(Benoît Guittet, formateur et conseiller en relations sociales, est un ancien cadre et syndicaliste de la fonction publique. Intervenant pour le CRNCo, le Centre de Ressources pour la Négociation Collective (lire ici), il détaille ci-après les enjeux de la négociation collective dans les trois fonctions publiques et l’offre pédagogique en « formations communes » proposée par le CRNCo.)
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Votre double activité de cadre de la fonction publique (territoriale et d’État) et de responsable syndical auprès d’agents de région vous a amené à conduire de nombreuses négociations, des plus simples aux plus complexes, notamment à l’occasion de la fusion des régions. Quels sont aujourd’hui les besoins dans la fonction publique en matière d’appui à la négociation collective ?
Benoît Guittet : Les besoins sont immenses, et ce pour les trois versants de la fonction publique : territoriale, hospitalière et d’État. Le statut de la fonction publique du début des années 1980 a généralisé les instances représentatives du personnel, et cela fut positif. Toutefois, ce statut a fossilisé le dialogue social en ne prévoyant pas, comme dans le secteur privé, une place localement pour la négociation collective. Ainsi, cette dernière s’est-elle concentrée à l’échelon national en confinant le dialogue social local dans une pratique de consultation purement formelle des instances représentatives du personnel.
La loi de transformation de la fonction publique de 20191 a complètement changé la donne aux niveaux juridique et statutaire en ouvrant une nouvelle voie au dialogue social : la négociation collective. Il est dorénavant possible, tant pour les organisations syndicales que pour l’employeur, de proposer l’ouverture d’une négociation sur tout sujet en rapport avec le quotidien des agents publics dans le but d’aboutir à un accord majoritaire. Les négociations peuvent être précédées d’un accord de méthode pour optimiser les échanges.
C’est un changement radical dans la pratique du dialogue social : co-élaborer des réponses à une problématique de travail sur laquelle les parties ont souhaité négocier. La pratique est plutôt de soumettre pour avis aux représentants du personnel, réunis en instance, un projet à la seule initiative de la direction, projet éventuellement amendable, mais à la marge.
Cependant les acteurs du dialogue social dans le secteur public qui maîtrisent les techniques de la négociation collective sont peu nombreux. La formation et l’accompagnement des équipes, employeurs comme représentants du personnel, sont indispensables, sans quoi ce droit à négocier s’éteindra de lui-même, ou ne sera pratiqué qu’à l’échelon national.
Certes, des accords on été signés à l’échelon local, comme au Centre de Gestion du Nord en décembre 2022, ou à la mairie de Suresnes avec une dizaine d’accords ratifiés, mais c’est peu au regard du nombre de collectivités locales concernées, pour ne parler que de ce versant de la fonction publique.
Sur quels thèmes pourraient s’ouvrir ces négociations au niveau local?
Localement, des espaces de négociation pourraient s’ouvrir sur des sujets RH opérationnels : aménagement du temps de travail, conditions de travail, mobilité interne, protection sociale complémentaire, régime indemnitaire… Les sujets à enjeux transversaux sont également propices : transition écologique, difficultés de recrutement et attractivité des métiers, QVCT… Sur tous ces sujets, la négociation locale favorise des solutions au plus près des réalités du terrain, la concertation des personnels devenant une modalité de dialogue social qui nourrit la négociation collective plutôt qu’une manière de s’en abstraire.
Est-ce que cet objectif d’améliorer la qualité du dialogue social et les processus de négociation n’est pas l’apanage du secteur privé plus que celui du secteur public ?
Le secteur public est similaire au secteur privé, avec des enjeux tels que la qualité du service rendu, la gestion des métiers en tension, la recherche de sens au travail, la prévention de l’usure professionnelle… Tout comme dans le privé, la conduite du changement est omniprésente, ce qui rend prioritaire la recherche de compromis socio-économiques, des dimensions auxquelles s’ajoute aujourd’hui celle de l’environnement.
Sur quelle méthode reposent les formations communes dont vous faites la promotion ?
Avec François Jutras, coordonnateur du CRNCo et intervenant-facilitateur en relations sociales (lire ici), nous nous appuyons sur une double approche, théorique et pratique, d’une négociation basée sur la résolution de problèmes. Une démarche intégrative et créatrice de valeurs dont le principe de base pourrait se résumer par l’équation « 1 + 1 = 3 ». Cette approche nous vient d’Amérique du Nord où elle s’est développée dans les années 1980 et 1990. L’expérience québécoise a inspiré le ministère du Travail en France. Ces formations communes ont été inscrites dans le code du travail (art. L2212-1) suite à la loi du 8 août 2016 (lire ici). Elles répondent à un cahier des charges élaboré par l’INTEFP (lire ici). Les formations communes permettent aux représentants des directions et du personnel d’acquérir ensemble des bases méthodologiques pour outiller leurs négociations. L’exercice est aussi l’occasion pour chaque partie prenante de donner à voir à l’autre ses propres contraintes lorsqu’elle négocie.
Former ensemble les acteurs du dialogue social et de la négociation collective pour qu’ils partagent leurs contraintes respectives, c’est intellectuellement intéressant, mais est-ce réaliste ?
Oui, c’est réaliste même si, soyons lucides, l’approche est aux antipodes de la pratique habituelle… Nous ne sommes pas angéliques, l’histoire sociale de la France n’est pas celle d’autres cultures, souvent citées en exemple : québécoise, allemande ou scandinave. Pour autant, si le passé ne peut être ignoré, il ne doit pas conditionner le futur. Les quelques expériences conduites en France démontrent que les formations communes produisent des effets bénéfiques ici comme en Amérique du Nord.
Avec ces formations communes, il est surtout question de professionnaliser les acteurs du dialogue social et de la négociation collective, un objectif indéniablement utile et réaliste, si l’on ne cherche pas à nier qu’un rapport de force continue de s’exercer et que des enjeux divergents peuvent exister, pendant et après une formation. L’association des DRH des grandes collectivités, dans leur Contribution à la mission sur la négociation collective dans la Fonction publique de juillet 2020, évoquait une « coopération conflictuelle » et encourageait l’expérimentation d’un dialogue professionnel où s’impliqueraient conjointement employeurs et organisations syndicales (lire ici).
L’idée est donc d’apprendre à négocier différemment pour trouver des solutions mutuellement satisfaisantes face aux défis qui se posent aux organisations au quotidien. Des conditions préalables sont-elles nécessaires, relatives à la qualité du dialogue lui-même ?
En effet, il paraît difficile de négocier différemment si le dialogue entre les parties prenantes n’est pas de qualité. La bonne foi, qui peut se nommer confiance, sincérité ou transparence, participe de cette qualité de dialogue. Il faut donc pouvoir restaurer ou préserver des conditions relationnelles qui transforment l’affrontement stérile en confrontation constructive. En somme, soigner la forme pour négocier utilement sur le fond. Au-delà de l’apprentissage d’une méthode, les formations communes sont un espace sécurisé pour débattre des conditions nécessaire à l’amélioration de la qualité relationnelle. Contrairement à l’idée reçue, ce n’est pas qu’une question de personnalité ! C’est aussi et surtout structurel : une question de processus, de méthode et de compétences.
Un bon préalable est d’établir un diagnostic. Il est nécessaire que les équipes (direction / RH et représentants d’instances / délégués syndicaux), auxquelles s’ajoutent les élus dans le cas des collectivités et les tutelles pour les organismes d’État ou le secteur hospitalier, prennent conscience ensemble de la nature de leur dialogue social. Ce diagnostic doit être partagé, même s’il peut être mené séparément dans un premier temps. Le caractère partagé, le « faire ensemble », engage une prise de conscience commune sans quoi l’effort porté par l’une des parties seulement sera vain. Pour paraphraser le proverbe bien connu, il s’agit d’avancer ensemble pour aller plus loin, même si cela est plus exigeant que de faire route seul.
Pouvez-vous fournir quelques exemples des thèmes abordés en formation ?
Ces formations communes peuvent porter sur différents thèmes : prévention des risques professionnels, conduite du changement, fonctionnement du dialogue social, pratiques de la négociation collective, etc. Concrètement, sur ce dernier exemple, une formation de deux jours permet aux participants, le premier jour de formation, de partager leurs attentes mais aussi leur vécu en matière de négociation collective. Parmi les outils pédagogiques à disposition pour alimenter les échanges, nous utilisons les résultats d’un quiz, proposé en amont de la formation par le CRNCo (lire ici).
Les échanges du premier jour de formation visent à faire prendre de la hauteur aux participants, les sensibiliser à leurs points d’accord et de désaccord, aux malentendus persistants qui empêchent un dialogue social plus constructif, à leurs points forts et points d’effort en tant que négociateur-trice, ainsi qu’à la dimension globale de la négociation collective – un ensemble de processus inter-reliés, et non simplement quelques séances menant à un « accord PDF ».
Le second jour de formation est consacré à l’expérimentation d’une méthode alternative de négociation, dite NBI ou RPBI, Négociation ou Résolution de Problèmes Basée sur les Intérêts. La journée permet de découvrir et tester une méthode avec ses principes et outils. En s’appuyant sur un cas fictif, sans enjeu pour les participants, ces derniers apprécient l’effet vertueux d’une démarche méthodique. Par exemple, poser le problème avant de discuter des solutions, fonder sur des critères objectifs le choix des solutions retenues, formuler un défi commun afin de valider que les enjeux ont tous été identifiés…
Les participants mesurent le caractère « contre nature » de cette méthode, c’est-à-dire la difficulté de ne pas discuter des solutions avant d’avoir défini le problème, d’objectiver les choix plutôt que de suivre son intuition, de prendre le temps d’expliciter les enjeux avant d’analyser les causes des problèmes… En revanche, lorsqu’ils observent la qualité des échanges et la robustesse des solutions co-élaborées, les participants renforcent leur conviction sur l’utilité de recourir à une approche méthodique. Des outils sont proposés en cours de formation, mais surtout les participants font l’expérience de postures différentes qui, selon leurs propres mots, « enrichissent leur pratique ». La fin de cette seconde journée est consacrée à l’identification de sujets réels pouvant se prêter à la méthode NBI / RPBI et sa mise en pratique opérationnelle.
Au-delà de l’acquisition d’outils et de techniques de négociation, participer à une formation commune questionne les parties sur les processus en amont et en aval du moment passé à la table de négociation. À titre d’illustration, en amont, les négociateur-trice-s songeront à la préparation de leur négociation, aux contours de leur mandat, etc. ; en aval, les modalités de communication et de suivi de l’accord une fois celui-ci signé seront une véritable préoccupation. Une formation commune est donc une opportunité pour prendre ensemble conscience du fait que négocier est stratégique et non périphérique.
En quoi l’appui d’un tiers constitue une valeur ajoutée ? Comment accompagner les négociateur-trice-s du secteur public ?
Au-delà du coût financier, qui peut être un frein, se faire accompagner est souvent vécu comme un aveu de faiblesse et non comme un signe de maturité ou de lucidité. Pourtant, des milliers de représentants du personnel et de délégués syndicaux, d’encadrants ou de DRH sont confrontés à moult situations complexes impliquant l’avenir des salariés. Des situations qui exigent une prise de recul et de la méthode. Les acteurs du dialogue social qui optent pour un accompagnement par un tiers reconnaissent a posteriori que cet appui-conseil leur a permis de réaliser le bon diagnostic, d’optimiser la préparation de leurs négociations et réfléchir à un plan B qui évite les blocages. Combien de négociateur-trice-s répondent précisément, avant de négocier, à la question suivante : « À défaut d’obtenir gain de cause sur 100 % de mes propositions, ce qui en soi est improbable, quels seraient les termes d’un accord satisfaisant ? »
Notre ambition est de faire connaître et développer l’accompagnement des fonctions publiques sur le champ du dialogue social et de la négociation collective, et le dispositif des formations communes est un premier pas. Car on observe un manque d’information qui retarde le développement d’une culture du compromis socio-productif dans le secteur public. Quasi aucun des responsables RH que nous rencontrons en formation ne connait le contenu de l’ordonnance du 21 février 2021. Pourtant, c’est bien l’innovation majeure de la loi de transformation de la fonction publique de 2019 ! Il est tout aussi étonnant que les Instituts Régionaux d’Administration ou les délégations régionales du Centre de formation de la fonction publique territoriale ne proposent pas de formations ou d’accompagnement sur ces thèmes… Tout le monde reconnait pourtant que l’échange de pratiques et l’outillage méthodologique sont indispensables dans ce domaine.
Vous avez évoqué deux freins, mais refonder les processus du dialogue social et de la négociation collective représente aussi du temps, avec ou sans l’appui d’un tiers…
Combien coûte aujourd’hui les insuffisances du dialogue dans les organisations ? Plus personne ne conteste le principe selon lequel le temps consacré au dialogue social et à la négociation collective est forcément moindre que celui consenti in fine à la gestion des conflits ou à amoindrir la résistance au changement. Certes, viser l’efficience est exigeant, mais une fois celle-ci acquise, elle participe d’une boucle vertueuse à l’origine d’un gain de temps récurrent.
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- La loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique a réorganisé les instances représentatives du personnel, notamment en fusionnant les comités techniques (CT) et les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) en une instance unique, le comité social. Cette instance unique a été créée afin de développer une vision intégrée des politiques de ressources humaines et des conditions de travail. Ainsi, depuis le 1er janvier 2023, le comité social d’administration (CSA) pour la fonction publique de l’État, le comité social territorial (CST) pour la fonction publique territoriale, et le comité social d’établissement (CSE) pour la fonction publique hospitalière, sont chargés d’examiner les questions collectives et les conditions de travail. ↩︎
Un grand merci Christian pour cet entretien…
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