Disputatio (IV). Réponse de Guy Groux à Ch. Thuderoz

(Après avoir exposé mon point de vue – cf. les trois billets précédents, Lettre aux auteurs de « L’État et le dialogue social » , je donne la parole à l’un des co-auteurs, Guy Groux, que je remercie vivement d’avoir accepté de confronter nos analyses dans cette disputatio, qui s’inspire des controverses argumentées alors en vigueur dans les universités médiévales. Les notes sont situées en fin de texte. Suite et fin de son propos dans le prochain billet, Disputatio V)

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La disputatio médiévale portait précisément sur une question disputée et des propositions contradictoires fondées sur un travail de fond. Et c’est incontestablement ce qui ressort du texte de Christian Thuderoz (Ch.Th.) que je remercie vivement pour avoir pris l’initiative de cette dispute à propos de la notion de dialogue social et pour accepter d’accueillir sur son site, mes propos en réponse à son texte. Bien sûr, le texte de Ch. Th. qui relève de la controverse académique comporte des critiques qui peuvent être bienvenues mais qui peuvent parfois être elles-mêmes discutables. C’est la règle du jeu. Dans la contribution présente, nous aurons certes l’occasion de reprendre certaines de celles-ci mais cette contribution ne se veut pas seulement un « texte en défense » (1). En s’appuyant surtout sur notre ouvrage, elle se veut aussi un texte qui vise à se situer dans le cadre d’une controverse universitaire classique à propos de la validité théorique, conceptuelle voire empirique de la notion de dialogue social et de ses divers contextes.

Dans ce cadre, il n’est pas très utile de reprendre de façon détaillée ou exhaustive l’ensemble des arguments de Ch. Th. Mais plutôt d’aborder les points essentiels qui structurent le texte de ce dernier à savoir la question du rapport entre « règles et conflits » ; la question de « la » règle ; celle du dialogue social face à la négociation collective ; et enfin la question du politique tant il est vrai que le véritable objet de notre livre, ce n’est pas le dialogue social et les règles qui l’animent ou en découlent mais le rôle et la détermination du politique sur celui-ci. À quoi s’agrège une attention soutenue sur ce qui déborde les règles à savoir les régulations mises en œuvre ou définies par le législateur ou les administrations publiques. Préciser d’emblée ainsi les choses est utile au regard de l’une des questions que pose Ch. Th. à propos précisément de l’objet de notre livre (page 11).

EST-IL QUESTION D’OPPOSER LE CONFLIT ET LA RÈGLE ?

Tout d’abord, évacuons ce qui peut prêter à un malentendu et qui relève en fait de l’évidence. La négociation produit des règles et des régulations pour résoudre en tout ou partie, des conflits en présence. Sur un plan plus général, dire comme nous (MF, GG) l’écrivons que dans l’esprit d’un Dunlop, la « règle prévaut sur le conflit » ne revient nullement à dire que la première s’oppose au second. C’est en ce sens qu’il faut lire les développements que nous faisons dès le premier chapitre qui introduit la problématique globale de l’ouvrage à partir d’auteurs classiques comme Reynaud et Dahrendorf qui ont amplement souligné le lien (voire la concomitance) entre « règles » et « conflits ». Et pour aller plus loin, on rappelle -car cela va de soi- que la théorie de Dahrendorf se définit selon la notion d’institutionnalisation du conflit ce qui ne l’empêche pas de s’opposer aux tenants d’une « culture purement conflictuelle » lorsqu’il lie cette institutionnalisation du conflit aux modes d’arbitrage, de compromis, de régulations et d’interactions  qui structurent les rapports entre les acteurs sociaux. Pour ma part (G.G.), j’ai produit dans le passé divers textes non pas sur les « règles » d’une part et sur les « conflits » d’autre part mais sur les « conflits de règles », et pour cause. La vie des entreprises comme celle de la société en général est structurée par des conflits de règles et des conflits sur les règles ce qui montre qu’il n’y a aucune opposition entre les unes et les autres.

Concernant plus précisément la notion même de « conflit », Ch. Th. évoque d’emblée dans son texte plusieurs arguments critiques par rapport à nos propos. Selon lui, nous expliquerions la publication majeure de Dunlop « Industrial Relations System » par « son aversion à l’égard du conflit ». Dite ainsi, la formule apparaît très péremptoire et catégorique alors que nous soulignons que la théorie de Dunlop découle « en partie » et « en partie seulement » de ce type d’aversion. Il s’agit d’une nuance mais la nuance est toujours indispensable car elle est nécessaire au débat académique et fait que celui-ci puisse se distinguer des textes hâtifs qui caractérisent souvent le genre journalistique ou militant.

En outre, Ch. Th. explique que pour nous, Dunlop fonde sa théorisation sur la seule notion de « règles » « pour contrecarrer l’hégémonie du conflit sur les représentations communes ou académiques ». Là encore et en l’occurrence, nous ne donnons nullement une telle exclusivité à la notion de règle et ne parlons jamais de « seule » règle (2). En fait à nos yeux, la théorie de Dunlop est fondée sur la « production de règles » et dire qu’une théorie est fondée sur « la production de règles » comme le reconnaissent d’ailleurs beaucoup d’auteurs sur lesquels nous reviendrons, ne signifie nullement qu’elle est exclusivement fondée sur la « seule » règle. Les mots et leur usage ont un sens. Allant plus loin encore, Ch. Th. qualifie notre approche de Dunlop et de son « aversion à l’égard du conflit » de « psychologisante »  – « la production d’une théorie x par un auteur provenant de son antipathie personnelle envers un phénomène y ». Le propos est surprenant et il faut ici rappeler le sens que nous donnons à la notion de conflit rapportée à Dunlop.

La question ici n’est pas de considérer le conflit dans un sens générique ou abstrait mais bien selon l’approche qu’en donne Dunlop lui-même dans son entretien avec Isabel da Costa cité dans l’ouvrage. En l’occurrence, Dunlop fait état de l’ensemble des conflits et de leur degré d’intensité allant jusqu’à évoquer les « conflits armés ». Et de souligner encore que dans les années 1940-1950, toute discussion « tournait autour du degré du conflit » ce à quoi il s’opposait car « c’était une vision assez superficielle des relations industrielles ». Ici, Dunlop ne parle pas (seulement) des « petits conflits, litiges et griefs » qui marquent les rapports entre les acteurs dans l’entreprise et qui font souvent l’objet de négociations formelles ou non. En d’autres termes, Dunlop ne s’oppose évidemment pas à ces « petits conflits » qui structurent la vie ordinaire de l’entreprise. Ce qu’il rejette,  ce sont les conflits qui mettent en cause l’ordre social et c’est bien à l’égard de ces derniers qu’il exprime une aversion qui est avant tout et comme il l’explique lui-même d’ordre conceptuel ou théorique et certainement pas purement psychologique. Il vise à intervenir dans l’arène des débats et des controverses académiques voire extra-académiques.

En fait, il faut ici appliquer à l’ouvrage même de Dunlop, l’une de ses notions centrales à savoir la notion de « contexte ». « Industrial Relations System » paraît dans les années 1950 et la pensée qui l’anime ne procède pas de son univers psychologique mais de façon plus évidente de ses divers engagements dans des cadres qui étaient eux-mêmes très particuliers. Entre 1948 et 1952, il siège au « National Labor Relations Board » après avoir siégé au « National War Labor Board »  et avant de siéger à la « National Commission for Industrial Peace » dans les années 1970. Sauf à penser que Dunlop fut un être totalement éthéré, force est de reconnaître que lorsqu’il dénonçait les débats et les discussions incessantes autour de l’intensité du conflit, il faisait bien référence à une perception du conflit qui s’inscrivait aux U.S.A. dans un contexte global marqué par les grandes grèves de 1946, le début de la guerre froide, un syndicalisme américain résolument anti-communiste et le Maccarthysme.

Peut-on penser qu’au regard de ses engagements institutionnels, Dunlop ait pu occulter un seul instant la nature même du conflit qui était principalement en cause alors et qui était supposé constituer une réelle menace pour l’ordre social ? Et que dans le même temps, il soit resté insensible au « Traité de Détroit » signé en 1950 par General Motors et l’UAW et qui visait à instituer un système de négociations, de contrat et de régulation des conflits dans l’entreprise, un « traité » qui fera date ?

La réponse à ces questions réside en partie dans un ouvrage majeur qu’assez curieusement Ch. Th. ne cite jamais dans son texte. Il s’agit de l’ouvrage collectif publié en France sous la direction de Jean-Daniel Reynaud, de François Eyraud, de Catherine Paradeise et de Jean Saglio : « Les systèmes de relations professionnelles. Examen critique d’une théorie » (Editions du CNRS, 1990). Et elle réside aussi au travers d’une notion bien connue, celle « d’idéologie commune ». Dès l’introduction générale à l’ouvrage, Reynaud souligne que « Dunlop attribuait un rôle éminent à l’idéologie commune comme source de stabilisation et même de contrôle du système ». S’agit-il seulement ici du « système de relations professionnelles » ? Ce n’est précisément pas ce que pense Isabel da Costa lorsqu’elle écrit dans le même ouvrage : « Pour que le système soit stable il faut qu’il y ait une idéologie commune c’est-à-dire une compatibilité entre (les) différentes idées (qui affectent le système). Il faut aussi que cette idéologie soit compatible avec celle de la société en général ».

C’est précisément dans ce contexte que nous pensons que chez Dunlop, « la règle prévaut sur le conflit ». Et nous le pensons avec beaucoup d’autres auteurs qui dans l’ouvrage de Jean-Daniel Reynaud et al. utilisent à profusion le terme de « règle (s) » alors que les occurrences liées au « conflit » sont extrêmement rares. Elles n’apparaissent même jamais dans l’introduction générale rédigée par Reynaud (à l’exception d’une allusion très ponctuelle ou factuelle à « la grève comme position stratégique d’un groupe minoritaire »).

PARLER DU CONFLIT OU DE LA REGLE AU SINGULIER N’A PAS DE SENS

Pour Ch. Th., évoquer « le » conflit ou « la » règle n’a pas de sens. Que répondre à ceci sinon qu’à nos yeux, il s’agit d’une affirmation que l’on ne peut que cautionner ? Concernant le conflit, j’ai eu moi-même (GG) l’occasion de publier de nombreux travaux sur le conflit (ou la grève) qui soulignaient l’hétérogénéité de celui-ci dès lors qu’il s’incarne dans la réalité des mobilisations et des luttes sociales qui apparaissent sur le terrain. Dès 1998 et par la suite, j’ai pu ainsi aborder la question de la multitude des conflits sociaux ou sociétaux pour montrer en quoi l’hégémonie que certains ont longtemps accordé aux conflits du travail quant au « changement social » n’était désormais plus de mise comparé à l’impact (sociétal) d’autres mobilisations de plus en plus nombreuses, composites et disparates. Bref.

En fait, plus intéressant est de se pencher sur la notion de règle car celle-ci renvoie à l’un des objets essentiels de notre livre à savoir « les régulations ». Lorsque Ch. Th. nous fait un procès en écrivant que nous présentons la notion de règle au singulier, le procès ne nous semble nullement justifié (page. 2). Si nous procédons ainsi et ceci relève de la pure évidence, c’est parce que le « la » est employé en l’occurrence dans un  sens générique, « la règle » étant un mot suffisamment général pour englober une pluralité d’objets dotés eux-mêmes d’un caractère spécifique. Lorsque Michel Offerlé évoque ici ou là « le patronat », il est évident qu’il ne confond jamais les dirigeants de grands groupes industriels et les responsables de TPE. Et l’on sait que la notion de « gouvernance » reprise dans de nombreux travaux portant sur la gestion des entreprises ou sur l’action publique, ne renvoie pas seulement à des pratiques souvent disparates mais  est elle-même l’objet de définitions multiples.

Dans l’ouvrage, nous ne cessons  en fait de faire état de « règles et de régulations » et surtout d’insister sur la diversité de leur contenu, de leur application et de leurs sources. C’est le cas lorsque l’on évoque Reynaud et « les pluralités de sources de règles et de régulations » comme l’une des bases de notre réflexion. Et plus encore lorsque nous soulignons l’un des effets sur le dialogue social, de la performance comme enjeu contractuel à partir de trois types de règles (et de leur combinaison) : les règles managériales, les règles contractuelles et les règles juridiques. Du coup, où est dans l’ouvrage, une approche de « la règle » à partir d’une singularité telle qui ferait que le « la » ne pourrait aller que de soi et n’exister qu’en toute exclusivité ?

Notes :

(1). Le « nous » employé ici correspond au « nous » académique ou aux auteurs de l’ouvrage discuté par Ch. Th. : Martial Foucault (MF) et Guy Groux (GG).

(2) Cf. dans notre ouvrage, le passage en question, page 14.

(Suite et fin de la réponse de Guy Groux dans le billet prochain, Disputatio V)

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