(Suite des billets Disputatio I et II : mes commentaires relatifs à l’ouvrage L’État et le dialogue social, de Martial Foucault, directeur du Cevipof et Guy Groux, paru ce printemps aux Presses de Sciences Po)
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Votre lectrice – ou moi-même comme lecteur attentif… – peut donc légitimement s’interroger, au fil des pages, sur l’objet qui est le vôtre. Il a appris dès votre introduction (p. 6) que ce n’était pas la négociation collective elle-même, que vous jugez, à mon avis faussement, un peu ringarde – « les négociations d’hier » vs. « le dialogue social d’aujourd’hui » ! – et découvre, dans votre conclusion, que ce « dialogue social » serait désormais « l’objet d’adhésions multiples qui dépassent les clivages politiques et sociaux issus du passé ».
Là résident mon irritation (sur la forme) et mon désaccord (sur le fond). La forme, d’abord : vos affirmations répétées sur un dialogue social « d’aujourd’hui » infiniment plus riche que la négociation collective « d’hier » ne sont jamais étayées par des exemples concrets. Quand vous dites que le périmètre d’action et d’influence du dialogue social est « en extension », sur quelles données, qualitatives et quantitatives, vous appuyez-vous ? Je ne sache point que la DARES comptabilise les procédures d’information-consultation du CSE, ni les réunions d’expression du personnel, pas plus que les procédures d’avis conforme ; ou qu’elle dispose de données relatives à la qualité des délibérations au sein des CSE ou à la nature des échanges communicationnels entre délégués syndicaux, élus du personnel et directions d’entreprise… Je suis donc assez surpris de votre jugement sur la vitalité du dialogue social en France, au point que vous considérez qu’il serait aujourd’hui « le fruit d’une institutionnalisation toujours plus poussée »…
Sur le fond, maintenant : votre conclusion indique qu’entre dialogue social et négociation collective, votre choix est fait – et il n’est pas au bénéfice de cette dernière ! Je le regrette.
Vous avez cependant raison de souligner que l’enjeu académique – donc pratique, puisque nous enquêtons tous, politistes et sociologues, sur des activités sociales « en train de se faire » – qui est le nôtre dans ce débat sur le dialogue social, c’est, écrivez-vous, « le rapport qu’il est censé entretenir avec une notion capitale de la théorie des relations professionnelles, à savoir la négociation collective ». Je suis pleinement d’accord avec vous ; et l’une des raisons d’être de notre présente disputatio est précisément de nous convaincre mutuellement que notre interlocuteur se trompe… Voici mes arguments.
Vous indiquez qu’il existe « un vieux débat », opposant ceux qui fondent les relations professionnelles « sur une idéologue commune ou partagée » et ceux qui fondent celles-ci « sur des conflits d’intérêts irréductibles ». Je suis doublement surpris : cette classification est datée, pour autant qu’elle ait eu un jour du sens…, et elle n’épouse guère les arguments de ceux qui, chacun de leur côté, promeuvent le « dialogue social » ou la « négociation collective ».
Je me suis déjà exprimé sur le mauvais procès que vous faites à John Dunlop et à son concept de « shared ideology ». Je persiste à croire que l’on ne peut expliquer la signature, au premier semestre de cette année 2023, de trois ANI, accords nationaux interprofessionnels – et sur des sujets tout sauf anodins : la transition écologique, le partage de la valeur ajoutée et la santé-sécurité au travail ! – sans user, à un moment ou à un autre de l’analyse, du concept de « valeurs communes ». Celles-ci permettent à des responsables syndicaux et patronaux de s’accorder sur des textes, certes plus incitatifs que normatifs, qui vont allouer des gains substantiels aux salariés des TPE-PME et doter les CSE et les directions d’une utile méthodologie pour négocier dans les entreprises des mesures efficaces – car elles seront effectives – en faveur d’une économie décarbonnée et d’une transition écologique ne générant pas de nouvelles inégalités sociales. Que patronats et syndicats se soient accordés sur ces sujets et que tous les syndicats les aient signés (un sur trois par la CGT, cependant) illustre cette « idéologie commune » dont parlait Dunlop ; ce n’est que ceci, tout ceci mais rien que ceci.
Nul besoin, donc, d’y opposer une démarche qui, en France, n’a guère aujourd’hui de défenseurs – elle n’en a pas plus au pays d’Henry Braverman et de Richard Hyman ! – et cultiver, contre l’évidence, une irréductibilité du conflit social et des intérêts qui s’y affrontent.
Cette croyance s’évanouit dès lors qu’on sait que c’est l’antagonisme des intérêts, des besoins et des motivations qui ouvre la possibilité de la mise en accord. C’est la leçon – universelle ! – de la négociation collective (et de la négociation en général, qu’elle soit ordinaire, diplomatique ou commerciale). Là réside la beauté sociologique de la négociation collective, qu’aucun « dialogue social » ne peut rivaliser : elle réussit à combiner des intérêts jugés antagoniques par les parties en début de processus et à les transformer en intérêts compatibles au cours de ce dernier, via des démarches d’objectivation de problèmes, de créativité, de compensation et de concessions. Et ne lui faisons pas d’injuste procès en l’assimilant à de la collaboration de classe ou à une quelconque soumission d’une des parties à l’autre, sous le faux prétexte que l’une d’entre elles serait dominante et l’autre dominée ; les rapports de force sont fluctuants, d’une part, et comme ces parties sont inscrites dans un même système social, d’autre part, l’accès aux ressources que détient l’une et que convoite l’autre (et réciproquement), les condamnent, si l’on peut dire, à s’accorder – puisque chacune a besoin de l’autre pour atteindre ses objectifs et satisfaire ses intérêts…
Pour cette raison, le sociologue anglais Allan Flanders, dans son article de 1968, Ééments pour une théorie de la négociation collective (lire ici), qualifie syndicalistes et dirigeants d’entreprise de private legislators puisqu’ils codifient, conjointement et dans une confrontation argumentée et intéressée, un ensemble de règles – a web of rules, disait Dunlop… – qu’ils co-administrent ensuite, veillant à appliquer ensemble les règles qu’ils ont défini ensemble. Le terme de joint regulation de Flanders, devenu sous la plume de Jean-Daniel Reynaud régulation conjointe (1979 ; lire ici), a ainsi pu être traduite en 1968 par sa traductrice avant publication dans la revue Sociologie du Travail, par « administration paritaire » – ce qui est exact sur le fond mais serait jugé inélégant aujourd’hui en traductologie…
D’où mon étonnement à propos de certaines de vos assertions sur le rôle « du politique » ces dernières décennies. Vous semblez, là aussi, opposer un État d’aujourd’hui (qui a su laisser, dites-vous p. 98, « à l’autonomie des acteurs suffisamment d’espaces pour que le dialogue social puisse – grâce à ses propres ressources – répondre à des mutations sociales et économiques incessantes, souvent singulières et parfois disruptives ») et un État d’hier, législateur unilatéral, revendiquant, au nom d’un intérêt général qu’il incarnerait seul, « une hégémonie des régulations politiques sur le système de relations professionnelles » (p. 30).
Bien que la dialectique du passé et du présent soit parfois féconde, je ne discerne pas la césure que vous dessinez entre hier (« L’emprise de l’Etat sur le dialogue social », p. 29) et aujourd’hui (« L’essor d’une démocratie sociale renouvelée », p. 99). Ces deux mouvements, l’emprise et la volonté d’autonomie, vont de pair ; ils sont même toujours allés de pair, avec des accentuations selon le parti au pouvoir, le contexte économique, le type de compromis noués au sein des majorités présidentielles, etc. Gauche et droite de gouvernement ont, tour à tour, joué les interventionnistes et vous avez raison de souligner / dénoncer cette « mainmise de l’Etat sur les relations collectives de travail ».
Je constate, mieux qu’une transformation « des pratiques et des rôles du politique et du législateur », à mes yeux trop peu visible, une évolution de son interventionnisme, devenu plus subtil – en tous cas moins systématique (par exemple : imposer un calendrier court de négociation avant de, comme le dit traditionnellement chaque ministre du Travail en exercice, « reprendre la main » et légiférer seul (comme ce fut le cas en 2021-2022 à propos de la question de la santé / sécurité au travail). Mais les vieux réflexes sont toujours là ! Au début de la pandémie de Covid-19, alors que les partenaires sociaux, Medef et CFDT en tête, publiaient dès mars 2020 un texte commun où tous s’engageaient à jouer la carte du dialogue social pour réduire les effets délétères des confinements et des séquences de vaccination, l’État demandait à ses hauts-fonctionnaires de rédiger moult fiches-métier définissant, de Paris, la jauge maximale dans les services et les ateliers – comme si les ingénieurs de ces entreprises n’étaient pas capables de faire eux-mêmes ce chiffrage, en lien avec les élus du personnel et les commissions SSCT ; légiférait en urgence à propos du nombre de réunions de CSE, du déroulement de celles-ci en distanciel, du raccourcissement des délais d’information-consultation des IRP, etc. Mieux qu’un assagissement de l’État, qui aurait décidé de tolérer une plus grande autonomie contractuelle, je parlerais plutôt d’une impossibilité pratique de cet État à gouverner le champ social comme il le faisait auparavant et cela, du fait d’une volonté affirmée des partenaires sociaux de ne plus être gouvernés comme avant – pour paraphraser le trait d’Antonio Gramsci.
Il s’agit donc moins d’une autonomie octroyée (par le politique) qu’une autonomie conquise (par les partenaires sociaux). Le signal adressé à la société civile et au politique ce printemps 2023 par la CFDT et les dirigeants du MEDEF et de la CPME en pilotant deux processus de négociation interprofessionnelle débouchant sur deux accords nationaux est lumineux si l’on le rapporte à l’action brutale du gouvernement et du président de la République, à la même époque, pour imposer une injuste réforme de notre système de retraites…
J’ai donc plutôt le sentiment d’un État brouillon, qui, au coup par coup, dans les limites de son rôle et par les opportunités qu’il saisit, refaçonne ici ou là un ou deux articles du Code du travail, espérant que cela suffise pour alléger quelques contraintes dans les semaines qui suivent la parution des décrets, ou jouer sur quelques variables macro-économiques bien ciblées. Peut-il et veut-il initier une culture de la négociation qu’il peine lui-même à instaurer dans les fonctions publiques qu’il contrôle ? J’en doute fort.
Je suis donc dubitatif de la pertinence à lier « dialogue social » et « démocratie sociale ». Vous écrivez ceci en fin de votre conclusion : « À des degrés divers » – il aurait été utile de citer ici quelques unes de vos réserves… – « la démocratie sociale et le dialogue social sont l’objet d’adhésions multiples qui dépassent les clivages politiques ou sociaux issus du passé. » Vous n’en dites pas plus et c’est dommage, à part signaler au lecteur que le débat ne porterait plus sur le bien-fondé de cette démocratie sociale mais désormais sur son contenu et ses modalités. Votre optimisme est roboratif ; mais le pessimisme de la raison m’oblige à tempérer votre enthousiasme : le concept de « démocratie sociale » n’est guère, en ce début de décennie 2020, un concept mobilisateur. D’abord parce que la génération de chercheurs à laquelle nous appartenons tous deux n’a pas réussi à l’inscrire durablement aux agendas sociopolitique et académiques de notre pays… Il faudrait d’ailleurs tirer quelques leçons de cette impuissance collective…
Ensuite parce que le terme de « démocratie sociale » est lui-même controversable et qu’existe une dizaine de conceptions différentes du rapport entre démocratie sociale et démocratie politique. Il faudra donc débuter notre parcours par cet éclaircissement notionnel…
Enfin, parce qu’il me semble réducteur de rassembler sous un concept unique (et aussi imprécis que « dialogue social » !) des phénomènes fort divers – tels l’élection d’administrateurs-salariés dans les Conseils d’administration des firmes ; des procédures formellement codifiées de consultation de CSE ; des réunions d’expression du personnel, en présence de leurs managers, etc.
Le terme me semble donc inadéquat, mais non l’idée qu’il évoque et les pratiques que celle-ci suppose. Il nous faut donc un concept de substitution qui serait l’équivalent de cette notion de « dialogue social » que vous utilisez pour théoriser ce nouveau paradigme des relations collectives de travail en France contemporaine dont vous estimez percevoir les contours. La notion de « participation des salariés », en usage dans les années 1980-1990, ne peut faire œuvre utile en l’état car datée, déjà oubliée et victime de son flou artistique. Celle de « codétermination à la française » fait actuellement l’objet de propositions de chercheurs et de dirigeants syndicaux. L’idée est intéressante, tant par la résonnance avec les pratiques en vigueur en Allemagne que par la conceptualisation et le travail de classification qu’elle permet : il y aurait ainsi, articulés – et l’on nommerait « dialogue social » cet ensemble – quatre registres de rencontres, graduées selon le degré d’association des salariés aux décisions : un dispositif d’expression des salariés, autour, notamment, des « espaces de discussion » prévus par l’ANI de 2013 et, plus largement, autour de débats collectifs réguliers, au plus près de l’acte de travail, à propos de la pratique de ce dernier, de son sens et de son humaine condition ; puis un dispositif institutionnalisé de consultation-concertation des IRP et des salariés ; un dispositif de négociation collective, pour déterminer les règles du travail, les règles des relations de travail, et les règles de l’organisation de ce travail ; enfin, au haut de cette pyramide d’actions contractuelles, un dispositif de codétermination, partiel ou étendu, permettant la codécision et la gestion paritaire de certains segments de l’organisation du travail.
Entreprendre ce travail de nomination permet de donner clarté et substance au concept de « dialogue social » puisqu’il en distingue quatre types ; le dialogue social d’expression ; le dialogue social de concertation ; le dialogue social de négociation ; et le dialogue social de codétermination. Certes, accoler ces épithètes alourdit chacune de ces expressions. Mais nous saurons alors, les uns et les autres, de quoi exactement nous parlons !
(Le prochain billet, Disputatio IV, est la réponse de Guy Groux à cette (longue) lettre…)