Dans les billets publiés jusqu’alors dans ce dossier sur « le dialogue social », j’ai surtout examiné ce dernier sous son angle conceptuel. Pour clore ce dossier d’une dizaine d’articles, je choisis ici de donner la parole aux acteurs de ce « dialogue social ».
Ce fut le choix de l’ARACT-Corse qui, pour enrichir son séminaire régional du 21 juin 2019 consacré au dialogue social insulaire, avait commandé un film (Dialogue social en Corse : Paroles d’acteurs de l’entreprise) construit sur des entretiens avec des salarié.e.s et des employeurs de trois entreprises de l’île (une grande surface de matériaux et d’équipements de chantier, une coopérative laitière et un EHPAD). Deux questionnements structuraient ce documentaire ; l’un est définitionnel : « Qu’est ce que le dialogue social ? » ; l’autre est pragmatique et correspond à la période où il a été réalisé : « Comment se met en place le CSE et la réforme des IRP ? ». (Pour visionner ce film documentaire, cliquer ici)

Je retranscris ci-dessous quelques extraits de ce film composé d’entretiens avec des salarié.e.s, des élu.e.s et des dirigeants.
Une élue du personnel : « Être à l’écoute des employés, c’est très important. Important de dialoguer avec eux, de leur diffuser des informations. Sinon, les gens ont l’impression qu’on leur cache des choses… »
La DRH d’un grand magasin : « Une direction, ça prend des décisions. Mais ce sont les personnes qui vont mettre en œuvre ces décisions qui vont en assurer ou non le succès. Si on ne leur permet pas d’amender ces décisions en fonction de leur vécu sur le terrain, cela va bloquer… Pas en termes de conflit, tout simplement : dans la réalisation… »
Une délégué syndicale CGT : « On ne pourrait pas imaginer l’entreprise sans ces temps-là ; ce sont des temps de parole, d’échange, de construction, d’avancées, etc. Il y a énormément de fois où on n’est pas d’accord avec la direction ou que la direction n’est pas d’accord avec nous. Ces temps sont importants pour arrivée à cette mise en place ; c’est donc de la parole, des compromis, des arguments, des choses concrètes ! »
Une élue du personnel : « Les gens ont beaucoup de choses à dire ; mais dès qu’il leur faut prendre la parole devant la direction ou les chefs, c’est le mutisme. En salle de pause, les gens parlent facilement ; mais quand on leur donne le droit à la parole, il y a comme un frein, et personne ne parle… »
Une autre élue du personnel : « Chaque fois qu’on essaie de faire remonter des choses, cela aboutit. On a des réunions toutes les semaines ; on dit ce qui va et on dit ce qui ne va pas… »
Une infirmière : « Il faut que les personnes ne se sentent pas dirigées, mais inclues dans la prise de décision. »
Un dirigeant d’entreprise : « Nous sommes des ingénieurs, pas des omniscients ! Il y a des choses qui ont été trouvées par les filles. Pour certains process, elles nous ont proposé de faire autrement. Au bout d’un certain temps, elles m’ont dit qu’on pouvait valider l’idée, que cela tenait la route. Nous, ce genre de choses, on est preneurs ! »
Une salariée : « Oui, c’est nous qui nous nous organisons complètement ! Quand on arrive le matin, compte tenu de ce qu’on a anticipé la veille, par exemple, l’emballage à prévoir pour la semaine… »
Une DRH : « Je pense que cela serait très intéressant qu’employeurs et salariés débattent des problématiques, à partir de comment ces derniers les vivent… On est peu nombreux, on devrait avoir ce type d’échanges ; ce n’est pourtant pas le cas… »
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« Dans le cadre des Assises sur le travail, la DDETS du Rhône, en mars 2023, en lien avec le journal Le Progrès, a organisé à Lyon une matinée de réflexions sur le travail, le rapport au travail, la démocratie au travail, etc. » Je reproduis maintenant, pour étayer mon propos relatif à notre agenda collectif ces prochains mois, un extrait du rapport de Dominique Vandroz, directeur-adjoint de cette DEETS 69, suite à cette matinée d’études, adressé à la DGT :
« Plusieurs dizaines de jeunes adultes, via des réunions animées par la Mission locale de Villeurbanne, ont pu, les jours précédents, échanger et faire part de leurs envies, de leurs difficultés. Leurs propos n’ont certes pas directement porté sur le « dialogue social » (ces jeunes n’y ont pas d’accès direct) mais ils dessinent des lignes de force, qu’il faut prendre en compte pour construire ce “dialogue social du XXIème siècle”, ou délimitent un horizon d’attentes qu’il faut intégrer à notre réflexion collective.

Quelques verbatim, d’abord : « Certains managers ont tendance à confondre hiérarchie et supériorité. » « La démocratie au travail est importante car elle améliore la qualité de vie en entreprise et permet aux employés de participer aux processus de décision les concernant ». « Il faudrait favoriser la communication au travail ». « Il faudrait que les décisions prises par la direction d’une entreprise soient soumises à la validation des salariés pour la mise en place de celles-ci ». « Les meilleurs managers sont ceux qui étaient à notre place avant. »
Synthétisée par la Mission locale, une liste de suggestions a été élaborée : « Être davantage informé de ses droits lors de l’arrivée dans une entreprise car très peu d’informations délivrées sur ce sujet. »
« Connaître les dispositifs et les personnes censées représenter les salariés. » « Création de boîtes à idées, espaces de parole, de réunions collectives permettant une remontée plus rapide et directe des envies et besoins des salariés. »
« Être davantage partie prenante des décisions des entreprises en étant sollicité lorsque des changements sont envisagés. »
« Former les managers à l’écoute et la remise en question. »
« Mettre en place des périodes de « vis ma vie » sur une périodicité à définir pour que les managers restent alertes sur les réalités du terrain. »
« Mettre en place des actions qui favorisent une meilleure ambiance de travail pour créer un “mieux-être” au travail, ne pas venir avec “la boule au ventre”. Par exemple : activités de loisirs sur les temps de pause ou sur les heures de travail pour travailler la cohésion et l’esprit d’équipe. »
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À quoi servent ces vidéos où des salarié.e.s, des élu.e.s du personnel, des membres des services RH et des directions s’expriment, face à la caméra, sur le dialogue social ? Quel intérêt de demander à des jeunes en alternance, futur.e.s salarié.e.s, ce que serait pour eux un dialogue social de qualité ? Réponse : à beaucoup de choses – et au moins ces trois-là…
Un. Il nous faut écouter celles et ceux qui, au quotidien, vivent et animent les relations collectives de travail. Elles ou ils disent leurs espoirs, leurs craintes, leurs convictions. Collecter ces récits de salarié.e.s et de managers (ou de futurs salari.é.s) – sans les étouffer sous un discours institutionnel ou via une reformulation par des universitaires – me semble une priorité dans la période. Pour deux raisons : un, ce discours savant, même s’il se présente comme fidèle, s’opère néanmoins « à la place » des salariés ; il importe aujourd’hui de leur laisser la parole, sans filtre ; et deux, cette collecte de verbatim peut être l’occasion d’une confrontation argumentée entre salarié.e.s, leur permettant ainsi d’enrichir leurs propos et leurs analyses. Je plaide ici pour que nous renouions, dans nos enquêtes en entreprises, avec les éléments d’une méthode qu’Alain Touraine, disparu il y a quelques semaines (lire ici son hommage par le journal Le Monde), nommait « l’auto-analyse » et « l’intervention ». L’auto-analyse, c’est le regard que portent sur eux-mêmes des salarié.e.s engagés dans une action collective, qu’il s’agisse de produire des biens et des services, ou de défendre des salarié.e.s. L’intervention, c’est le « contre-regard » que portent les chercheurs sur cette auto-analyse, de sorte que celle-ci sorte enrichie de cette confrontation des regards, via la réciprocité des questionnements.
Deux. Ces propos de salarié.e.s, tenus face à la caméra, hic et nunc, nous informent de ce qui se fait (ou ce qui ne se fait pas !) dans les entreprises, dans les services, dans les grands magasins, etc. Ce coup de projecteur sur le dialogue social réel, raconté par celles et ceux qui le font vivre et le pratiquent au quotidien, permet de mieux comprendre pourquoi et comment cela se fait (ou ne se fait pas !), pourquoi cela se fait sous cette forme, etc. Loin des sondages consacrés au « climat social » ou à « la perception du dialogue social » (lire ici ma critique de ce type de sondages, à mes yeux inutiles s’ils ne sont pas repensés…), ces enquêtes « à hauteur d’homme et de femme » ont une forte heuristique : même si ce sont des mots qui sont recueillis, ce sont des mots d’action collective, qui font le récit de comment celle-ci, concrètement, s’accomplit…
Enfin, trois, ces verbatim de salarié.e.s, de syndicalistes, de responsables RH ou d’élu.e.s de CSE, et ceux de ces jeunes en alternance, nous permettent d’identifier là où résident concrètement les difficultés à résoudre, les réticences à lever, les accompagnements à opérer.
Dans ce dernier registre, plusieurs pistes s’offrent à la réflexion. Elles concernent le how to do, le comment faire, des praticiens du dialogue social, quel que soit leur « camp ». Parmi les questions à instruire : comment faire s’exprimer sur leur vécu au travail des salariés peu rompus à prendre la parole, même au sein d’un groupe de pairs ? Comment les aider à structurer leur expression, individuellement et collectivement ? Comme les aider à définir les problèmes prioritaires et à réfléchir collectivement aux solutions possibles ? Comment informer les salariés tout en s’informant auprès d’eux ? Etc.
Ecouter les salariés, collecter leurs récits, définir avec eux et leurs représentants des plans d’action et d’accompagnement : voilà peut-être une autre manière, différente de nos approches parfois trop « top down », pour faire vivre le dialogue social dans les entreprises et les administrations…