Je clos, dans ce dernier billet, le mini-dossier consacré à la démocratie sociale, ouvert par les tribunes en juin dernier de Gilbert Cette et al (lire ici) et Marcel Grignard (lire ici). Ma question est simple : comment les outils participatifs élaborés dans et pour l’espace public, calquant parfois ceux, usuels, en démocratie politique, peuvent-ils être transférés, dans quelles conditions, dans l’entreprise ou la branche professionnelle pour promouvoir une négociation collective de qualité et avancer ainsi vers une co-détermination « à la française » ?

Une rapide revue de littérature montre que les controverses et les travaux des universitaires, depuis une petite dizaine d’années, se sont plutôt orientés ; d’une part, sur les bienfaits ou les méfaits supposés ou redoutés des techniques numériques et, d’autre part, sur l’impact de ces techniques sur le travail et la qualité de vie au travail, sur le management et sur la vie et le fonctionnement des organisations productives. Plus rares sont les débats sur « dialogue social et numérique », a fortiori sur « négociation collective et numérique »…
Je reproduis ici, pour instruire la question mise en débat dans ce dernier billet du dossier – Comment promouvoir, performer la négociation collective (donc la démocratie sociale) à l’aide des outils numériques ? – des extraits de deux publications : un, des témoignages de praticiens, publiés dans le dossier « Regards croisés sur la négociation dans le contexte numérique » de la revue Question(s) de management, n° 11 (2015 ; lire ici), invités à répondre à la question « Comment réinventer la négociation au sein des organisations dans le contexte de la révolution numérique et des réseaux sociaux ? » ; et deux, la synthèse d’un groupe de travail de Réalités du dialogue social, qui a aboutit à la publication d’un Guide des usages numériques pour les acteurs du dialogue social (novembre 2021 ; lire ici).
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1. « Comment réinventer la négociation au sein des organisations dans le contexte de la révolution numérique et des réseaux sociaux ? »
Témoignages extraits de la revue Question(s) de management (2015) :
« Face à la révolution numérique, réinventer la négociation est indispensable. Son but ne doit plus être de définir de nouvelles normes professionnelles destinées à être déclinées en cascade vers le bas de l’organisation ; il est de s’accorder sur les moyens pour mobiliser les salariés, accroître leur autonomie et leur degré d’initiative afin de les responsabiliser et mieux satisfaire le client. Des questionnaires d’enquête anonymes, des dispositifs participatifs sont nécessaires en amont de la négociation, accompagnés d’un développement du dialogue professionnel au sein des collectifs de travail. Il s’agit de nourrir la négociation par le bas, à partir des acteurs de terrain pour développer une culture de service aux clients. » (Marc Deluzet, délégué général de l’Observatoire Social International)
« Avec le numérique la négociation change complètement. Pourtant toutes les confédérations et même la CES n’en ont pas encore pris la mesure. L’instantanéité modifie toutes les pratiques. Tout devient public et soumis à l’interprétation de la base. Le numérique permet une large consultation dans l’élaboration des revendications devenant ainsi un facteur de démocratie sociale. Il permet aussi la consultation immédiate des syndiqués dans les moments cruciaux de la négociation. Le numérique porte une exigence de vérité. Tout chiffre, toute affirmation peut être vérifié dans la minute ! Une délégation peut provoquer pendant la négociation un mouvement pour soutenir sa position et influencer la Direction. A contrario une autre délégation peut diffuser des informations partielles ou partiales des positions d’une autre délégation pour la faire critiquer. Une direction peut aussi utiliser le numérique pour consulter et faire approuver ses propositions par les salariés, court-circuitant les négociateurs. Autre danger : la perte de toute prise de recul. Diffuser une position de la direction qui peut n’être que tactique peut être comprise par la base comme définitive. La direction peut alors tout bloquer. La course pour être le premier à diffuser un résultat peut empêcher de prendre le temps de l’expliciter et donc de la rendre compréhensible. Avec le numérique le rapport au temps se transforme avec des conséquences pas toujours maitrisées. La salle de négociation devient une cage de verre. Le recours au « off » devient encore plus nécessaire. Ce formidable outil nécessite donc une sérieuse formation. Il faut pourtant que la négociation reste le lieu de la démocratie sociale. » (Michèle Millot et Jean-Pol Roulleau, présidente et délégué général de l’Observatoire des Relations Economiques et Sociales).
« La révolution technologique accélère le processus de transformation du travail tout en reconfigurant les relations de travail dans l’entreprise. La loi de Moore ne s’appliquant pas aux évolutions sociales et sociétales, le temps d’adaptation sociale des organisations s’inscrit dans un temps long. La révolution digitale contraint les acteurs de la négociation collective d’entreprise à repenser son pacte social, fondé sur un construit social autour du travail subordonné. L’innovation sociale, via la négociation collective, peut enclencher une dynamique collective à même de créer les conditions d’un renouveau des pratiques sociales et managériales. Encore faut-il s’accorder sur des thématiques adaptées au contexte social et économique de l’entreprise. Orange ne s’y est pas trompé en ouvrant une négociation sur le digital. Les thèmes de négociation peuvent être nombreux : évolution des compétences et métiers, formation, équilibre vie professionnelle/ vie privée, prévention des risques liés à l’usage digital, fracture numérique… Pour conduire la négociation au plus près des réalités, l’application du précepte socratique « connais toi-même », modestement exécuté via un audit interne (pratiques/usages ; des outils/équipements, cartographie des métiers consommateurs de digital…), s’impose. Il permet de partager un état des lieux et d’ouvrir, par la négociation, un nouveau champ des possibles en favorisant l’expression collective des acteurs du changement sur un sujet central et vital pour tous. » (Adrien Teurkia, directeur des relations sociales, Orange Services Communications Entreprises)
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2. « Le digital via la visioconférence ou les outils collaboratifs doit être mobilisé autant que nécessaire pour densifier la fréquence des échanges entre les représentants du personnel, les salariés et la direction »
(Extraits du Guide des usages du numérique pour les acteurs du dialogue social, Réalités du dialogue social, novembre 2021).

« Le présentiel devrait être conservé là où l’échange et les confrontations d’idées nécessitent des interactions « totales ». Les expériences de réunions à distance pendant les confinements ont effectivement montré que le digital peut perturber l’analyse et entrainer un amoindrissement de la compréhension en raison de l’absence de langage corporel. Il est par ailleurs souhaitable de dresser une classification exhaustive des différents sujets de négociation selon leur importance. Ceux ayant une influence mineure pourront se dérouler à distance ou en hybride tandis que ceux ayant des impacts structurels ne pourront en aucun cas se faire via le numérique. Cette méthodologie s’applique également aux consultations – informations des CSE et aux commissions.
Le digital via la visioconférence ou les outils collaboratifs doit être mobilisé autant que nécessaire pour densifier la fréquence des échanges entre les représentants du personnel, les salariés et la direction, par exemple en amont et autour des réunions de CSE ou de négociation en présentiel.
Le recours aux outils distanciels en simultané avec le présentiel doit être rendu possible dès lors que ces derniers permettent d’intégrer des acteurs qui sans cela ne pourraient pas assister à la réunion et qui apportent une plus-value au dialogue social : les suppléants, des experts, des tiers, des salariés ou élus ayant des contraintes personnelles, et éventuellement des niveaux élevés de la hiérarchie managériale.
Les réunions qui se dérouleraient en présentiel sur une journée se retrouvent souvent découpées en session de deux à trois heures sur 3, 4 ou 5 jours à distance. Elles se délitent dans le temps, entrainant ainsi un épuisement progressif des partenaires sociaux. Pour endiguer ce phénomène, il est possible de mixer ces séquences avec une demi-journée en présentiel et l’autre à distance.
Pour fluidifier les échanges virtuels, il peut être opportun de désigner un interlocuteur par organisation syndicale afin qu’il s’exprime au nom de celle-ci. Pour permettre à chacun de suivre dans de bonnes conditions les débats et la bonne réalisation du PV de la réunion de CSE, il est important, en particulier lorsque les participants sont nombreux, que chacun mentionne son nom avant de s’exprimer.
Pour pallier l’absence de langage corporel qui complique la compréhension, il est nécessaire de pratiquer une écoute active notamment en répétant les informations, en multipliant les tours de table et en reformulant les propos afin de s’assurer que tous les participants aient le même niveau d’information. (…)
« En complément de l’information digitale des salariés, la tendance est au développement de dispositifs de « sondage du terrain » pour mesurer le pouls social, évaluer le bien-être et l’engagement des collaborateurs ou plus simplement établir un contact régulier avec les salariés ; ce à l’initiative des employeurs comme des représentants du personnel. De nombreuses questions portent sur la façon dont ces sondages ou baromètres sont élaborés, administrés et in fine produisent des résultats. Répondre à ces interrogations permet d’influer sur le taux de participation.
Or, pour obtenir des résultats exploitables, il est nécessaire que celui-ci soit à un niveau suffisant pour disposer d’un panel représentatif de l’entreprise. Ainsi, le premier enjeu d’une enquête est bien d’avoir le plus grand nombre de répondants possibles. Pour ce faire, plusieurs pistes sont envisageables :
La mobilisation « unilatérale » de ces dispositifs par les directions, sans concertation avec les représentants du personnel ou vice-versa peut être de nature à limiter leur portée et la confiance des salariés en eux. Dès lors, les partenaires sociaux devraient systématiser la co-construction et la co-exploitation des consultations digitales. Ce point est nécessaire à la crédibilité et à la transparence des enquêtes ainsi qu’à la visibilité des IRP.
Les salariés sont souvent méfiants vis-à-vis des modalités de traitement de leurs données. C’est pourquoi, il est essentiel de garantir la transparence sur la fonctionnalité des outils et l’usage qui est fait de leurs informations personnelles. En introduction d’un questionnaire, il est possible de préciser si les réponses demeurent anonymes ou non. Il est fortement recommandé de ne pas rendre les questions qui collectent des données sensibles, obligatoires.
Il existe également une dé-crédibilisation des sondages ou enquêtes par les collaborateurs en raison d’une absence, le plus souvent, de retours et de plans d’actions. L’un des principaux reproches des salariés, et certainement une cause de leur désintérêt : les actions menées, lorsqu’il y en a, à la suite des baromètres prennent des mois à être présentées et engagées. C’est pourquoi, il est important de les faire suivre à temps de décisions et d’actions. Par ailleurs, les résultats doivent être largement diffusés aussi bien aux directeurs, qu’aux représentants du personnel et aux salariés. Ils permettent ainsi de susciter le dialogue en interne et de faire émerger des pistes d’évolution.
La finalité d’un baromètre social est l’amélioration des conditions de travail. Il doit donc être suivi par la mise en place d’un plan d’actions concrètes ayant un impact réel sur le quotidien des salariés. Pour ce faire, les résultats peuvent appuyer un argumentaire lors des séances de négociation. »
(La lectrice intéressée peut également consulter la brochure De la négociation collective en ligne à la signature dématérialisée d’accords , Réalités du dialogue social, mai 2021 ; lire ici).