Je poursuis, dans ce second billet, mon propos sur l’urgence et la nécessité de travailler collectivement la notion de « démocratie sociale ». Dans le précédent billet, j’ai fourni quelques éléments sur l’histoire de cette notion. Ici, je me concentre sur un second problème : le besoin d’une articulation fine et outillée entre les concepts et les pratiques de « démocratie politique » et de « démocratie sociale »…

2. Le besoin d’une articulation fine et outillée entre démocratie politique et démocratie sociale
Alain Supiot l’indiquait quelques années auparavant, dans le discours de clôture d’un colloque organisé par le Conseil d’État autour d’un thème toujours d’actualité (lire ici l’introduction de Jean-Marc Sauvé) et publié dans la revue Droit social en mai 2010 (« La place des partenaires sociaux dans l’élaboration des réformes » ; lire ici) : « La démocratie politique doit garantir à la démocratie sociale une sphère d’autonomie, sans perdre le pouvoir du dernier mot ».
L’essentiel est dit par ces quelques mots ; et ce point de vue est, je pense, partagé aujourd’hui dans les sphères politiques, syndicales, patronales, académiques, etc. Sont donc peu fondées les craintes de Dominique Schnapper (lire ici) envers la démocratie sociale. Reconnaître sa légitimité, en la distinguant de la démocratie politique, ce serait prendre le risque, disait-elle dans sa tribune publié sur le site Telos en mai 2023, de « nourrir un effet politique pervers qui consisterait à justifier toute forme de contestation des institutions politiques au nom d’une “démocratie sociale” non définie ». Règle de la majorité, respect des minorités, et légitimité des décisions prises par des gouvernants élus : « ces fictions », dit-elle, « ont des effets bien réels, ce sont elles qui sont la condition de la perpétuation de l’ordre démocratique. On ne connaît pas d’autres expériences historiques où le non-respect de ces règles élémentaires n’ait pas conduit à la tyrannie. »
Une fois écartée la crainte d’une tyrannie générée par une démocratie sociale se défiant des règles de la démocratie politique, la seule question à instruire – mais elle est d’une grande complexité ! – devient celle de l’articulation de ces deux dispositifs et procédures démocratiques. Ou, pour reprendre l’expression d’Alain Supiot : quelle la nature exacte de ce « dernier mot » du politique ?
***
Dans un récent billet, Négociations de transposition légale et agenda social autonome, etc. (lire ici), j’ai fait état du concept, proposé par nos amis juristes, de « négociation légiférante » – c’est-à-dire d’une négociation collective nationale conduite sous le contrôle de l’État, qui en définit le cadre, le contenu, la temporalité, etc.
Pour résumer les éléments du débat à propos de cette forme d’articulation (bien française !) entre démocraties politique et sociale, relisons l’article La place de la négociation collective en droit constitutionnel de Jean-Emmanuel Ray, publié dans le n° 45 des Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel (octobre 2014 ; lire ici). Il discernait quatre avantages à cette « négociation légiférante » :
1. Les temporalités du « politique » et du « social » étant différentes (et la seconde nécessitant plus de temps que la première), laisser fonctionner la démocratie sociale crée nécessairement un « temps de refroidissement » à propos des sujets (brûlants) qu’elle traite, et ne provoque pas « d’emballement médiatique », dit-il, car les médias se désintéressent vite de sujets qu’ils ne considèrent plus d’actualité… Cela donne donc du temps aux experts pour mieux maîtriser le sujet et envisager des solutions efficientes ;
2. « La source conventionnelle de la loi associant alors légitimité sociale et légitimité politique est source de davantage de consensus » ;
3. Cette double légitimité assure au texte légal et à ses décrets et circulaires « une meilleure stabilité, évitant des modifications successives en cas d’alternance politique » ; 4. « Cette régulation apaisée peut enfin contribuer à relancer la machine économique, voire attirer davantage d’investisseurs étrangers un peu effrayés par nos gauloises réactions ».
4. « Cette régulation apaisée peut enfin contribuer à relancer la machine économique, voire attirer davantage d’investisseurs étrangers un peu effrayés par nos gauloises réactions ».
Faut-il pour autant « constitutionnaliser » cette négociation légiférante, donc l’inscrire dans la Constitution de la République française comme le souhaitait le candidat François Hollande en 2012 ? Jean-Emmanuel Ray répondait en 2014 que cette constitutionnalisation était « ni nécessaire, ni souhaitable ». Ses arguments étaient les suivants :
1. Un accord national interprofessionnel signé dans le cadre de cette « négociation légiférante » n’est pas un ANI comme les autres : son sujet, son calendrier, etc. a été très cadré en amont par le gouvernement ; le déroulement du processus est suivi comme le lait sur le feu par le DGT, le directeur général du Travail, etc. « Cet ANI-Chenille qui ne naît que pour devenir loi-Papillon », estime-t-il, n’a rien à voir avec un ANI classique » ;
2. Cet ANI peut prévoir des modifications « du cœur du code du travail, parfois très profondes » – et il cite en exemple l’ANI du 11 janvier 2013 – ce qui relève strictement de la puissance publique ;
3. Il faut aller parfois très vite et « seule la puissance publique peut provoquer, avec du sang et des larmes » ce choc législatif, « en nos temps de croissance faible grippant tout notre système de redistribution » ;
4. Cette « négociation légiférante » donne finalement « beaucoup de pouvoir au(x) confédération(s) qui veulent jouer ce jeu » et « un quasi droit de veto » aux employeurs ;
5. Et quelle légitimité aurait un ANI aussitôt transcrit dans la loi si ce dernier était à peine majoritaire ?
Ces arguments sont à prendre en compte. Aucun d’entre eux n’invalide ce processus de « négociation légiférante » ; ils soulignent seulement des problèmes ou des difficultés ; ceux-ci sont solubles, et celles-ci sont surmontables. Comment procéder ?
***
Marcel Grignard, dans sa tribune sur le site Telos (lire ici), rappelait qu’en 2012, face à la promesse du candidat François Hollande de sacraliser le dialogue social dans la Constitution dès son élection à la présidence de la République, « la proportion de ceux (patronat et syndicats) qui y ont affirmé leur hostilité a été suffisante pour tuer le projet dès le départ ». Et, ajoute-t-il, « une modification de la Constitution, outre qu’elle est hors de portée, ne résoudrait pas le problème de fond alors que démocratie politique et démocratie sociale ne sont pas dans la meilleure forme et que la question posée est celle de la loyauté et de la clarté des pratiques. »
Une voie possible, estime Marcel Grignard, « consisterait à formaliser un mode opératoire entre Parlement et partenaires sociaux. Il serait à durée déterminée et à re-légitimer à chaque nouveau mandat de l’Assemblée nationale. » – un « accord national de méthode », en quelque sorte, comme il s’en signe dans les entreprises avant que les syndicalistes et l’employeur ne s’engagent dans un processus de négociation collective…
D’autres pistes sont à travailler, dans ce même esprit de loyauté des pratiques, d’une part, et d’éclaircissement des rapports entre démocratie sociale et démocratie politique, d’autre part. Elles sont relatives à deux types de difficultés : les unes concernent l’exercice de la démocratie politique, les autres l’exercice de la démocratie sociale…
Cela pourrait concerner (et cela répondrait aux craintes de Jean-Emmanuel Ray…) :
Un. La distinction entre des ANI « classiques » et des ANI « légiférants », en indiquant explicitement, pour le second cas et dans le texte de l’accord : la lettre de cadrage du gouvernement, les articles devant faire l’objet d’une loi et de la publication de décrets d’application, les articles devant rester sans traduction législative, etc. L’idée est autant de clarifier ex ante le rôle respectif des parlementaires et des partenaires sociaux en spécifiant les domaines d’intervention de chacun – que d’écrire noir sur blanc, au corps même du texte d’accord, l’originalité d’un tel « accord légiférant »… ;
Deux. L’explicitation des positions de chacun des partenaires sociaux, syndicats et patronats, envers les thématiques de cette « négociation légiférante » dès lors qu’elles impactent, peu ou prou, l’ordre public social. La clarté des positions et la transparence des aménagements normatifs envisageables permettraient qu’elles soient discutées, non pas au moment de la ratification de l’ANI par les instances ad hoc des organisations signataires, mais tout au long du processus de négociation de cet ANI… Cela nuirait-il au nécessaire secret que requiert tout processus négocié ? Pas vraiment, puisque ce seraient les partenaires sociaux eux-mêmes qui publieraient ces mémos, et décideraient donc du contenu de ce qu’ils rendent public…
Trois. L’explicitation, dans l’article 1 du Code du travail (« Tout projet de réforme envisagé par le Gouvernement qui porte sur les relations individuelles et collectives du travail, l’emploi et la formation professionnelle et qui relève du champ de la négociation nationale et interprofessionnelle fait l’objet d’une concertation préalable avec les organisations syndicales de salariés et d’employeurs représentatives au niveau national et interprofessionnel en vue de l’ouverture éventuelle d’une telle négociation. ») des conditions précises de cette « concertation préalable », pour éviter des pseudo-concertations et des manœuvres (insidieuses) de la part du gouvernement…
Quatre. Plus généralement, il convient d’institutionnaliser ce processus de « concertation préalable », de sorte qu’il soit un moment-clé de la future production de la loi (négociée ou non) et non une simple rencontre protocolaire… Marcel Grignard, dans sa tribune à Telos, définissait ainsi l’enjeu de la période : « Parce que l’expertise de l’administration, le point de vue de l’expert suffiront de moins en moins à saisir la diversité des situations et à inventer les solutions faisant progresser le « vivre ensemble », il faut accroître le rôle de la démocratie sociale dans l’ensemble des processus de réforme : diagnostic contradictoire, élaboration des solutions, implication dans la mise en œuvre et l’évaluation. »
Aux trois manières de « tricoter » la loi et la norme négociée – 1. en transposant ; dans la loi, sans les modifier, les dispositions adoptées par les partenaires sociaux dans le cadre d’un ANI, un accord national interprofessionnel (telle la loi du 4 mai 2004 « relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social », qui reprend la Position commune sur les voies et moyens de l’approfondissement de la négociation collective, approuvée le 16 juillet 2001 par toutes les organisations syndicales, sauf la CGT) ; 2. en ouvrant le champ de la négociation collective sur une thématique définie par le gouvernement, puis en reprenant dans la loi seulement certaines dispositions prévues dans l’ANI (comme ce fut le cas en ce début d’été 2023 à propos du « partage de la valeur ») ; et 3. en instituant par la loi une disposition générale dont les modalités sont ensuite définies via la négociation collective, puis celles-ci instituées par une seconde loi (telle les lois Aubry I et Aubry II en 1998 et 2000 relatives à la réduction du temps de travail à 35 heures) – à ces trois manières, donc, d’articuler loi et norme négociée peuvent s’ajouter des scénarios et des dispositifs complémentaires.
Par exemple :
1. Une extension des dispositions d’un ANI à des entreprises ou à des secteurs économiques jusqu’alors non concernés ;
2. Une modification partielle du Code du travail, à la demande des partenaires sociaux suite à leur ANI, mais sans loi particulière et sans reprise de toutes les dispositions de cet ANI, juste par un « véhicule législatif » approprié ;
3. Une concertation préalable entre le gouvernement et les partenaires sociaux pour écrire la lettre de cadrage (le « document d’orientation présentant des éléments de diagnostic, les objectifs poursuivis et les principales options », comme l’indique le Code du travail, article 1.) et définir le périmètre de la négociation à venir, de manière à encourager ces derniers à s’investir dans la thématique et rechercher un accord négocié (sans donc attendre que le gouvernement « reprenne la main », pour ensuite dénoncer sa brutalité ou applaudir à sa position…) ;
4. La présence, institutionnalisée dans le règlement de l’Assemblée nationale, de représentants des syndicats et des patronats lors des séances des commissions parlementaires concernées, etc.
(Suite prochaine de ce dossier sur la démocratie sociale…)