentatives.

En troisième lieu, le rapport entre l’État et ces organisations pour la production de normes interprofessionnelles n’est pas de même nature selon qu’il s’agit d’une négociation isolée sur un thème particulier ou de la mise en œuvre d’un agenda social. Dans le premier cas, des procédures existent de longue date : extension et élargissement, agrément, transcription législative. Dans le second cas, les acteurs sociaux formulent un projet multidimensionnel de transformation des règles de la relation d’emploi. Leur volonté d’autonomie est plus ambitieuse et le risque de concurrence, voire de conflit, avec les responsabilités de l’État devient manifeste. Il est alors possible d’opposer deux situations extrêmes : ou bien, un agenda est fixé par le gouvernement qui en définit les thèmes et les objectifs, invite les acteurs sociaux à des négociations dont il fixe l’échéance et fait prévoir, en cas d’échec, son intervention unilatérale ; ou bien, les acteurs sociaux, dans l’objectif de se mettre à l’abri d’une intervention anticipée du gouvernement, prennent l’initiative de s’accorder sur un agenda en espérant qu’un éventuel accord entre eux serait respecté par les pouvoirs publics.

Les situations concrètes se trouvent le plus souvent entre ces deux extrêmes, mais il est intéressant de centrer l’analyse sur les cas où la volonté d’autonomie des acteurs sociaux s’exprime le plus fortement pour en mesurer les possibilités et les limites. Quelle que soit l’instabilité ou l’imprécision du vocabulaire, nous adoptons, en cohérence avec ce questionnement, une définition stricte de l’agenda social pour ne désigner que les accords par lesquels les acteurs sociaux s’engagent à négocier sur plusieurs thèmes considérés par eux comme interdépendants selon des modalités et avec un calendrier explicitement définis. L’agenda social peut par ailleurs contenir des thèmes qui ne sont pas soumis à négociation et donnent seulement lieu à délibérations, états des lieux ou évaluations. La présence d’un engagement à négocier, c’est-à-dire d’une volonté de production de normes, est un critère de sélection des expériences analysées.  En son absence, il ne s’agit que d’un « dialogue social » qui peut être utile, mais n’engage personne. L’analyse qui suit porte d’abord sur les facteurs qui expliquent pourquoi les organisations patronales et syndicales décident pour la première fois en 2022 de s’engager dans une procédure permanente de définition d’un agenda social paritaire en tirant les enseignements d’expériences antérieures discontinues (I). Puis, à la lumière de l’histoire, nous tentons de dégager les conditions et les limites de l’affirmation d’une capacité de régulation autonome (II).

(Dernières phrases de la conclusion) : « L’adoption d’un agenda social autonome a l’intérêt d’offrir, dans certains contextes, une base d’accord entre toutes (ou presque toutes) les organisations patronales et syndicales « contre les ingérences de l’État », ce qui n’est pas un aspect négligeable. L’agenda permet, toujours dans un contexte déterminé, d’identifier les questions que ces organisations sont d’accord pour retenir et les modalité de traitement qu’elles retiennent (évaluation, diagnostic partagé, délibération sociale, négociation). Les produits de l’agenda ou les échecs donnent une mesure des domaines dans lesquels peut émerger une capacité d’initiative autonome dans la création de normes, d’institutions ou de dispositifs interprofessionnels. Mais la signification et la portée de cette autonomie ne peuvent être analysées que dans le cadre des interactions multiples, officielles ou officieuses, qui s’établissent entre les pouvoirs publics et les différents acteurs sociaux d’abord quant à l’initiative de la production de normes interprofessionnelles, puis dans le processus de leur élaboration, enfin dans les modalités de leur validation et de leur mise en œuvre. »

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