«Le dialogue social français semble être devenu lui-même le problème… » (ma tribune dans le journal « Le Monde »…)

Cinq articles publiés ce vendredi 1er décembre 2023 poursuivent (et nourrissent) le nécessaire débat public à propos du dialogue social en France contemporaine. Quatre d’entre eux sont des tribunes publiées par le journal Le Monde, le dernier est un article de la revue La Grande conversation du think tank Terra Nova.

La tribune du politiste Bruno Palier, Le modèle économique et social qui s’est mis en place en France après la seconde guerre mondiale a vécu (lire l’article ici) décrit à gros traits notre histoire sociale française et se conclut par ce constat, qu’on ne peut pas ne pas partager : « Alors que le monde du travail est appelé à affronter des défis aussi imposants que celui du changement climatique ou de la numérisation de l’économie, n’est-il pas temps de revisiter la répartition des pouvoirs économiques et sociaux et de faire entrer le dialogue social au cœur des entreprises et des services publics, pour repenser collectivement un nouveau modèle productif, et assurer ainsi l’engagement du plus grand nombre dans la construction d’un avenir soutenable et partagé ? »

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Deux autres contributions concernent les négociations collectives de branche et d’entreprises. Dans la première (dont le titre est : L’accord collectif de branche apparaît bien utile lorsque le dialogue social d’entreprise n’existe pas ; lire l’article ici), Noélie Delahaie, Anne Fretel et Héloïse Petit, toutes trois économistes,  rappellent d’utiles informations statistiques (dont celle-ci : 18 % des entreprises de plus de 10 salariés ont engagé des négociations en 2021…) et estiment, à juste titre, que la plupart des accords collectifs d’entreprise signés annuellement traduisent « davantage une intensification des pratiques existantes qu’une diffusion [de la négociation collective] à de nouvelles organisations ».

Dans l’autre tribune (« Partout se dessine une réduction considérable des marges de manœuvre dont disposent syndicalistes et directions dans les négociations sociales ; lire l’article ici), Baptiste Giraud et Camille Signoretto, tous deux sociologues, déplorent cette négociation dans l’entreprise, estimant qu’elle « amplifie les inégalités entre salariés » et soumettrait « à la pression des marchés » ceux qui y sont « les plus exposés ». Ils proposent trois solutions pour que le dialogue social français soit protecteur : « Rétablir le monopole syndical sur les négociations, restaurer la priorité aux négociations de branche comme instrument de régulation des marchés, sortir l’Etat de sa neutralité (illusoire) pour contraindre le patronat à entrer en négociation quand il le refuse ».

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Je signe la dernière tribune publiée par Le Monde (lire ici), dont il a repris en titre l’une de mes phrases : Que perdure, en France, un dialogue social dysfonctionnel est une aberration. Cette tribune débute ainsi :

« On a coutume de présenter le dialogue social tripartite comme une solution. Rien ne semble plus efficient, en effet, que d’inviter à une table de négociation employeurs, syndicalistes et représentants de l’administration centrale, pour qu’ils inventent ensemble des solutions aux problèmes socio-productifs, après une confrontation méthodique d’arguments, et négocient des compromis raisonnables. Mais ce jeu à trois est dysfonctionnel : le dialogue social français – tant dans sa conception que dans son organisation – semble être devenu lui-même le problème, pour au moins trois raisons. »

Ces raisons sont : la confusion entre temps social et temps politique ; l’absence d’espace permanent d’échange politique et de concertation entre syndicats, patronat et État ; un État brouillon, inconséquent dans ses choix, et solitaire dans ses décisions.

Ma tribune se clôt par trois propositions (lire l’intégralité de ma tribune ici):

Refonder ce jeu à trois à partir d’un agenda social pluriannuel, respectant l’autonomie des partenaires sociaux et co-construit dans un espace politique permanent d’échanges et de concertations ;

Organiser, dès le printemps 2024, des Assises sur le dialogue social, au niveau national comme départemental, associant experts, praticiens, universitaires et responsables politiques, pour dresser un état des lieux lucide de ce dialogue social et lui redonner l’impulsion nécessaire

Mettre en réseau les Observateurs départementaux du dialogue social institués par les ordonnances de 2017, leur octroyer des ressources pour remplir leurs missions, dont celle de valoriser les bonnes pratiques de dialogue social dans les branches et les entreprises.

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La cinquième contribution est signée par Batiste Morisson et Martin Richer, sous le titre : Un bilan du CNR : faire progresser le dialogue au travail (voir l’article ici). Elle est ainsi résumée dans son chapô :

« Le débat sur la réforme des retraites et la nouvelle page tournée après la période de la crise sanitaire ont remis en évidence le besoin de dialogue sur la réalité du travail vécu. Les rencontres organisées dans le cadre du Conseil National de la Refondation ont permis des échanges utiles et la formulation de propositions rassemblées dans un rapport final. Celui-ci a le mérite de hiérarchiser ces propositions et de déterminer des équilibres consensuels. Les propositions qui nous semblent les plus prometteuses s’articulent autour de trois grands axes : le renouvellement du dialogue professionnel, l’évolution de l’organisation du travail et du management, et l’intensification du dialogue social. »

Leur contribution se termine ainsi :

« Les Assises du travail ont permis de faire remonter quelques priorités essentielles sur lesquelles les acteurs sociaux doivent maintenant s’entendre pour trouver les meilleures méthodes de déploiement. Les trois axes que nous suggérons ici de mettre en œuvre font système autour de l’idée d’une entreprise en dialogue : dialogue professionnel, dialogue managérial et dialogue social, c’est-à-dire les trois boucles de régulation qui déterminent le fonctionnement d’une organisation. Avancer sur ces trois axes permettra de boucler les avancées initiées par la loi Pacte de mai 2019 en articulant les deux questions essentielles : 1) Quel est le sens de l’entreprise dans la société (loi Pacte) et 2) Quel est le sens du travail dans l’entreprise (Assises du travail)​​. Pourquoi attendre, au risque, une nouvelle fois, de provoquer un effet déceptif et un sentiment d’impuissance ? Nous proposons l’ouverture immédiate d’une négociation interprofessionnelle permettant de déterminer les modalités de mise en œuvre de ces priorités. »

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Que nous apprennent ces cinq articles, que nous ne savions déjà ? Au moins ceci :

Un. Qu’il y a vraiment urgence à repenser, face à l’ampleur des mutations  ouvertes par l’économie numérique et des défis de la transition écologique, ce « modèle social et productif français », aujourd’hui obsolète (car inapproprié aux enjeux) et dysfonctionnel (car héritier du taylorisme) ;

Deux. Que ce modèle socio-productif, à refonder, devra fonctionner sur de nouveaux principes, dont au moins ceux-ci : un État moins interventionniste ; des partenaires sociaux plus autonomes, donc plus responsables ; une association / participation des salariés, de façon directe et indirecte, via leurs représentants, aux décisions affectant leur vie de travail ;

Trois. Que cette revitalisation du dialogue social (en général) et de la négociation collective (en particulier) passe par une négociation de branche elle-même refondée, redynamisée par une articulation claire entre les niveaux de négociation (national interprofessionnel / branche professionnelle / entreprises) et un rôle plus affirmé des branches dans le pilotage et la déclinaison des politiques publiques de la transition écologique ;

Quatre. Que la seule couverture conventionnelle des salariés des TPE-PME via les CCN ou les CCR est insuffisante et qu’il faut imaginer pour ces entreprises des formes appropriées d’accord collectif et de délibération collective.

Cinq. Qu’il faut donc convaincre les organisations syndicales et patronales d’inscrire à leur propre agenda de négociation ces questions de délibération collective et de négociation collective dans entreprises, et prioritairement dans les petites.

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Certaines réponses apportées dans ces tribunes semblent être de mauvaises réponses car fondées sur une analyse à mon sens erronée. D’où ces remarques un peu critiques :

Un. Ce n’est pas en obligeant les employeurs à « entrer en négociation » par de nouvelles obligations et de nouvelles contraintes que la négociation collective d’entreprise sera mieux équilibrée et s’étendra à un plus grand nombre d’entre elles.  Pour une raison simple : la première obligation de négocier date de 1982, il y a désormais 41 ans !, et si cette contrainte générait de l’appétence envers la négociation collective, cela se saurait… La proposition n ° 1 de Jean-Denis Combrexelle dans son rapport de 2015 (lire ici) me semble plus efficiente : « Élaborer une pédagogie de la négociation collective démontrant le caractère rationnel et nécessaire de celle-ci dans un contexte concurrentiel et de crise économique. »

Deux. Nous avons moins besoin d’un État omniprésent et omnipotent (et qui obligerait les employeurs à négocier) que d’un État qui invite, incite et assiste les deux parties. L’année 2023 est marquée par la conclusion de plusieurs ANI, accords nationaux interprofessionnels, sur des sujets de grande importance. Les chiffres pour 2022 ne sont pas encore publiés par la DGT, Direction générale du travail, mais la publication de la DARES de juin dernier et relative à l’enquête ACEMO de 2021 (11 000 entreprises interrogées) mentionne (lire ici) « le plus haut taux de négociation depuis 2012 » et « Des négociations aboutissant plus fréquemment à un accord ». Les deux seules questions qui vaillent est donc, 1) d’élever ce taux de négociation, en particulier dans les TPE-PME, encore trop bas pour qu’une pratique de dialogue social de qualité se généralise dans ce type d’entreprises, et 2) d’accélérer la conclusion d’accords collectifs, donc par un outillage des acteurs sociaux (hotlines, guides et fiches pratiques, etc.) et un accompagnement par l’ANACT et des consultants formés à cela, de leurs processus de négociation collective.

Trois. La négociation de branche ne peut se substituer à la négociation d’entreprise dès lors qu’il s’agit de déterminer les règles de travail et d’organisation de ce travail les plus appropriées aux problèmes socio-productifs qui s’y posent. Qu’elle constitue une « couverture minimale » pour les salariés des TPE-PME n’empêche pas que, partout où cela est possible, une autre « couverture » soit instituée, en complément utile de celle de branche, car proche des réalités du travail dans ces petites unités de production, sous la forme, expérimentale. Cette régulation « de terrain » peut prendre des formes comme des « Lettres d’entente », des « Relevés de décision » ou des « Engagements commun » – et peu importe à ce stade, expérimental, insisté-je, la manière de désigner ces textes contractuels d’un nouveau genre – signés par des salariés mandatés ou des élus de CSE.

Quatre. Les propositions issues du rapport (lire ici) de Sophie Thiéry et Jean-Dominique Senard, les deux « garants » du processus des Assises sur le travail tenues ce printemps dans le cadre du CNR, le Conseil national de la refondation, ne doivent pas rester lettre morte. La proposition de Martin Richer et de Terra Nova (l’ouverture rapide de négociations  nationales et dans les branches pour concrétiser les propositions du rapport Thiéry et Senard de juin 2023) doit être soutenue par celles et ceux qui souhaitent « faire bouger les lignes » en cette deuxième année du quinquennat d’un président qui, après avoir porté (très) haut la nécessité de réformer le système français de relations collectives de travail, semble s’être arrêté en chemin, refusant de tirer les leçons de ses réformes de 2017, et de définir, après une concertation de grande ampleur, les grands axes d’une nécessaire refondation du dialogue social français…

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