Disputatio (I). Lettre aux auteurs de « L’Etat et le dialogue social »…

(Après avoir lu L’État et le dialogue social, de Martial Foucault, directeur du Cevipof et Guy Groux, directeur de recherches honoraire au Cevipof, paru au printemps 2023 aux Presses de Sciences Po, j’ai proposé à mon collègue Guy Groux, sociologue comme moi, d’engager tous deux une disputatio, soit cet échange contradictoire d’arguments en vigueur jadis dans les universités médiévales. Je fais en effet mienne cette assertion de la revue Études qui, en partenariat avec l’association Disputatio-Contemporaine, avait organisé le 5 avril 2022 une controverse publique à la Sorbonne (lire ici) : « À l’heure où le sens du débat disparaît, remplacé par l’invective, il est essentiel de retrouver la pratique de la controverse argumentée, pour que progresse une recherche collective de la vérité »).

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 « La règle et le conflit »

« Selon Dunlop, la règle prévaut sur le conflit » écrivez-vous page 13 de votre ouvrage L’État et le dialogue social. L’assertion m’étonne. Vous expliquez ensuite l’écriture de son ouvrage de 1958, Industrial Relations System, et sa proposition de considérer la coproduction, entre directions et syndicalistes, des règles du travail et des relations de travail, via une négociation collective, comme la finalité des systèmes de relations professionnelles, qu’ils soient sectoriels ou nationaux, « par son aversion à l’égard du conflit ». Propos également étonnant. Aux yeux de Dunlop, dites-vous, le conflit est « une sorte de dysfonctionnement profond » des sociétés modernes, ce qui le conduit, dites-vous, à fonder sa théorisation sur la seule notion de « règles », pour, expliquez-vous, « contrecarrer l’hégémonie du conflit dans les représentations communes ou académiques ». Je suis surpris par cette analyse psychologisante (la production d’une théorie x par un auteur provenant de son antipathie personnelle envers un phénomène y…) ; et elle ne me semble guère correspondre à l’effort de conceptualisation de John Dunlop.

Sa démarche est surtout pluraliste, au sens nord-américain du terme : ne pas invalider ou délégitimer le conflit dans l’entreprise ou la branche professionnelle, mais ne pas lui accorder pour autant un rôle déterminant et structurel dans le fonctionnement des systèmes nationaux ou régionaux de relations professionnelles. Comment reprocher cela à Dunlop alors qu’il intervint, tout au long de sa vie, dans des milliers de conflits du travail, comme médiateur fédéral puis comme « ministre du travail » sous la présidence de Gerald Ford, et veillant, à chaque fois, comme le rappelle  Arnaud Mias, le seul universitaire français à avoir consacré un ouvrage entier à Dunlop et son analyse théorique (2016), à rendre plus dynamique les relations de travail nord-américaines, misant « sur la résolution collective des problèmes et la médiation informelle, comme voies d’amélioration des relations de travail » ?

Arnaud Mias a reproduit la dispute de 1949 entre John Dunlop et William Whyte dans un dossier publié par La Nouvelle revue du travail (« Deux perspectives pour analyser les relations professionnelles », 2016 ; lire ici). Dans sa critique, implacable, contre l’un des chefs du courant dit « des relations humaines » aux États-Unis à cette époque, Dunlop écrit ceci : « Elton Mayo déteste le conflit et cherche à installer dans le groupe de travail une unité semblable à celle des sociétés primitives. Le conflit et la concurrence, entre individus et entre groupes, sont pourtant les clés de voûte de la société démocratique occidentale. Un cadre analytique qui défend une cohésion et un esprit corporatif absolus au sein du groupe de travail est totalement incompatible avec le principe de négociation collective comme avec les traditions démocratiques. Parce qu’il se focalise sur la relation du travailleur individuel avec sa communauté d’intérêts, il ne peut servir de fondement à une explication exhaustive de la négociation collective telle qu’elle existe.  » On ne saurait être plus clair…

« Primauté du conflit dans les relations de travail » ?

Précision sémantique, avant que je ne développe ce point : je préfère ici parler de « règles du travail » et de « conflits de/du travail », cette formulation, plus complète et au pluriel, me semblant rendre mieux compte de la diversité des heurts survenant au cours de l’action collective de production. Vous présentez ces deux notions au singulier dans votre ouvrage (par exemple : « le conflit et la règle »), comme s’il s’agissait d’un invariable mécanisme de désaccord. Il me semble plus fécond de distinguer, par exemple, les disputes entre salariés surgissant de l’acte productif ; les désaccords entre ceux-ci et les managers de proximité quant à la manière de bien faire son travail ; et les divergences entre élus du personnel et directions d’entreprise relatives aux choix décisionnels stratégiques.

User à l’encontre de ces formes agonales plurielles d’un vocable unique (« conflit »), qui plus est non défini, me semble dommageable. Cela équivaut à une sorte d’absolutisation du « conflit », et celle-ci nourrit la thèse de son irréductibilité. J’ai tenté, dans un article paru en 2015 dans la revue RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise (lire ici), d’éviter cette tentation, en graduant ce heurt social et en spécifiant la nature de ce « conflit » – ses acteurs, sa finalité, ses motifs et son mécanisme de déclenchement, etc. – et en l’examinant sous l’angle de son règlement possible et des conditions permissives que ce dernier requiert. Je distinguais alors deux types de « conflits au/de travail », selon qu’ils étaient « à résoudre » ou « à réguler ». S’atténue alors la critique usuelle des chercheurs « radicaux »  – au sens nord-américain du terme – s’insurgeant de la volonté des managers et des théoriciens du management de vouloir, disent-ils, prévenir les conflits du travail, voire les éradiquer. Pareillement s’atténue la critique usuelle des chercheurs « réformistes » envers leurs collègues « radicaux » d’hypostasier le « conflit » et lui attribuer une fonction historique qu’il ne possède pas en lui-même. Distinguer résolution et régulation des conflits dans les espaces productifs est ainsi une manière, très concrète, de respecter la diversité de ceux-ci et des enjeux qui sont les leurs.

« Règles du travail » et « conflits du travail » : quelle articulation ? Personne n’oppose les unes aux autres, et peu de chercheurs pensent qu’il faille le faire : ces deux phénomènes sont en interaction ! Les conflits du travail sont réputés surgir quand il s’agit de décider quelles règles doivent être créées, maintenues ou révisées. Le conflit du travail, a pu ainsi styliser Jean-Daniel Reynaud dans Conflits du travail et changement social (1982 ; lire ici), est « la continuation de la négociation collective par d’autres moyens », cette dernière considérée comme un mécanisme pratique pour déterminer les règles du travail et de relations au travail. Tout conflit social est en outre un conflit réglé : si les coups bas sont permis, ils ne peuvent dépasser certaines limites, socialement admises. Le jeu de disqualification de l’adversaire, de surenchère des prétentions et de dramatisation des enjeux et des actions afférentes est quasi ritualisé : le jeu sur les règles du jeu est lui-même un jeu réglé…  

Il faut donc lier, dans une même saisie compréhensive, l’activité de production collective de ces règles – la négociation collective, donc –, l’activité d’imposition à autrui d’un type de règles plutôt qu’un autre – le conflit, donc – et le produit de ces deux activités sociales – les règles du travail, en permanence révisées (ou faisant l’objet d’une demande de révision).

Opposer « conflit » et « règle » et considérer que l’on puisse « préférer » l’une à l’autre – c’est-à-dire : redouter ou encenser la survenue du conflit – n’a guère de sens, pas plus que n’aurait de sens le fait d’opposer « conflit » et « négociation », comme si le premier n’était pas une séquence normale de la seconde, et cette dernière la meilleure manière de mettre fin au premier – c’est-à-dire : prendre une décision conjointe, de telle sorte que les deux parties aux prises voient leurs intérêts rendus compatibles via une solution compromissoire.

Le conflit du travail est une réalité, que l’on peut vivre, comptabiliser, catégoriser, etc. ; c’est un fait de société. La controverse académique a donc moins porté sur sa légitimité que sur sa finalité : est-il l’expression de désaccords entre des individus réputés différents par leurs statuts, leurs qualités, leurs intérêts, etc., dans une société fondée sur une division du travail social nécessitant une étroite et intelligente coopération, ou est-il l’expression d’une loi de l’histoire, le reflet d’une lutte générale et séculaire des classes et la manifestation d’une opposition structurelle entre dominés et dominants ?

Je ne pense pas que cette seconde approche ait encore quelques adeptes chez les universitaires. Même nos collègues anglais de l’université de Warwick et anciens promoteurs de la Labour Process Theory ne défendent plus cette vision  messianique de forces sociales en opposition.

Ralf Dahrendorf et Lewis Coser ont tous deux fourni une solide conceptualisation nous permettant de comprendre la survenue (ils sont dus à une inégale distribution sociale des situations d’autorité), la fonctionnalité (ils sont un mode efficient de structuration et de cohésion des groupes sociaux) et le traitement (par résolution ou par régulation) des conflits du travail.

Leurs analyses me semblent chimiquement solubles dans l’approche de John Dunlop dès lors qu’on ne commet pas l’erreur usuelle de traduire par « idéologie commune » l’expression maladroite utilisée en 1958 par Dunlop de « shared ideology » – mais qu’il ne reprend pas dans son ouvrage majeur de 1984, Dispute Resolution: Negotiation and Consensus Building. Il lui préfère celle de binding ideology (une idéologie reliante / engageante, pourrait-on traduire pour rester fidèle à l’idée dunlopienne) et revisite son modèle d’origine en parlant désormais d’une « ideology that binds actors together » – c’est-à-dire : qui conduit les acteurs à agir ensemble.  

Car telle est la réalité des relations de travail dans l’entreprise et la branche professionnelle : il y existe, entre employeurs et représentants des salariés, autant d’occasions et de bonnes raisons de coopérer que de ne pas coopérer. Ce n’est donc pas leur non-coopération qui est mystérieuse mais leur coopération, quotidienne et permanente, puisque tout les conduit, à écouter les théoriciens de la radicalité, à ne pas coopérer.

La question à instruire est donc celle des motifs de cette coopération et, par ricochet, des motifs de refus de cette coopération. Ceux-ci sont circonstanciés et ne dépendent que rarement d’un effet de structure. La coopération entre employeurs et syndicalistes est, on le sait, une coopération conflictuelle (ou une « conflictualité coopérative », si l’on persiste à croire que le conflit social serait premier, hégémonique et historiquement nécessaire…) ; cela se comprend aisément dès lors que la production des règles du travail et des relations de travail est mise au centre de l’analyse – comme l’a proposé en son temps John Dunlop. Le problème n’est donc pas de savoir s’il faut préférer « la règle » au « conflit » – ou l’inverse – mais de comprendre le mécanisme de cette production conjointe de règles du travail qu’est une négociation collective, soit cette activité sociale qui entremêle, avec subtilité, conflit et coopération, compétition et collaboration, contrainte et compromis. Pourquoi cette question-là est importante ? Dunlop apportait une première réponse, de bon sens, quand il débattait, au début des années 1950, avec les promoteurs de l’école dite des « relations humaines », et qui deviendra, dans les années 1980, celle « des ressources humaines », actualisant la théorisation d’Elton Mayo. Face à William Whyte, professeur d’industrial relations à Cornel University, Dunlop rappelait qu’à l’ordre du jour des études et recherches en relations professionnelles (et dans ce cadre, à propos des pratiques de négociation collective) résidait avant tout l’explicitation des différences (lire ici). Il se demandait ainsi : « Pourquoi y a-t-il eu autant de grèves dans l’industrie du charbon ? Pourquoi certains accords salariaux établissent-ils une rémunération à la pièce et d’autres un salaire horaire ? Pourquoi le recours à l’arbitrage est-il si fréquent dans l’industrie du transport en comparaison à d’autres secteurs ? Comment se fait-il que dans l’industrie du vêtement les relations aient été relativement paisibles ces dernières années ? ».

L’intérêt n’est pas (seulement) de savoir si le nombre de conflits du travail baisse ou augmente chaque année en France contemporaine – ce qui renseigne autant sur l’évolution de la conflictualité annuelle que sur l’efficacité des pratiques de prévention et de médiation de ces conflits ou la qualité l’appareil de collecte des données statistiques… – que d’identifier les secteurs où ce taux baisse, augmente ou se maintient, tenter de comprendre les motifs de ces différences, et statuer sur le traitement possible de ces disparités sectorielles. Il n’est ainsi pas anodin de constater une conflictualité plus forte dans les associations de  santé et de travail social que dans les entreprises du bâtiment ; et il est, me semble-t-il, judicieux, une fois vérifiée l’hypothèse d’une gouvernance des premières par un management maîtrisant peu les techniques de dialogue social, d’imaginer comment aider les managers de ce secteur à sortir d’une logique conflictuelle résultant de leur méconnaissance des techniques de management et de gestion des relations de travail…

Cessons d’attribuer au conflit social une fonction maïeuticienne qu’il ne possède que du fait de son mécanisme de déclenchement et de sa générativité, et nullement par ses finalités. Un conflit du travail n’a pas d’autres finalités que d’établir, comme le disent les praticiens eux-mêmes, un rapport de force – c‘est-à-dire de permettre à l’une ou à l’autre des parties aux prises d’imposer à son interlocutrice une solution – une règle, donc – qui lui semble préférable à, ou plus favorable que, celle proposée par ce vis-à-vis. Ce qui est certain (et cela invalide à mes yeux la rhétorique de l’opposition « règle / conflit ») est le fait que dans tout conflit, de quelque nature qu’il soit (sauf, peut-être dans certains conflits territoriaux régionaux ou internationaux qui perdurent des décennies sans être résolus), sonne toujours l’heure de son règlement. Le conflit social est un moyen : il vise à contraindre autrui d’accepter une solution qui ne l’enchante guère. Le conflit social est un moment : il traduit l’impossibilité, temporaire, de s’accorder sur une règle d’action. Le conflit social est un opérateur : il oblige les parties à affûter leurs arguments, peser leurs préférences, dessiner une issue compromissoire. Le conflit social est une mise en scène : il rend visibles les oppositions, possibles les coalitions, satisfaisantes les solutions. Le conflit social est tout cela, mais rien que cela. Ne lui prêtons pas d’autres vertus socio-politiques que d’aider à redessiner une configuration concrète d’acteurs et actualiser les fondements locaux de leur coopération.

(Suite dans le prochain billet, noté (II))

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