(III) Délibérer au travail ? (Suite et fin de l’entretien avec Martin Richer)

(Suite, ci-dessous de l’entretien avec Martin Richer, fondateur du cabinet Management & RSE, à propos des propositions faites en 2019dans le rapport du think tank Terra Nova, Délibérer en politique, participer au travail : répondre à la crise démocratique, rédigé par lui-même, avec Danièle Kaisergruber et Gilles-Laurent Rayssac, et publié sur le site de Terra Nova le 26 février 2019 (lire le rapport ici).

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Même question mais cette fois-ci pour votre proposition n° 11 : « Mieux préparer les référendums d’entreprise. » Quel est l’objectif visé, et quelle valeur ajoutée à la prise de décision patronale produirait cette meilleure préparation des référendums d’entreprise ?

Aujourd’hui, les organisations syndicales sont presque toutes opposées au principe du référendum qu’elles considèrent comme une sorte de populisme, dans la mesure, disent-elles, où au lieu de passer par des processus bien identifiés, on les contourne, on les déborde, on fait un appel direct au peuple des salariés, etc. Nous pensons que si ces référendums étaient organisés dans de bonnes conditions, ce serait un vrai mécanisme de démocratie au travail. Quand nous nous sommes lancés dans la rédaction de ce rapport, avec Danièle Kaisergruber et Gilles-Laurent Rayssac, on s’est dit qu’il se passait des tas de choses en termes de délibérations dans le domaine politique, avec la Conférence citoyenne sur le climat, le Grand Débat national, etc., et que cela pouvait nourrir la délibération à l’intérieur même des entreprises ; on a donc emprunté à la Note de Loïc Blondiaux, Thierry Pech et leurs collègues, pour Terra Nova, de février 2019, et dont le titre est Le référendum d’initiative citoyenne délibératif (lire ici) ; et l’essentiel est dans ce dernier terme…

Il ne s’agissait pas seulement d’un RIC tel que le demandaient à l’époque les Gilets-jaunes, mais d’un RIC délibératif… Car ce qui nous intéresse, ce n’est pas le vote en lui-même, mais la délibération qui le précède ; c’est cela qui est utile car il y a discussion, et, éventuellement, cela permet aux personnes de changer de point de vue… Lors de la Conférence sur le climat, dont Thierry Pech était l’un des garants, il a observé que des participants avaient des opinions très tranchées au début du processus, mais qu’ils avaient évolué au fil du temps, parce qu’ils ont participé à des débats, ils ont écouté des experts, etc.

Nous pensons donc que ce n’est pas très utile d’organiser un référendum dans une entreprise où les salariés doivent simplement voter oui ou voter non, car dans ce cas, on tranche seulement, alors qu’il nous semble beaucoup plus utile de ne pas trancher dans le vif, mais de tenter de s’accorder, ensemble, pour pouvoir avancer…

Comment instrumenter cette délibération ? On a repris les principes proposés par Loïc Blondiaux et Thierry Pech dans leur rapport, pensés pour le débat public, et on les a importés dans l’entreprise. Qu’est ce que cela veut dire concrètement ? Un, faire une analyse d’impact des mesures proposées par l’employeur, en termes d’impacts sociaux, sociétaux, économiques et environnementaux ; deux, cette étude d’impacts est remise au CSE, qui produit un avis et auquel la direction est tenue de répondre ; et trois, tout cela est communiqué aux salariés. Du coup, ils pourront prendre une décision en toute connaissance de cause. Des débats peuvent aussi être organisés ; et si nécessaire, dans le support de communication de l’entreprise, s’il existe, il y aura une tribune, en page de gauche, « Pour le projet », et page de droite, une autre tribune, « Contre le projet », et  bien sûr, chacune avec approximativement le même nombre de mots… Il s’agit de mettre en œuvre des procédures délibératives, qui vont faire en sorte que les salariés vont s’intéresser, discuter, bref se mêler de ce qui les regarde !

Pour écrire ce rapport, on s’est inspiré des procédures qui existent dans l’État de l’Oregon, aux États-Unis. Notre idée est celle-ci : promouvoir l’idée d’une délibération dans l’entreprise, et ne pas considérer le référendum en entreprise comme une procédure de type « Oui / Non » mais, au contraire, comme un « Oui, peut-être », ou un « Non, peut-être », et offrir un bon niveau d’information aux acteurs sociaux, pour leur permettre de faire un choix éclairé.

Le concept de « démocratie sociale » est-il (encore) un opérateur utile, et pour quelles raisons ? Comment la définiriez-vous ? Et comment, une fois remise au goût du jour, la promouvoir dans le débat public ?

Je ne suis pas un fanatique de la démocratie sociale. Je pense qu’il est complètement illusoire de chercher à démocratiser l’entreprise : elle n’est pas un lieu démocratique ; elle est régie par le principe de subordination juridique des salariés à leur employeur. Même si avec la modernité contemporaine  et les technologies d’information, on essaie de dépasser un peu ce principe, c’est bien cette subordination qui structure le droit du travail ; on aura donc beaucoup de mal à s’en échapper… Vouloir démocratiser l’entreprise ne me semble donc pas avoir beaucoup de sens ; en revanche, ce qui a du sens, c’est le fait de démocratiser le travail… Chaque fois que nous sommes un peu perdus, c’est en replongeant dans les racines du travail qu’on régénère la réflexion, et qu’on redonnera du souffle, de l’énergie au dialogue social ; c’est cela qui m’importe.

Je pense que les directions d’entreprise sous-estiment de façon radicale l’intérêt pour elles d’avoir un dialogue social équilibré. On a un problème générationnel : des dirigeants d’entreprise comme Jean-Dominique Senard, Antoine Frérot ou Henri Lachmann prennent leur retraite et vont disparaître progressivement du paysage ; et la génération qui suit n’a pas cette fibre du dialogue social… Ce que j’essaye de faire avec le master que je dirige à Sciences Po (Executive master Trajectoires Dirigeants ; lire ici) c’est de montrer aux dirigeants, et aux futurs dirigeants – puisque ce master regroupe les deux populations – toute l’importance d’un dialogue social équilibré.

 On trouve, leur dis-je souvent, tout à fait normal qu’un patron aille chercher des clients – les gros contrats, c’est le dirigeant qui va les signer ; ou alors il paie de sa personne pour aller chercher de nouveaux talents ; il va donc lui-même, s’il veut recruter, passer des entretiens pour les embaucher. Mais, par contre, rencontrer ses interlocuteurs du dialogue social, plus personne ne veut s’en occuper, et donc personne ne s’en occupe… Les dirigeants d’entreprise s’étonnent ensuite d’avoir en face d’elles des personnes qui ont pris des mandats pour se protéger parce que, professionnellement, ils ne sont pas au top. Il faut renverser cette situation, et faire en sorte que le dialogue social soit, des deux côtés, gouverné par les meilleurs. Donc, le directeur général préside la réunion du CSE, et non pas un directeur des relations sociales qui ne comprend rien à l’économique. De l’autre côté, celui des représentants des salariés, c’est la même chose : ce doit être les meilleurs qui doivent prendre des mandats électifs ; et il ne faut donc pas les massacrer, encore moins les maltraiter quand ils auront fini leur mandat…

La direction doit donc montrer des signes concrets de sa volonté d’avoir les meilleurs professionnels en face d’elle dans le dialogue social et de reconnaître leur engagement à la fin de leur mandat en ménageant des parcours professionnels de réussite. C’est très important et c’est ce qui s’est perdu ces dernières années.

Prenons un exemple concret : la grève, il y a bientôt un an, à la SNCF. Rappelons-nous, le week-end de Noël, il y a eu près de 200 000 voyageurs qui n’ont pas pu prendre leur train, annulés – et il y en a eu près de 40 % ! Quand vous regardez de près ce qui s’est produit, vous comprenez que la direction générale de la SNCF a tenté de négocier avec une sorte de collectif de contrôleurs, à l’origine de ce mouvement social, complètement informel, et qui n’était à l’origine qu’un groupe de chefs de bord marseillais sur Whatsapp, s’estimant peu reconnus et qui réclamaient une meilleure prise en compte des spécificités de leur métier, avec une traduction en termes de salaires, mais pas uniquement. Cela a provoqué  le ralliement de beaucoup d’agents mécontents, le mouvement a donc grossi, s’est élargi à toute l’entreprise ; il s’est organisé sur Facebook, s’est donné un nom, le Collectif national des ASCT, agents du service commercial Train, et les effectifs sont montés jusqu’à 3600 membres… Ce qui est énorme puisqu’il y a 10 000 contrôleurs en France. Ce collectif est donc devenu représentatif, mais sans avoir d’étiquette syndicale – il rejetait d’ailleurs toute accointance avec les syndicats, même s’ils ont dû, pour des raisons juridiques, s’appuyer sur les syndicats, afin de déposer les préavis de grève et assurer une légalité à la grève. La direction de la SNCF, dans les négociations, a formulé des propositions salariales avantageuses ; mais ce collectif des ASCT a été incapable de dégager une position claire ; ils ont organisé une consultation, mais ils dont dû l’annuler pour des motifs de fraude, de manipulation des votes, etc. On peut d’ailleurs réécouter une interview du patron de la SNCF, Jean-Pierre Farandou fin décembre 2022 ; il y indiquait, en substance : « On a tout donné pour éviter la grève ». Autre interview, cette fois d’un des animateurs du collectif des ASCT, le 22 décembre dans le journal Le Figaro ; il y reconnaît que les syndicats leur avaient fortement déconseillé de faire grève, et leur avait demandé de ne pas aller au clash lors des weekends de Noël et du jour de l’an ; ils n’ont pas voulu suivre les recommandations des responsables syndicaux… Tout cela a coûté plusieurs dizaines de millions d’euros à l’entreprise. Jean-Pierre Farandou a indiqué le 22 décembre qu’il ne comprenait pas cette grève, « une grève sans appel à la grève » avait-t-il déploré,et qu’il était déçu de ne pas avoir de négociateurs en face de lui. Pardi ! C’est bien là le problème : quand des employeurs cassent du syndicat et laissent les élus du personnel au bord de la route, c’est cela qu’ils récoltent… 

À force d’avoir un dialogue social à ce point dévitalisé, on passe à un dialogue direct ; et là, on ne sait plus comment faire ! Dans notre rapport Délibérer et participer au travail, on préconise donc de développer des espaces de discussion autour du travail, quelle que soit la façon dont on les nomme – « démarche participative », « dialogue professionnel », « dialogue collaboratif », « intelligence collective », « forum participatif », « innovation collaborative », etc. Donc des lieux où les salariés peuvent discuter du travail, de leur travail – c’est d’ailleurs ce qu’encouragent l’ANACT et l’INRS ; ces agences ont élaboré une ingénierie de discussion, très concrète, très pratique et qui marche bien. Les Assises sur le travail, ce printemps, ont débouché sur des propositions précises là-dessus. Donc, il faut maintenant passer à l’étape de la négociation collective ! Je préconise de prendre les cinq ou six propositions-phare du rapport Thiéry-Senard et d’enclencher un processus de négociation sur ces sujets pour déterminer les modalités d’application : le calendrier, les procédures, ce qui peut passer par des accords collectifs, ou par une loi, ou par des circulaires de la Direction générale du Travail, etc. Il faut montrer que ces débats servent à quelque chose et qu’ils sont capables d’accoucher d’autre chose qu’un rapport qui va surtout servir à caler une armoire dans un ministère…

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