(Suite du billet Disputatio IV : Réponse de Guy Groux à mes commentaires relatifs à l’ouvrage L’Etat et le dialogue social, co-écrit avec Martial Foucault, directeur du Cevipof et paru ce printemps aux Presses de Sciences Po)
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LE DIALOGUE SOCIAL, LA NÉGOCIATION COLLECTIVE ET LE POLITIQUE
L’un des traits importants qui fait l’objet de la dispute entre Ch. Th. et nous-mêmes concerne le statut notamment théorique et la valeur heuristique de la notion de dialogue social. Dans ce cadre, certains des propos de Ch. Th. ne sont pas disons-le clairement, de nature à engager le débat dans les meilleures conditions. Autrement dit, les arguments développés par Ch. Th. ne se situent pas toujours – je dis bien « pas toujours »- de ce qui relève selon nous du débat académique entre collègues. Si d’une façon générale, ils renvoient souvent aux critères de la dispute au sens noble du terme, ils renvoient ici à une sorte de réquisitoire et de mise en accusation. Voire d’une disqualification radicale et sans appel.
Simple exemple parmi d’autres ? Dans l’une des parties du texte, essentielle car elle porte plus directement sur la notion de dialogue social, Ch. Th. évoque l’une de nos thèses en l’encadrant de plusieurs remarques. La première qui précède immédiatement le rappel de certains de nos propos vise à dire que « la notion de dialogue social » nous « embrouille plus qu’elle nous est utile ». Dès lors, à quoi sert un travail académique si d’emblée, l’utilité scientifique de l’un de ses thèmes centraux est contesté et réfuté car il contribue à produire de la confusion voire (de façon calculatrice ?) à « embrouiller » le lecteur ou les collègues ? On comprend mieux ces propos lorsqu’on les rapporte à ce qui suit. Ch. Th. estime en effet que ce qui fonde nos arguments lui semble hasardeux et (donc) in fine étranger au « devoir de précision » et au « pouvoir de déconstruction » qui obligent tout universitaire. Dès lors, ne serions-nous pas coupables d’entretenir l’ambiguïté d’une notion, celle de « dialogue social », l’accusation étant d’autant plus vive car pour lui cette ambiguïté résulte souvent d’une pratique particulière : le « travail idéologique invisibilisé conduit par différents opérateurs sociopolitiques, praticiens ou universitaires, visant à rendre évident et accepté un certain récit politique, au détriment d’un autre récit politique, concurrent ou alternatif » (page 3) ? Et de ce fait, ne serions-nous pas également coupable de conforter, « les stratégies langagières des acteurs sociaux qui instrumentalisent un certain vocabulaire, dans leur joute sociale » ? En fait, en rapprochant ces propos de la présentation qu’il fait de nos thèses, Ch. Th. ne réfute-t-il pas tout simplement le caractère scientifique de notre ouvrage ? Si tel était le cas, cela surprendrait à coup sûr, les divers partenaires de la collection de Sciences Po qui a publié l’ouvrage comme la DARES, le CREST-ENSAE, certains laboratoires ou chaires de Sciences Po, etc. En effet et comme le veut le fonctionnement de la collection, la plupart sont intervenus à de nombreuses reprises tant sur le projet initial du livre que sur le manuscrit final. Dès lors, se sont-ils eux-mêmes associés à une « opération sociopolitique relevant d’un travail idéologique » ?
Mais revenons plutôt à des arguments moins polémiques et plus proches des règles de la dispute académique. Ch. Th. estime que nous ne définissons jamais véritablement ce que nous entendons par « dialogue social » et ce qui en découle tout en nous reprochant dans le même temps de nous référer de manière incomplète à la définition qu’en donnent Bevort et Jobert. Ainsi, nous reproche-t-il de ne pas faire mention « des dispositifs plus ouverts et moins institutionnalisés » qui pour Bevort et Jobert constituent l’un des aspects du dialogue social ni des « interactions entre les acteurs qui se nouent concrètement au sein de ces dispositifs ». Concernant les « dispositifs moins institutionnalisés » du dialogue social, un fait a dû échapper à la lecture de Ch. Th. Sitôt après le rappel de la définition de Bevort et Jobert, nous évoquons en effet une tendance qui s’est amplifiée depuis la publication de leur ouvrage en 2011 : il s’agit de la montée de modalités toujours plus informelles (et donc de moins en moins institutionnalisées) qui constituent à nos yeux l’une des caractéristiques essentielles des évolutions du dialogue social quant aux interactions entre l’entreprise et des institutions extérieures ou celles qui se font entre salariés, syndicats et directions dans l’univers de la production. C’est ce qui explique que dans le livre concerné ici, nous faisons souvent référence aux traits informels du dialogue social comme nous l’avons également fait dans des publications antérieures ou dans des travaux du CEVIPOF (3).
Bien sûr, par-delà la définition de Bevort et Jobert, l’objet central de notre ouvrage qui concerne les rapports du politique au dialogue social, nous a conduit à privilégier un type d’interactions singulier parmi les divers systèmes d’interactions qui concerne le dialogue social ou l’entreprise. Plus que les interactions entre les acteurs ou les rapports contractuels ou informels qui se font dans l’entreprise, plus que les rapports qui existent entre celle-ci et des institutions spécifiques (communes, associations, etc.), il est pour nous primordial d’insister sur un contexte précis : les interactions qui se nouent entre l’Etat, le législateur et le dialogue social. Il en est ainsi par exemple des rapports qui concernent les lois Aubry sur les « 35 heures », « la Refondation sociale » (2000) voire la promulgation de la loi Larcher (2007). Ou par ailleurs, ceux relatifs aux revendications des salariés pour plus de démocratie sociale et les lois Auroux ou Rebsamen, entre autres lois..
Des perspectives particulièrement distinctes expliquent selon nous les divergences parfois profondes qui existent entre Ch. Th. et nous-mêmes. En tant que spécialistes en sciences et en sociologie politiques, notre approche privilégie l’Etat et ses rapports au dialogue social qu’il s’agisse d’instituer de nouvelles règles juridiques et contraignantes -la retraite à 64 ans par exemple- ou au contraire de doter les acteurs sociaux de plus d’autonomie sachant que cette autonomie est toujours concédée et encadrée par le politique. Pour sa part, en tant que sociologue spécialisé dans le domaine de la négociation et des relations professionnelles, Ch. Th. privilégie le contexte plus immédiat et concret de l’entreprise ou des branches et des interactions qui se font entre les acteurs dans ce cadre. Son texte comporte ainsi des faits très précis qui renvoient à « la coopération entre employeurs et représentants des salariés » ou à « la négociation collective et à la décision conjointe d’un scenario d’action à partir de positions divergentes et d’intérêts opposés ». Voire aux « modes d’arrangements circonstanciés ou durables et à la production de compromis entre les partenaires sociaux ». Ou à un autre niveau, au « bonheur de la rencontre, de la discussion et de l’échange d’informations » entre salariés.
Certes, ces deux approches pourraient être plus complémentaires et peut-être appelées à le devenir mais ce n’est pas le cas dans le cadre présent car pour Ch. Th. demeure une distinction d’état, de statut et de nature entre le dialogue social et la négociation collective qu’il pare de toutes les vertus lorsqu’il évoque « la beauté sociologique de la négociation collective qu’aucun « dialogue social » ne peut rivaliser : elle réussit à combiner des intérêts jugés antagoniques par les parties en début de processus et à les transformer en intérêts compatibles au cours de ce dernier, via des démarches d’objectivation de problèmes, de créativité, de compensation et de concessions ».
A nos yeux au contraire, il n’existe pas de rivalités ou de distinction plus ou moins foncière entre la négociation collective et le dialogue social mais des jeux de recomposition des rapports contractuels au cours desquels la première devient de plus en plus l’une des parties et l’une des parties seulement, qui constituent le second. Aujourd’hui, la négociation collective a beaucoup perdu de sa superbe d’antan ce que l’on constate lorsque l’on aborde celle-ci en termes de « périodisation » et de « contextualisation » appliquées aux changements survenus durant les trente dernières années. C’est ce que nous faisons, entre autres, dans la conclusion de l’ouvrage.
Pour plus de précisions, procédons à quelques rappels qui renvoient à des faits, à des textes et à des auteurs connus. Dans la majeure partie de la seconde moitié du siècle dernier, la mise en place des relations professionnelles a intimement correspondu à une institutionnalisation toujours accrue des partenaires sociaux, du paritarisme et de la négociation collective, celle-ci jouant un rôle central dans les processus de redistribution des richesses et d’allocation d’avantages et de ressources. Et son rôle était en l’occurrence d’autant plus appuyé qu’elle restait fortement et juridiquement cadrée par l’Etat et qu’elle se déroulait dans un contexte de croissance, de stabilité des marchés du travail et de confiance dans les institutions. C’est ce qui explique la place centrale de la négociation collective dans la plupart des approches théoriques ou empiriques menées alors dans le champ académique des relations professionnelles. Avec la montée de la défiance à l’égard des institutions politiques mais aussi sociales et syndicales et le principe de flexibilité lié aux nouvelles formes de capitalisme, les organisations et les équilibres établis dans le passé ont fait l’objet de profondes déstabilisations. Aujourd’hui, la négociation collective reste par définition fortement institutionnalisée et toujours très cadrée juridiquement alors même qu’elle a beaucoup perdu sur le terrain des échanges et des concessions formelles ou informelles qui se font dans l’entreprise. Pour beaucoup de salariés, elle n’est plus le canal privilégié pour l’obtention de nouveaux acquis y compris dans des domaines aussi basiques que les salaires ou le pouvoir d’achat car l’individualisation des rémunérations et les relations informelles qu’elle implique l’emporte souvent sur ce qui relèvent des accords collectifs. Il s’agit là d’un exemple parmi beaucoup d’autres qui renvoient aux jeux de recomposition des relations professionnelles par lesquels la négociation collective se voit désormais coexister avec d’autres dispositifs – consultations, informations, concertation, participation, rapports plus informels, etc. Elle n’est pas niée en tant que telle mais elle a tout simplement perdu la position centrale qu’elle occupait dans le passé et dans l’entreprise par rapport aux pratiques de redistribution et d’allocations d’acquis circonstanciés ou plus durables.
ET LE POLITIQUE DANS TOUT CELA ?
Dans la disputatio qui nous oppose à Ch. Th. se pose une dernière question que ce dernier aurait d’ailleurs pu nous poser. Pourquoi privilégier une approche du dialogue social en s’appuyant de façon privilégiée sur le politique alors qu’à ses yeux, existe désormais « une impossibilité pratique de (l’Etat) à gouverner le champ social » et ceci en raison d’un fait : la volonté affirmée des partenaires sociaux de ne plus être gouvernés comme avant – pour paraphraser le trait d’Antonio Gramsci » ? Le propos est séduisant mais pour en rester à Gramsci, il relève de « l’optimisme de la volonté » et n’en reste pas moins une assertion.
Partons d’un contexte très général. S’il existe un désengagement de l’État, cela n’est certainement pas dû à l’action des partenaires sociaux mais plus sûrement au fait que la puissance publique a été amplement affaiblie par les processus liés aux nouvelles formes de capitalisme, de puissances financières et de relations internationales. Et donc aux mécanismes d’internationalisation dus à la mondialisation, aux injonctions plus ou moins impératives venant de l’Union européenne (4) ou aux domaines qui pour une large part échappent aux Etats-Nations par exemple le réchauffement climatique et la révolution numérique. Il s’agit là d’éléments souvent traités dans la littérature notamment dans le domaine de l’économie ou des relations internationales. Mais paradoxe ou effets de dialectique ? Comme le montrent certains pays du Sud fortement dépendants sur le terrain économique mais gouvernés par des régimes dictatoriaux, la perte ou l’absence de puissance de l’Etat dans ses rapports à l’International n’entraîne pas forcément un reflux de son rôle (en interne). Et ailleurs, dans les démocraties occidentales, cela est d’autant plus vrai qu’existent de fortes traditions de centralisation politique.
En-deçà de ces propos relatifs à des contextes globaux, il faut en revenir au dialogue social (et à la négociation collective) en lien avec le recul de l’Etat face aux partenaires sociaux que suppose Ch. Th. En fait dans le contexte français des relations professionnelles, le rôle du politique demeure éminent et très important pour une raison entre autres raisons mais une raison cruciale : le dialogue social y est d’autant plus affaibli – dans les entreprises où il existe, seuls 25% des salariés pense qu’il est efficace (5), que le syndicalisme lui-même est très faible et divisé et donc très dépendant du politique. C’est la raison pour laquelle ce dernier « garde toujours la main » et exerce une réelle emprise sur les rapports entre les partenaires sociaux. En l’occurrence, l’une de ses fonctions parmi les plus importantes est de procéder à la promotion de textes ou de lois qui reprennent des revendications portées par les syndicats mais que ces derniers – à cause de leur état, ne peuvent imposer aux employeurs. Ceci était vrai dans le passé et l’est encore aujourd’hui et de ce fait, la force de la loi façonne toujours avec vigueur les représentations des acteurs à propos de certains sujets novateurs du point de vue du dialogue social. C’est par exemple ce que montre l’un des thèmes revendicatifs récemment apparu à propos d’une participation accrue des salariés aux décisions de l’entreprise : c’est la codétermination, une sorte de « cogestion » à la française qui -on peut le penser- sera dans les années à venir l’un des enjeux parmi les plus importants du dialogue social. Mais ceux qui soutiennent cette revendication exigent en premier lieu qu’elle fasse d’abord l’objet d’une loi (et non d’une procédure contractuelle liée à la négociation collective) (6). On retrouve ici ce qui s’était déjà produit à de nombreuses reprises dans le passé, et pour cause. Le dialogue social demeure encore et toujours sous une forte tutelle de l’Etat. Certes, une « autonomie accrue des partenaires sociaux » sur le plan des rapports contractuels s’est beaucoup affirmée. Mais il s’agit d’une autonomie concédée par l’Etat, sous contrôle politique et qui peut dans certaines circonstances, être mise en cause de façon répétée et impérative. On l’a vu récemment avec la réforme et la fusion des mandats des élus dans l’entreprise ; celle récente sur les retraites ou la négociation sur l’assurance-chômage dont les règles doivent être modifiées avant le 31 décembre 2023. Ainsi et pour en revenir à la référence gramscienne sur laquelle Ch. Th. appuie son propos relatif à l’Etat, on peut dire une simple chose : plus que Gramsci évoquant le fait de « ne plus être gouvernés comme avant », on a plutôt (et toujours) affaire au postulat de Max Weber pour lequel le politique forme l’espace qui permet de résoudre les conflits d’intérêts inhérents à la société Et en l’occurrence, à l’entreprise.
Notes :
(3). A propos des rapports informels dans l’entreprise, cf. notamment le « Baromètre annuel du dialogue social » du CEVIPOF et aussi et entre autres : Guy Groux, « Une dimension du dialogue social, l’autonomie accrue des salariés » dans Frédéric Géa et Anne Stevenot (dir.), Le Dialogue social. L’Avènement d’un modèle, Bruxelles, Editions Bruylant, coll. Paradigme, 2021 (ouvrage publié avec le concours de l’ANR). Sur les rapports de l’entreprise à des instances qui lui sont extérieures, on peut aussi rappeler : Guy Groux, « La notion de ‘multitude’ dans les relations professionnelles. Une notion heuristique mais insaisissable ? » Négociations, n° 17, 2012/1.
(4). Cf., le rôle du Parlement européen dans le domaine de la production automobile et électrique qui bouleversent en profondeur l’organisation des firmes concernées.
(5). Source : CEVIPOF, « Baromètre annuel du dialogue social », vague 4, décembre 2022.
(6). Collectif, « La Codétermination est une idée porteuse d’avenir et qui doit trouver sa place dans la loi », Le Monde, 5 octobre 2017.